Essai
Nouvelle parution
P. Szendy, Tubes. La philosophie dans le juke-box

P. Szendy, Tubes. La philosophie dans le juke-box

Publié le par Matthieu Vernet

Tubes. La Philosophie dans le juke-box

Peter Szendy

Paris : Editions de Minuit, Collection « Paradoxe », 2008.

96 p.
13 €
EAN 9782707320421

Présentation de l'éditeur :

C'est Boris Vian qui semble avoir inventé l'usage argotique du mot tube, pourdésigner une chanson à succès. C'est-à-dire, le plus souvent, unechanson quelconque, qui ressemble à toutes les autres et qui chantevolontiers sa banalité même.
Or, ces mélodies, ces airs comme ça nous hantent, prolifèrent en nous comme des vers d'oreille. Jusqu'à devenir parfois la bande-son de notre vie, commémorant tel moment passé, tel vécu singulier.
Commentpenser cette conjonction paradoxale, propre sans doute aux tubes, entrele plus banal et le plus singulier ? Comment le cliché musical quicircule jusqu'à l'usure peut-il être porteur de l'unique, d'un affect ànul autre pareil ?
À ces questions, ce sont d'une part les tubeseux-mêmes qui répondent, si on sait leur prêter l'oreille : leshistoires que racontent nombre d'entre eux (Je suis venu te dire que je m'en vais ou Parole, parole, parole, parmi tant d'autres qui habitent ces pages) parlent indirectement de leur propre pouvoir, des obsessions qu'ils suscitent.
Mais,d'autre part, les tubes demandent aussi à être pensés, à être élevés àla dignité d'objets philosophiques. Aussi est-ce en lisant Kierkegaard,Kant, Marx, Freud ou Benjamin que l'on tente ici d'interpréter leursrapports avec l'argent, ainsi que l'épreuve de la reprise dont ils nousfont faire l'expérience.
Enfin, pour les voir à l'oeuvre dans leurmanière unique d'articuler la psyché et le marché, il fallait se rendreau cinéma. De Fritz Lang à Alain Resnais, en passant parl'incontournable Hitchcock, les tubes apparaissent comme cetteproduction inouïe du capitalisme avancé : un hymne intime à l'échange.


* * *

On pouvait lire dans Libération un entretien d'Eric Loret avec l'auteur, sous le titre: "Szendy, dis-moi ouïe

"Dans la famille philosophie, je demande le rockeur. Il n'est plus sirare depuis que Richard Pinhas a fait chanter Deleuze et que la«ritournelle» valse sur toutes les scènes alternatives. Mais PeterSzendy, 42 ans, maître de conférences à Nanterre, ne se sert justementpas de Deleuze pour interroger les Stones ou Daft Punk. Il n'est pasestampillé «fresh» ni «pop» philosophie. Et il nargue même le dernierchic théorique en cocuant Gainsbourg et Pink Floyd avec Eddy Mitchellet (ouiiii c'est bon) Dalida, qu'il mêle allègrement à Liszt ou Berg.

Depuis Ecoute en 2001, la plupart des essais de Szendy font «l'archéologie de nos écoutes musicales», voire de «nos oreilles». Laphilosophie de l'art avait beaucoup interrogé le regard. Il était tempsde désensabler à leur tour les portugaises de cette métaphorepapillaire généralisée du «goût» qui hante l'esthétique et de voircomment chaque oreille en contient une autre. Après Sur Ecoute, une «esthétique de l'espionnage» où, de Monteverdi à Derrida ou Brian De Palma, se creuse tel un terrier secret une «taupologie de l'ouïe», voici Tubes, qui interroge la rengaine, la scie ou, comme disent les Anglais et les Allemands, le «ver d'oreille». Par exemple, quand on a la Danse des canards qui siphonne le cerveau et que le seul moyen de l'en chasser est de la remplacer par une boucle pire, genre Chapi Chapo de François de Roubaix ou Can't Get You out of My Head par Kylie Minogue - mauvaise pioche eu égard au titre.

On n'apprendra pas dans Tubes comment en composer un nicomment y échapper. En revanche, on verra pourquoi et comment lesmoments les plus intimes de notre vie (premier baiser, vacances del'amour…) peuvent pour nous s'incarner de façon singulière dans deschansons non seulement ennuyeuses à périr, mais paradoxalement communesà tous les abrutis de notre espèce. Ou de l'entubage comme communiondans le cliché. Pour cela, il faudra d'abord avoir envisagé les «fantasmagories fétichistes» des tubes, «leursscènes autodésirantes, leur quête de l'unique à travers la reprise,leur va-et-vient et leur singulière manière d'articuler la psyché et lemarché», ou ce qui constitue leur valeur d'échange. Avant de siffloter Je suis venu te dire que je m'en vais, Peter Szendy a bien voulu expliciter la place de Tubes dans sa bibliographie.

Votre sujet de prédilection, plus que la musique, est l'écoute.

Oui. Dans un premier temps, avec Ecoute - Une histoire de nos oreilles,j'ai essayé de substituer un modèle ternaire de l'écoute au modèlebinaire qui voudrait la réduire à un sujet auditeur face à l'objet sedonnant à entendre. J'ai voulu montrer que l'écoute ne se passait pasdans un face-à-face à deux, mais à trois. Car l'écoute s'adressetoujours à quelqu'un. Mais, dès lors qu'on ouvre cette ligne droite quirelie le sujet à l'objet en lui faisant faire un angle vers l'autre,cette ouverture est potentiellement infinie. Le troisième point, ledestinataire de mon écoute, peut en effet être un ou plusieurs, ça peutêtre vous, un autre en moi… Et si je prête l'oreille pour retenir,c'est-à-dire pour prélever et mémoriser, voire pour indexer ce quej'écoute sous forme de fragments ou de moments favoris, c'est toujoursdepuis cette structure d'adresse. C'est pour l'autre que je marque, que je remarque et que je m'approprie ce qui se donne à entendre.

L'adresse comme rapport à soi par l'autre, c'est ce que vous interrogez aussi dans «Tubes».

Ce qu'on appelle un «sujet» est au fond un rapport à soi - en termessavants on dirait une ipséité. Mais du rapport à soi, je dirais qu'il yen a avant le sujet humain, conscient, parlant. Disons qu'il y a du soipartout et que, ponctuellement, il se saisit. Or, le tube,c'est une forme très singulière du rapport à soi, si on la compare àd'autres. Un texte aussi se boucle sur lui-même, par exemple lorsqu'il se lit avant même qu'un lecteur ne le lise, comme je l'ai suggéré à propos du Moby Dick de Melville, dans les Prophéties du texte-Léviathan. Mais, dans le cas des tubes, ils parlent généralement d'eux-mêmes de façon plus immédiate encore, en décrivant ce qu'ils font quand ils le font. Pensez à la chanson de Gainsbourg Je suis venu te dire que je m'en vais.Le tube dit «je» : «Je viens t'obséder, te hanter, après je te quittepuis je reviens…» On pourrait trouver de multiples exemples. Si le tubedit «je», c'est donc qu'il est un rapport à soi. Et c'est bien laraison pour laquelle il nous permet aussi d'accéder à nous-mêmes. Maisà nous-mêmes en tant qu'un soi déjà autre, passé. D'où la nostalgie destubes, d'ailleurs. C'est-à-dire que le rapport à soi que le tube nouspromet passe par une altérité, celle de ce tout-autre qu'est la«chose». Or, la «chose», c'est le plus grand mystère de la philosophie,de Kant à Heidegger ou à Lacan. Sans oublier Marx, puisque, dans le casdu tube, la chose, c'est aussi et surtout la marchandise.

Comment le tube nous permet-il donc cet accès à soi ?

J'avais rêvé de faire un relevé systématique de tous les tubes quis'adressent directement à leurs auditeurs, qui disent «you», «toi». Letube s'adresse à son auditeur et le happe dans un devenir du tubelui-même. Un bon exemple, ce serait la chanson de Mina reprise parDalida et Alain Delon, Paroles, paroles. Le «gars», commedisait Boris Vian, y incarne le texte, le parlé. Et il s'adresse auchanté, à la «môme». Mais cette scène de ménage entre le parlé et lechanté, c'est-à-dire entre le tube et lui-même, c'est aussi l'histoirede la chanson comme histoire de tout le monde. Le parlé s'adresse àtous, à chaque «toi» en même temps qu'au chanté, si bien que le «toi»est happé dans le tube et il se met à y tourner en rond. «Ecoute-moi»,«une parole encore» : le tube, en se parlant,est cette course-poursuite de soi. Et nous, en tant que nous sommesvisés par son «I want you», son «only you», nous sommes absorbés,incorporés dans cette forme du «narcissisme de l'autre chose», pour reprendre la belle expression de mon ami Gil Anidjar.

Plus généralement, on a l'impression que votre théorie del'adresse fait écho à celle de Wittgenstein sur l'expression, le geste,comme seul commentaire possible d'une phrase musicale.

Je dirais que la musique exprime des corps. Elle les pousseau-dehors, vers l'extérieur, comme une plante. Il faudrait entendre ceverbe, «exprimer», un peu au sens physiologique d'exsuder. La musiqueexprime des corps, donc aussi des mimiques, des rires, un battement depied, un flux cardiaque. Il s'y produit des inventions de corps qui ontdes durées de vie très étranges, hétérogènes. C'est ce que je développedans Membres fantômes. La main d'un pianiste a parfoislittéralement plus de cinq doigts. Mais elle ne vit que la durée d'unephrase, d'un phrasé. Il y a des corps aussi auxquels la musique donnenaissance et qui ont une durée bien plus grande, comme les instrumentsde musique, lesquels configurent à leur tour les corps humains. Lamusique invente sans cesse des corps à corps extraordinaires etcourt-circuite les lois de l'évolution ou les inscrit au contraire dansdes circuits plus long, qui font apparaître la temporalité de l'humaincomme une belle exception - qu'elle est -, comme un cas singulier parmibeaucoup d'autres rythmes corporels possibles.

Quel type de corps le tube exprime-t-il ?

Le tube est lui-même un corps, en tant que rapport à soi. C'est ce que montre admirablement Resnais dans On connaît la chanson,film sur la ventriloquie ou la hantise. J'ouvre la bouche et ce n'estpas moi qui parle, c'est Johnny qui parle en moi. Ou c'est JohnTravolta dans Saturday Night Fever qui gesticule en moi, quibouge mon bras. Mais le tube, en tant que corps tubulaire, est aussi lacristallisation, la prise de corps de cet autre avec lequelon a un rapport si intime et si aliéné : la marchandise. Le corpstubulaire est un corps à la fois figé, comme l'objet-marchandise quis'échange dans son identité abstraite, et aussi éminemment plastique,qui se déforme, se reforme et possède la capacité d'absorber tantd'autres corps. Les nôtres.

Corps et marchandise, on pense aux fétiches de Freud et de Marx…

C'est Walter Benjamin qui le premier a fait se croiser vraimentFreud et Marx. Dans un fragment posthume intitulé «Le capitalisme commereligion», il suggère que la théorie freudienne est profondémentcapitaliste : il y a des «investissements», le refoulement produit dansl'inconscient des «intérêts»… Je pars de là pour décrire comment letube, structure d'accès à soi, noue le marché et la psyché avec uneforce sans pareille. Le tube, cela va sans dire, c'est le marché. Letube s'échange contre de l'argent, donc, mais les tubes s'échangentaussi entre eux. Et ils le disent eux-mêmes, c'est toujours la «same old story (same old song)» deB.B. King. Enfin, ils s'échangent contre nos affects, qu'ilsaccueillent infiniment. Ces affects ainsi investis nous reviennentcapitalisés avec des intérêts. Et l'intérêt, dans le tube, c'est lanostalgie. Même les tubes les plus joyeux finissent par rapporter cebénéfice de nostalgie en se liant à un moment, une époque, un été. Endevenant la «bande son de la vie». Mais ce n'est pas seulement qu'ilsaccompagnent la vie, c'est aussi que, dans ce retour de profitnostalgique, on pense notre vie à partir de sa perte, comme quelquechose qui se clôt tubulairement sur soi. Car le bénéfice de nostalgieimplique la perte : c'est consommé, je ne suis déjà plus là quand jepense ma vie comme étant devenue une forme, quand je me projette dansle tube pour revoir en retour défiler tel moment de mon existence. Aveccette appropriation de l'inappropriable - la vie, on en revient aunarcissisme de l'autre chose : faire l'épreuve, dans son corps, dans lerapport à soi, de l'impossibilité d'être vraiment soi. En italien,«tube» se dit «tormentone». Grand tourment."