Essai
Nouvelle parution
Petit déjeuner chez tyrannie, bonnes feuilles

Petit déjeuner chez tyrannie, bonnes feuilles

Publié le par Alexandre Gefen


Vient de paraître, après La Littérature sans estomac de Pierre Jourde, et les débats qu'il a suscités:

Eric Naulleau et Pierre Jourde, Petit déjeuner chez Tyrannie, suivi de Le Crétinisme alpin,

La Fosse aux ours, 2003

Voici un extrait de l'ouvrage, avec l'aimable autorisation de Pierre Jourde :

"Jean-Luc Douin, verbalement, au festival « étonnants voyageurs » de Saint Malo, Jérôme Garcin, dans Le Nouvel observateur, Yann Moix, dans Elle, sinsurgent contre un critique qui parle de « petite crotte desséchée » à propos du livre de Marie Darrieusecq. Ils auraient pu ajouter quon trouve deux ou trois fois le mot « merde » dans le livre. Ces délicats critiques ont raison, cest grave. Cest très vilain de dire « merde » et « crotte ».

Cest encore plus vilain, de la part de lauteur de La littérature sans estomac, de dire dans dautres pages : onomastique, ontologique, concetto, nécessité éthique, horizon dattente, valeur symbolique, parataxe, verbigération, idéalisation métaphorique, philosophie de la réversibilité, asymptote, impropriété sémantique, être-là, phénoménologie, ek-stase, psychanalyse existentielle, requête de la grâce, illusion positiviste, singularité astrophysique, sans compter le déluge des métaphysique. On comprend que les délicats critiques que sont Jean-Luc Douin et Jérôme Garcin aient reculé devant un tel flot dordures, et quils aient préféré ne pas même citer ces gros mots. Ils prouvent que celui qui les emploie, non content dêtre un « analyste de comptoir », se perd dans dobscures abstractions inaccessibles au public moyen. Il était difficile dassocier les deux, il a réussi ce répugnant exploit.

Certes, lexpression « crotte desséchée » qualifie un livre, Truismes, qui se complaît de manière très explicite dans la scatologie, et la formule intervient dans un commentaire de cette scatologie, illustré de passages où le personnage du roman se vautre dans son « caca » et son vomi. Mais ce nest pas une raison, Douin et Garcin ont raison de soffusquer. Il sagit dêtre un peu rigoureux : dabord, un écrivain a le droit décrire « caca », mais pas un critique. Chacun son travail. Et puis, ce nest pas parce quun roman parle de tripaille, de pourriture, dexcréments et de vomi à longueur de pages quon a le droit demployer le mot « crotte » à son sujet.

Le jugement de Yann Moix, « votre prose adore les lieux daisance », est plus surprenant dans la mesure où son roman Podium contient des pages entières consacrées aux excréments, et tout un chapitre a pour sujet des toilettes conchiées dans un restaurant. Il faut reconnaître que Podium est un ouvrage inventif, désopilant, émouvant aussi, et que le chapitre en question atteint à une espèce de grandeur épique dans la truculence. Sans doute ce talent coprolalique a-t-il fait estimer à Yann Moix quil était lunique propriétaire de la merde.  

Certes, de grands polémistes, au lieu de se contenter de glisser quatre ou cinq « merde » en 330 pages, ont fait un usage à peu près exclusif de la scatologie, de linjure et des appels au meurtre en guise dargumentation. Il suffirait de ne relire que quelques pages de Léon Bloy prises au hasard. Ce dernier a même mis en scène directement aux toilettes un respectable journaliste littéraire, qui fut léquivalent de notre Savigneau au siècle dernier : « Il y a quelquun » est un texte consacré à Francisque Sarcey, la cible favorite dAlphonse Allais. Mais ce nest pas une raison. Léon Bloy est un homme respectable, il appartient à notre patrimoine culturel, et Patrick Kechichian, collègue de Jean-Luc Douin, peut le préfacer sans avoir limpression de se salir les mains. Par-dessus tout, Léon Bloy a une immense qualité, qui rachète toute sa scatologie : il na jamais eu limpertinence de sen prendre au Monde des livres.

Le Monde des livres nest pas bégueule, il admet le pamphlet, dès lors quil nest pas affecté de crétinisme alpin. La preuve : René de Ceccaty a consacré dans ce périodique un long et élogieux article à La Parole putanisée de Waldberg. Cette fois, pas question de reprocher à Waldberg de la « brève analyse de comptoir ». Son ouvrage, qui sattaque aussi bien à des textes contemporains quà des livres publiés il y a trente ans, est certes un peu effronté par moments, mais, là encore, il a au moins le mérite de nadresser aucune critique au Monde des livres. Cest un indice de santé mentale."