Questions de société

"Pourquoi la colère universitaire dure, ou la masterisation expliquée aux citoyens", par E. Buron, mcf en litt. française à Rennes 2 (LibéRennes, 06/05/09)

Publié le par Bérenger Boulay (Source : SLU)

"Pourquoi la colère universitaire dure, ou lamasterisation expliquée aux citoyens" - Emmanuel Buron, MCF enlittérature française à Rennes 2, LibéRennes, 6 mai 2009.

http://www.liberennes.fr/libe/2009/05/pourquoi-la-col%C3%A8re-universitaire-dure-ou-la-masterisation-expliqu%C3%A9e-aux-citoyens.html

Alors que denombreuses universités restent perturbées par le mouvement desétudiants et des enseignants, comme l'université de Lorient ou Rennes2, Emmanuel Buron, maître de conférences en littérature française àRennes 2, tente de décrypter l'un des points d'achoppement majeur duconflit, la “masterisation”, et en quoi selon lui celle-ci n'est pasacceptable.

“L'incertitude qui pèse aujourd'hui sur la tenue desexamens dans de nombreuses universités occupe l'actualité, au pointd'occulter les causes et les enjeux de la mobilisation sans précédentdu monde universitaire. Valérie Pécresse joue cyniquement del'inquiétude que cette situation suscite, pour dissimuler qu'elle afait passer en force pendant les vacances plusieurs décrets contestés.Sur le front de la "mastérisation", les ministres concernés n'ontreculé que dans la mesure où ils y étaient contraints par le refus desenseignants d'élaborer et de transmettre les « maquettes »,c'est-à-dire l'architecture des futures formations (quels cours lesétudiants devront-ils suivre ? Combien d'heures représenterontces cours ? etc). Mais ils n'ont pas renoncé à leurs projets : lecommuniqué de presse de Xavier Darcos du 30 mars 2009 détaille "les conditions de mises en oeuvre du processus de mastérisation […] qui sera engagé dès l'année prochaine".A quelques mesures transitoires près, l'architecture de la réformedemeure inchangée, et elle met en question l'avenir même du systèmeéducatif, non seulement universitaire, mais aussi primaire etsecondaire. Toutefois, comme la question est technique, elle peutéchapper à la plupart des citoyens, et ceux-ci demeurent perplexesdevant une mobilisation dont ils ne comprennent pas pleinement lesraisons. Je vais donc tâcher d'expliquer en termes simples, le moinstechniques possible, le projet et les dangers de la réforme. Le lecteurcomprendra alors une part des raisons pour lesquelles la colère desuniversitaires dure.

Pour présenter le projet de mastérisation, rappelonsd'abord la différence entre un diplôme et un concours. Un diplômecertifie que l'étudiant a suivi un certain type d'enseignement etacquis un certain niveau de connaissance et de compétence. L'examen quivérifie cette acquisition n'est pas sélectif : on peut théoriquementenvisager que tous les étudiants s'y présentant soient reçus. Les deuxdiplômes universitaires fondamentaux sont la licence (trois annéesd'études après le bac) et le master (deux ans après la licence, soitcinq ans après le bac). Un concours en revanche est une épreuve derecrutement, qui donne accès à une profession. Dans le domaine del'enseignement, le concours garantit un emploi et le statut defonctionnaire à ceux qui l'obtiennent. Il ne s'agit donc pas tant devérifier des connaissances que de choisir un petit nombre de candidatset d'écarter les autres. Le concours suppose que l'étudiant a déjàacquis un certain niveau de connaissance, déjà obtenu un certaindiplôme. Les deux principaux concours touchés par la réforme sont celuide professeurs des écoles et le CAPES, qui donne accès à l'enseignementsecondaire. Tous deux réclament une licence, après laquelle lescandidats ont fait un an de préparation, à l'université et en IUFM :ces concours se passent donc au minimum quatre ans après le bac.

Le projet de mastérisation vise à dépasser ce partageentre diplôme et concours, en intégrant ces derniers dans le cadred'une formation de master. La préparation s'effectuerait pendant lapremière année de master, et le concours lui-même aurait lieu vers ledébut de la deuxième année (au début de la cinquième année après lebac). Ainsi, les candidats qui échouent - la majorité - ne resteraientpas sans diplôme, mais pourraient obtenir un master, qu'ilsprépareraient après leur échec au concours. Le ministère proclame aussique sa réforme va élever le niveau de recrutement des futursenseignants. Il prétend enfin améliorer leur rémunération :actuellement, les concours se passent quatre ans après le bac, mais leniveau universitaire reconnu des candidats correspond à une licence :l'année de préparation ne bénéficie d'aucune reconnaissanceprofessionnelle, ce qui ne serait pas le cas si elle était validée parun master.

Ces intentions proclamées sont-elles crédiblescependant ? Dans la réforme envisagée, le concours se passerait audébut de la cinquième année et non plus à la fin de la quatrième. D'unedate à l'autre, il n'y a guère plus que les grandes vacances dedifférence. Faible élévation du niveau... Même trompe-l'oeil quant à larevalorisation des carrières : rien n'interdirait au ministère deconsidérer, dès maintenant et sans rien changer par ailleurs, que laréussite au concours donne un niveau équivalent à une première année demaster. On voit que les gains spécifiques de la réforme sont largementillusoires. Les risques, en revanche, sont bien réels.

Le premier touche au prix de la formation. Aujourd'hui,le candidat reçu au concours ne devient enseignant que la cinquièmeannée après son bac bien qu'il ait réussi ses épreuves un anauparavant. Dans l'intervalle, il est professeur stagiaire et effectueun tiers du temps d'enseignement d'un titulaire, les deux autres tiersétant consacrés à sa formation d'enseignant. Il se forme ainsiprofessionnellement pendant une année, au cours de laquelle il est déjàsalarié. On voit que la mastérisation n'élève pas le niveau réel deformation des futurs enseignants, puisqu'aujourd'hui, ils n'entrentpleinement en activité que cinq ans après leur bac. En fait, les effetsles plus évidents de la réforme sont de supprimer la dimensionprofessionnelle de la formation et de priver les heureux candidats d'unan de salaire. Le ministère promet bien des stages en cinquième année,dont certains seraient récompensés d'une "gratification" (termedédaigneux utilisé pour éviter le mot "salaire" !), mais ces promessesrestent floues et incertaines. La réforme, c'est un an de vachesmaigres en plus pour les étudiants.

Le second problème est celui de la qualité desformations. Actuellement, un master correspond à la rédaction d'unmémoire de recherche d'un volume de 100 à 150 pages environ, sur unsujet inédit (sans parler d'un certain nombre de dossierscomplémentaires). La réforme voudrait qu'en deux ans, un étudiant mènede front ce travail de recherche, la préparation d'un concours etl'accomplissement de stages d'enseignement. Cela n'est possible qu'auprix d'une baisse du niveau d'exigence du master et du concours, et,s'il faut faire un sacrifice, nul doute qu'il portera d'abord sur letravail de recherche, moins impératif. Contre cette curieuse manièred'élever le niveau, les enseignants-chercheurs tentent à la fois dedéfendre le niveau d'exigence du concours et des formations enrecherche, ainsi que d'assurer aux étudiants des conditions depréparation qui ne rendraient pas toute réussite impossible.

Le troisième problème apparaît quand on s'interroge surle sort des candidats qui échoueront au concours, au début de leurdeuxième année de master : sur quel type de master se rabattront-ilsensuite ? Un master de recherche ? Etrange recommandation qu'un échecau concours pour préparer en quelques mois ce diplôme exigeant qui sepasse ordinairement en deux ans ! Prépareront-ils un masterd'initiation aux métiers de l'éducation, dont la réforme envisage lacréation ? Ils auront alors un diplôme d'enseignement au rabais,puisqu'ils l'auront obtenu à défaut du concours. Ils n'en seront pasmoins en concurrence avec les candidats reçus. On va ainsi augmenter lenombre de candidats à l'enseignement... à l'heure où l'on réduit lenombre de postes. Les conséquences sont prévisibles : les postes mis auconcours vont se raréfier puis disparaître, et la plupart desenseignants du primaire et du secondaire seront recrutés sans concours,sur la base d'un master, c'est-à-dire qu'ils perdront la garantie del'emploi et seront précarisés. Ce n'est pas de la politique-fiction :une réforme analogue a eu lieu en Italie voici quelques années.Enseignants, élèves et parents d'élèves s'en mordent les doigts, etmanifestent massivement et régulièrement contre la dégradationdramatique de leur système éducatif. Bref, la réforme conduit à ce queles étudiants paient plus cher pour devenir des enseignants moins bienformés et plus fragiles. Est-ce bien l'éducation que vous souhaitezpour vos enfants ?

Pour éviter ces risques, il faut dégager le temps de laréflexion. Nous sommes en mai, la réforme est censée s'appliquer dèsseptembre, dans moins de trois mois si l'on déduit les vacances, et leministère reste sans réponse devant la plupart des problèmes techniquesde mise en oeuvre. Ces délais seraient déjà aberrants si tous lesacteurs étaient d'accord. Ils le sont a fortiori quand laquasi-totalité du monde enseignant est réfractaire. La menace qui pèsesur la validation de l'année universitaire résulte du mépris queValérie Pécresse et Xavier Darcos ont opposé à ces analyses, sur latable depuis des mois. Au nom d'une idéologie libérale dure, ilspoursuivent la casse du service public de l'éducation, dont laformation des maîtres est une pièce fondamentale. Dans l'intérêtgénéral, qu'ils ravalent leur orgueil, leur image politique et leursprojets électoraux dussent-ils en souffrir, qu'ils retirent enfin leursréforme et ouvrent une vraie concertation. La formation des générationsfutures est tout de même plus importante que leur carrière !"

Emmanuel BURON, maître de conférences en littérature française , Rennes 2