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Pratiques contre-narratives à l’ère du storytelling : littérature, audiovisuel, performances

Pratiques contre-narratives à l’ère du storytelling : littérature, audiovisuel, performances

Publié le par Marc Escola (Source : Danielle perrot-corpet)

 

Dans le cadre du projet « Storytelling » (CRLC: EA 45 10 et Labex OBVIL: ANR-11-IDEX-0004-02 )

Colloque international —  22-23-24 juin 2016 à l'Université Paris-Sorbonne

Pratiques contre-narratives à l’ère du storytelling : littérature, audiovisuel, performances

Organisation : Danielle Perrot-Corpet, Judith Sarfati Lanter

 

Dans Storytelling, publié en 2007[1], Christian Salmon a fait connaître au public français de nouvelles techniques de communication et de management utilisant la puissance immersive et persuasive du récit à des fins pragmatiques : induire des comportements d’achat, motiver les employés et mobiliser leur force de travail, ou encore susciter l’adhésion envers une entreprise, une marque ou une personnalité politique, toutes trois étant identifiées à des « stories » censées témoigner de leur histoire et des valeurs qu’elles incarnent. Le « storytelling » ainsi défini, ou communication narrative, agit comme un puissant opérateur d’identification et de conditionnement des comportements, utilisant à ses propres fins le pouvoir qu’a le récit de configurer l’expérience, de l’organiser axiologiquement et de lui donner sens. À cette instrumentalisation de l’art du récit par le storytelling, Christian Salmon oppose la force « contre-narrative » de la littérature sa puissance de décentrement et de défocalisation qui en définirait la dimension émancipatrice. Cette force de contre-narration fait écho à la manière propre qu’a la littérature de configurer l’expérience du monde et de redéfinir ce que Jacques Rancière nomme « le partage du sensible » : elle associe étroitement la question politique à celle des formes esthétiques et déborde donc largement le cadre de la littérature « engagée » ou d’une littérature qui témoignerait d’un refus de tout récit.

Ce rôle imparti à la littérature apparaît aujourd’hui d’autant plus crucial que l’emprise du storytelling se manifeste désormais dans les injonctions à participer à la mise en récit de nos propres expériences, sur les sites participatifs, les blogs ou les réseaux sociaux — autant de récits destinés à nous mettre en valeur, en habiles entrepreneurs de nous-mêmes. Le storytelling évolue désormais dans un nouvel espace performatif, à la fois transmédiatique et fondé sur le brouillage des cadres pragmatiques d’énonciation de ses messages. Parallèlement, les formes artistiques de détournement des usages instrumentaux de l’art du récit se sont elles-mêmes diversifiées et désenclavées, prenant acte des mutations technologiques de notre présent. Se développent ainsi des pratiques minoritaires volontiers transmédiales, qui jouent de la théâtralité inhérente à la performance artistique pour déconstruire les assignations performées par les médias dominants, et qui s’attachent en même temps à problématiser la frontière du vrai et du faux, du réel et du fictionnel, que le storytelling s’ingénie à escamoter.

Ainsi, en travaillant sur des supports variés — textes, pièces radiophoniques, vidéos, installations —, des artistes comme Sandy Amerio, Dana Wyse ou Jean-Charles Massera exposent et mettent à distance la langue du storytelling et son omniprésence dans un monde connecté. Kenneth Goldsmith opère quant à lui un travail de décontextualisation des discours prélevés qui mêle performances, textes poétiques et web-édition, en inscrivant ses œuvres dans la lignée du « conceptual writing » qu’il oppose à la « marketplace fiction[2] ». Un dramaturge comme Rodrigo Garcia, qui se définit lui-même comme « écrivain de plateau », propose des expérimentations théâtrales à la frontière de la performance et des installations de l’art contemporain. Le cinéma n’est pas en reste, qu’on songe par exemple aux œuvres de Jia Zhangke (Platform, 2000 ; Still Life, 2006) déconstruisant, par un travail très particulier sur la temporalité, le récit du « miracle » économique chinois, ou au film de Nicolas Klotz La Question humaine (2007) adapté du récit de François Emmanuel[3] sur la langue du néo-management, qui entre en étroite résonance avec les travaux de Christophe Dejours sur la souffrance au travail[4].

Ce sont les différentes formes de pratiques artistiques du « contre-storytelling » que l’on se propose d’explorer lors de ce colloque, en interrogeant notamment leur porosité aux sciences humaines et la manière dont elles reconfigurent les analyses sociologiques, économiques, voire anthropologiques de l’ère contemporaine.

Pistes de réflexion :

  • On pourra s’interroger sur les liens entre la dimension intermédiale ou transmédiale de certaines pratiques artistiques contemporaines et les nouveaux modes de diffusion du storytelling. Comment les écrivains et les artistes contemporains (performers, vidéastes, dramaturges, cinéastes etc.) travaillent-ils à la réappropriation des outils qui désormais informent notre pensée ? Que manifestent ces pratiques intermédiales et transmédiales quant à la réflexion sur les réseaux et sur notre rapport aux médias à l’heure du tout-internet et de la viralité des « stories » ?
  •  On pourra s’interroger plus spécifiquement sur les modalités et la portée critiques de ces pratiques. Dans quelle mesure peuvent-elles remettre en cause les normes politiques et économiques portées par le storytelling ? Comment l’hybridation des formes contribue-t-elle à brouiller le formatage de nos expériences au profit d’une représentation complexe, polysémique, voire dissensuelle du réel ? Comment ces formes nouvelles permettent-elles de penser et de mettre à distance les assignations et la scénarisation des conduites induites par le storytelling ?
  • On pourra se pencher aussi sur les liens que ces pratiques tissent avec les sciences humaines. De quelle manière se sont-elles approprié les acquis et les outils de la sociologie, de l’anthropologie, de la philosophie contemporaine, ou encore de l’histoire pour élaborer des formes de critique originales et singulières ? Comment ont-elles notamment pris en compte les acquis de la recherche en sciences sociales pour devenir à leur tour le ferment de la critique, voire de l’invention théorique ?
  • Enfin, se pose la question de la périodisation, dans la mesure où les pratiques artistiques du « contre-storytelling » entrent parfois en résonance avec la période antérieure à l’essor du storytelling que Christian Salmon situe dans les années 1980-1990. On pourra par exemple s’interroger sur les liens entre les pratiques intermédiales et transmédiales des artistes contemporains, et des théories et pratiques plus anciennes dont ils se réclament parfois, afin de souligner les filiations mais aussi les écarts qui mènent à ce qu’on observe aujourd’hui.

Les propositions de communication pourront concerner aussi bien des études de cas que des réflexions théoriques. Elles doivent être envoyées conjointement à Danielle Perrot-Corpet (danielle.perrot@wanadoo.fr) et Judith Sarfati-Lanter (judithsl@yahoo.com), avant le 31 octobre 2015.

 

Danielle PERROT-CORPET et Judith SARFATI-LANTER

Université de Paris-Sorbonne, Centre de Recherche en Littérature Comparée (CRLC, EA 4510) /Labex OBVIL

En savoir plus sur le projet « Storytelling » : http://obvil.paris-sorbonne.fr/projets/storytelling

 

[1] Christian Salmon, Storytelling : la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007.

[2] Kenneth Goldsmith, Craig Dworkin (ed.), Against Expression : An Anthology of Conceptual Writing, Northwestern University Press, 2011.

[3] François Emmanuel, La Question humaine, récit, Paris, Stock, 2000.

[4] Christophe Dejours,  Souffrance en France. La banalisation de l'injustice sociale, Le Seuil, 1998.