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Présence yiddish et requalification des espaces urbains (Germanica 67/2020)

Présence yiddish et requalification des espaces urbains (Germanica 67/2020)

Publié le par Université de Lausanne (Source : Carola Hähnel-Mesnard)

Présence yiddish et requalification des espaces urbains

Appel à contribution pour : 

Germanica 67/2020 

 

Dans son dernier ouvrage A Rich Brew : How Cafés Created Modern Jewish Culture[1], Shachar Pinsker met en lumière le rôle éminent que jouèrent les cafés dans la genèse et l’épanouissement du modernisme juif, d’expression yiddish comme hébraïque. Dessinant le tracé d’une « route de la soie » conduisant d’une capitale européenne à l’autre, mais aussi Outre-Atlantique et en Palestine, véritable réseau interconnecté qu’empruntèrent une myriade d’artistes avides de se mesurer à la monstruosité urbaine, il érige le café en lieu emblématique de cette modernité au point de devenir, dans certain cas, une véritable métonymie de l’espace urbain du début du XXe siècle. Phénomène transnational dès qu’on l’envisage à distance, le café est aussi, lorsqu’on resserre la perspective, un élément typique de la géographie urbaine dans lequel Pinsker détecte un « tiers-espace » (ang. Thirdspace, notion typiquement postmoderne déployée par le géographe culturel Edward Soja), un de ces lieux-mêmes où se négocie la relation entre subjectivité et objectivité, abstrait et concret, réel et imaginé, mais aussi entre le réel et l’imaginaire, le public et l’intime, la culture élitiste et la consommation de masse, de même que la frontière entre juifs et les non-juifs, le migrant et l’autochtone, l’oisiveté et la productivité, le féminin et le masculin[2].

C’est à partir de cette notion de tiers-espace comme espace nouvellement investi, ici singulièrement par des représentants de la minorité juive yiddishophone – espace à la fois vécu empiriquement car territoire réel et objet de représentations imaginaires mais qui, dans cette opération, devient plus que la somme des deux –- que ce numéro yiddish de Germanica se propose d’explorer la réalité du premier XXe siècle et la modernité urbaine en particulier. Elle nous semble en effet un outil efficace pour sonder et ausculter les environnements urbains multiculturels qui ont abrité les écrivains yiddishophones et fait de leur déracinement une expérience fertile.

La (grande) ville, au rebours de l’espace a priori cloisonné du shtetl dont beaucoup sont issus (affirmation qui pourra être nuancée), offre à ces migrants, exilés, nouveaux arrivants yiddishophones la possibilité d’investir des lieux préexistants (les salles de spectacle, les bibliothèques, les bains publics, les dispensaires…) ou dont la naissance se déroule sous leurs yeux (les salles de cinéma, les grands magasins, les infrastructures de loisirs de masse…) pour se les approprier et ce faisant, peut-être, en modifier l’essence ou infléchir le fonctionnement. Bien souvent, il s’agit d’environnements sociaux propices aux échanges, parce que gratuits ou abordables, relativement accessibles, réellement ou potentiellement conviviaux (ce qui nous tire du côté des « tiers-lieux » pensés bien plus tard, dans les années 1980, par le sociologue américain Ray Oldenburg).

Pour autant, les tiers-espaces sont-ils les mêmes dans les métropoles où s’épanouit une enclave yiddishophone – le Berlin des années 20 apparaissant comme la principale enclave juive moderniste – que dans celles où la densité du maillage juif est telle qu’elles offrent toutes les commodités dans les langues juives ?

Ce numéro s’inscrit a priori dans la lignée des études qui, ces dernières années, se sont attachées à nuancer sinon détricoter les conceptions parfois figées fondant la description des échanges dans les villes multiculturelles de même que les échanges entre les artistes et les intellectuels[3] : tournant le dos aux couples antithétiques, neutralisant les polarités, la plupart parviennent à la conclusion qu’au principe d’influence il faut préférer celui de participation, au constat de l’assimilation celui de l’hybridation/hybridité (Homi Bhabha)[4].

Ce numéro ambitionne donc de décrire de façon kaléidoscopique la manière dont la minorité yiddishophone négocie avec la culture dominante sa participation à la modernité et dont elle organise sa cohabitation avec la première : outre les cafés, quels sont ces lieux qui offrent la possibilité d’une participation à la pulsation de la ville mais se constituent spontanément en zones de turbulences où la parole minoritaire trouverait à s’exprimer tout autant, mais de manière vraisemblablement contrapunctique ? Si les dilemmes de l’identité culturelle juive dans la modernité sont bien connus, comment s’incarnent-ils d’un lieu à l’autre ? Dans quelle mesure et sous quel angle la littérature yiddish rend-elle compte de l’existence de ces bibliothèques, salles de concert et de cinéma, grands magasins avec leurs vitrines et leurs défilés de mode, piscines, stades, hippodromes et autres patinoires, salons de coiffure – autant de lieux propices au franchissement des logiques binaires, à la co-présence ?
Enfin, la métropole est-elle le seul environnement qui se prête à une telle requalification des espaces ?

Le terrain privilégié de cette étude est la littérature d’expression yiddish sans exclure d’autres vecteurs et supports.

Divers pistes et questionnements s’offrent à la réflexion :

  • La société de loisirs et de consommation génératrice de tiers-espaces
  • Comparaison d’une métropole à l’autre
  • Perspective genrée : si le café apparaît comme un espace clairement masculin, qu’en est-il d’autres lieux comme les pensions, les dispensaires… ?
  • Polarités inversées : le locus juif possible tiers espace (les concerts donnés par les cantors)
  • La textualité comme le lieu d’expression privilégié de l’hybridité
  • La traduction comme espace de négociation

*

Les contributions en langue française ou allemande, de 35 000 à 40 000 signes (espaces comprises), sont attendues au plus tard le 30 juillet 2020 en vue d’une parution en décembre 2020. Nous remercions les contributeurs rédigeant dans une autre langue d’anticiper ce délai.

Nous vous prions d’adresser vos propositions de contribution (titre prévisionnel et descriptif d’une dizaine de lignes ainsi qu’une courte biographie) en français, anglais, allemand, ou yiddish, pour le 30 décembre 2019 à Marie Schumacher-Brunhes (marie.brunhes@univ-lille.fr).

 

[1] Shachar M. Pinsker, A Rich Brew. How Cafés Created Modern Jewish Culture, New York, New York University Press, 2018.

[2] Ibid., p. 9-10.

[3] Voir par exemple, Rachel Seelig, Strangers in Berlin: Modern Jewish Literature between East and West, 1919-1933, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2016.

[4] On pourra se référer ici aux travaux de Homi Bhabha, légèrement antérieurs à Soja, sur cet espace de l’entre-deux qu’il nomme aussi « tiers espace » (angl. third space), zone mouvante permettant la synthèse des mondes situés de part et d’autre et l’avènement d’une culture marquée par l’hybridité.