Questions de société

"Pour un manifeste des sciences humaines & sociales", par 10 Présidents d'Université (Mediapart, 7/12/9).

Publié le par Marc Escola

Pour un manifeste des sciences humaines et sociales - par 10 présidents d'universités, blog sur Médiapart, 7 décembre 2009


Dix présidents d'université s'allient pour rappeler « queles universités de SHS ont des taux d'insertion professionnelleidentiques à ceux des autres domaines, que l'investissement dansl'enseignement supérieur produit individuellement un différentiel derevenu sensible en faveur des diplômés, que les gisements d'emploisfuturs se trouvent dans le secteur tertiaire et les services, que lesformes de valorisation de la recherche varient d'un secteur à l'autreet qu'à ce titre les SHS contribuent aussi largement au prestigeinternational de notre pays et à son attractivité... »

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Au-delà des slogans éphémères qui cachent souvent l'absence devéritable ambition, nous sommes tous convaincus que les universités delettres et de sciences sociales ont un rôle clé à jouer dans le mondequi nous entoure et dans son évolution. Peu importe le nom qu'on luidonne, il est évident, et participe pleinement au caractèredémocratique des sociétés modernes : démocratisation de l'accès àl'enseignement supérieur et accueil d'étudiants de première génération,dont les familles ne sont pas passées par l'Université, formationcritique et à la critique sans laquelle il n'est pas de citoyennetévivante, internationalisation des cursus étudiants et des perspectivesde recherche, perpétuation de disciplines séculaires qui constituentdes strates indispensables de l'architecture du savoir et invention denouveaux objets qui ne prennent sens qu'avec les humanités et lessciences sociales (le développement durable, l'économie de la santé,les post-colonial studies, ...).

Cette situation n'a rien de nouveau : depuis l'après-guerre, etsurtout depuis la première grande démocratisation de l'enseignementsupérieur au cours des années 1960, les universités de lettres et desciences sociales se sont trouvées au centre des transformations mêmesdu monde social. Pendant longtemps, ce sont bel et bien lesuniversités, mais aussi des grandes écoles ou des institutions dédiéesà la recherche, qui ont contribué à faire exister de nouvelles demandessociales, de nouvelles attentes, de nouvelles exigences de justice. Cefut notamment le cas, nous le savons tous, de la critique de lasélection scolaire et de ses effets de reproduction sociale, sifavorables aux enfants issus des classes dominantes alors même quel'institution scolaire célébrait le mérite individuel, l'égalitésupposée de tous, la promotion par l'école : cette préoccupation, cesouci de corriger les mécanismes invisibles qui ferment les filièresd'excellence aux enfants socialement les plus démunis, ce désir dedémocratiser enfin véritablement l'enseignement secondaire et supérieurqui s'imposent avec une force inédite à la fin des années soixante, nesont pas séparables des avancées de la sociologie de l'éducation, quifait, avec quelques grands livres, entrer ces questions dans le champpolitique public.

Ce constat pourrait être étendu à d'autres secteurs des SHSd'après-guerre, qu'il s'agisse des statistiques publiques ou des étudesdémographiques : c'est bien souvent la logique de la recherche et de lapédagogie en SHS qui a fait exister telle ou telle question comme objetde préoccupation publique partagé, comme enjeu de société par exemplepour le vieillissement de la population, la désertification rurale etl'aménagement du territoire, ou encore la redistribution des richesses.

Au cours des dernières décennies -c'est-à-dire sans doute à partirdes années 1980-, un glissement profond s'est produit, dont noussentons aujourd'hui encore vivement les conséquences. Les conflits quitraversent le monde social ont bien entendu continué à concerner laredistribution des richesses et l'accessibilité des enfants des classespopulaires aux filières les plus cotées de l'enseignement supérieur,mais ils ont été aussi redoublés par d'autres revendications oud'autres attentes, qui relevaient cette fois bien davantage de lareconnaissance que de la seule redistribution : reconnaissance de ladifférence religieuse, culturelle ou sexuelle, critique des formeslatentes ou explicites de discrimination, prise en compte dessituations de handicap etc...Or ce ne sont pas, ou pas seulement, lesuniversités et les grandes écoles qui ont fait exister ces questions etces revendications, mais aussi les acteurs sociaux, les associations,les partis politiques traditionnels ou nouveaux (comme les Verts). Laposition des universités a donc été probablement plus morcelée, moinsvisible, moins sûre d'elle-même qu'au cours des années 1960-1970, à lafois parce que les disciplines qui pouvaient porter les réponses etdonner des éléments solides de critique étaient inexistantes dans lesuniversités ou alors dominées (Gender and Queer Studies, psychologiesociale...) et parce que les institutions d'enseignement supérieur etde recherche étaient elles-mêmes objet de critiques sur leurs proprespratiques de recrutement et de promotion :combien de femmes parmi lesprésidents d'Universités ou les directeurs de grandes écoles, combiende personne issues de l'immigration ? Le rôle des universités en a ététransformé, au moment même où elles devaient accueillir, justement, despublics nouveaux, eux-mêmes demandeurs de reconnaissance et de justice.

Mais aujourd'hui ces mêmes universités sont confrontées à une crised'une toute autre ampleur, qui n'est en rien propre à la France et quel'on rencontre presque sous les mêmes traits en Allemagne, en Italie ouen Angleterre, mais que les réformes politiques récentes ont sansconteste contribué à rendre plus aigue : baisse annoncée des effectifs,particulièrement criante dans certains secteurs comme les langues,incertitude sur l'avenir de leurs équipes de recherche en raison desbouleversements qui affectent les grands organismes et de la montée enpuissance de l'ANR, invitation pressante, voire brutale, à se soumettreà des modes d'organisation et de financement étrangers à leurshabitudes et souvent aléatoires voire illusoires, mise en demeure deproduire à des fins d'évaluation des indicateurs peu adaptés auxhumanités et aux sciences sociales, confrontation, ici ou là, à undiscours anti-intellectuel qui les relègue au rang de simplesutilités...

Les débats et les grèves de l'année écoulée ont montré que toutesles universités ne sont pas également confrontées aux mêmes problèmeset qu'au-delà des enjeux généraux (sur les carrières, les moyens, lesbâtiments notamment) il existe aussi des questions spécifiques auxgrandes universités de lettres et de sciences humaines. Commentdéfendre et valoriser leur recherche, qui a évidemment bien d'autresdébouchés que les brevets ? Comment faire comprendre et reconnaître quela bibliométrie, même mâtinée d'autres indicateurs, aura des effetsdésastreux en invitant les chercheurs à une spécialisation très forteet très rapide, à la multiplication des versions successives des mêmestravaux ? Comment redonner aux plus brillants des universitaires endébut de carrière le goût de l'investissement collectif si tout serésume finalement au nombre d'item que chacun pourra lister dans safiche personnelle ? Comment faire entendre que la recherche en scienceshumaines se fait dans des équipes souvent sans murs, dans des réseaux,des participations croisées ? Comment éviter que les masters concoursne conduisent à la disparition pure et simple des secteursdisciplinaires entiers et de la formation à la recherche desétudiants ? Comment éviter que le contrat doctoral ne conduise à unformatage desséchant des thèses dont certains PhD américains donnentl'exemple peu convaincant ? Comment accueillir mieux des étudiantsd'origines de plus en plus variées ? Bref, comment faire pour que nosuniversités restent ce qu'elles ont toujours été : un lieud'inventivité et de promotion sociale.

C'est justement pour porter collectivement une réflexion sur cesquestions cruciales et pour redevenir force de proposition audible, quenos universités entendent constituer entre elles une fédération ou uneassociation, qui sera tout autre chose qu'un club ou un lobby : ungroupe de réflexion et de proposition à qui il appartiendra, parexemple, de rappeler que les universités de SHS ont des tauxd'insertion professionnelle identiques à ceux des autres domaines, quel'investissement dans l'enseignement supérieur produit individuellementun différentiel de revenu sensible en faveur des diplômés, que lesgisements d'emplois futurs se trouvent dans le secteur tertiaire et lesservices, que les formes de valorisation de la recherche varient d'unsecteur à l'autre et qu'à ce titre les SHS contribuent aussi largementau prestige international de notre pays et à son attractivité...

puce-32883.gif Olivier Christin, président de l'Université Lyon 2
puce-32883.gif Patrice Brun, président de l'Université Bordeaux 3
puce-32883.gif Alain Spalanzani, président de l'Université Grenoble 2
puce-32883.gif Lise Dumasy, présidente de l'Université Grenoble 3
puce-32883.gif François Le Poultier, président de l'Université Nancy 2
puce-32883.gif Anne Fraïsse, présidente de l'Université de Montpellier 3
puce-32883.gif Georges Molinié, président de l'Université Paris 4
puce-32883.gif Pascal Binczak, président de l'Université Paris 8
puce-32883.gif Bernadette Madeuf, présidente de l'Université Paris 10
puce-32883.gif Marc Gontard, président de l'Université Rennes 2