Essai
Nouvelle parution
P. Lepape, La Disparition de Sorel

P. Lepape, La Disparition de Sorel

Publié le par Camille Esmein (Source : Editions Grasset)

Pierre Lepape, La Disparition de Sorel, Paris, Grasset, 2006.

Présentation

S'il fallait écrire une biographie de Charles Sorel, écrivain français du XVIIe siècle, la chose serait vite faite. Il en parut une à Paris en 1891. Elle commençait ainsi : " Charles Sorel n'est pas tout à fait un inconnu. " L'auteur de La Vie et les œuvres de Charles Sorel était un universitaire, Emile Roy qui tenait à garder une distance toute scientifique avec l'objet de ses recherches. Il prévenait aimablement dans un avant-propos que si, parmi les nombreuses œuvres de Sorel, quelques rares seulement méritaient un examen approfondi, " nous n'en avons passé aucune sous silence, parce qu'il n'en est aucune qui ne contienne quelque renseignement utile pour l'histoire des mœurs, des lettres et de la langue au dix-septième siècle ".
C'était avouer qu'il en allait de cette vie de Sorel comme de tant d'autres biographies : elle n'était qu'un prétexte. Sorel était le nom d'une sorte de grand sac qu'on renversait devant nous et d'où sortaient des écheveaux de dates, d'anecdotes, de titres de livres, de mots plus ou moins surannés, de portraits de contemporains, de bribes d'histoire, de manuscrits perdus et retrouvés. La sagacité, l'érudition et la méthodologie du fouilleur de sac métamorphosaient ce disparate en documents. La " vie " de Sorel n'était pas une vie, mais un document versé au dossier d'un procès qu'il s'agissait désormais d'instruire.
Celui de l'histoire de la littérature française par exemple ou bien encore - c'est le procès favori d'Emile Roy - celui des emprunts que peut faire un écrivain de " génie " (Molière) à un écrivain médiocre (Sorel).
Mieux vaudrait avouer que la vie de Charles Sorel, pour le peu qu'on en connaît, ne présente aucun intérêt particulier pour une lectrice ou un lecteur d'aujourd'hui. Pas plus la sienne, d'ailleurs, que celle de la plupart des écrivains et des artistes sur lesquels on a entrepris de tout nous faire connaître, aucun détail n'étant inutile pour renforcer l'illusion d'authenticité d'un document. Le détail, c'est ce qui fait vivant.
Fort heureusement la biographie de Sorel ne se prête guère à ce genre de maquillage. Il était de ces écrivains, chers à Flaubert, qui s'évertuent à faire disparaître leur biographie derrière leurs livres. Cette stratégie de l'effacement peut parfois exciter le goût de la chasse chez les enquêteurs biographes. Stendhal, le plus dissimulé de nos grands écrivains, a créé plusieurs générations de Sherlock Holmes lancés sur les traces les plus ténues des mystères qu'il avait dispersés.
Mais il a fallu attendre pour cela que Stendhal cesse, vers la fin du XIXe siècle, d'être un écrivain inconnu. Ce n'est pas le cas de Sorel. S'il n'était pas " tout à fait inconnu " à l'époque où l'on découvrait le génie de Stendhal, sa renommée publique n'a guère, depuis, gagné des points. Il vaut quelques lignes, dans le meilleur des cas un paragraphe entier, dans les manuels spécialisés, lesquels ne mentionnent de lui qu'un unique ouvrage, composé dans sa jeunesse, L'Histoire comique de Francion. Pour le reste, c'est comme s'il n'avait jamais existé.
C'est ainsi que s'écrivent les histoires de la littérature. A chaque époque ses métaphores. Autrefois le clergé littéraire établissait la liste hiérarchique de ses saints à l'image d'un temple sacré où de l'Olympe sur lequel siégeaient en rangs ordonnés les dieux, demi-dieux et héros de l'empyrée littéraire. Les dieux des lettres assis en majesté sur des trônes de nuages, leurs confrères plus modestes, debout, la lyre à la main. Et l'on se battait entre chapelles pour disputer de la présence ou de l'absence de tel ou tel. Aujourd'hui, dans une approche plus démocratique, ce sont plutôt les images boursières qui s'imposent. Les écrivains possèdent une cote sur les marchés des valeurs littéraires nationales et internationales. Le clergé littéraire a pris des allures de golden boys, la cote fluctue, presque au jour le jour. Il n'est guère de mois où l'on ne vous annonce que le Victor Hugo est en hausse spectaculaire ou, au contraire, que le Sartre, malgré l'embellie du centenaire, poursuit sa chute inexorable.
Toujours, il s'agit de classer, de lister, d'évaluer, de promouvoir, d'éliminer, de soupeser, de hiérarchiser. Rarement de comprendre, jamais de lire. L'histoire littéraire a été remplacée par des sondages d'opinion publique.
A ce jeu, Charles Sorel n'a évidemment aucune chance - et d'abord pas celle d'être jamais lu. Il n'est même pas coté. Mais si, en revanche, on veut bien considérer l'histoire littéraire comme une véritable histoire, celle d'une suite d'affrontements - esthétiques, sociaux, linguistiques, moraux, politiques, spirituels - avec des intérêts et des camps qui s'allient et s'opposent, des vainqueurs - provisoires ou définitifs - et des vaincus, des violences réelles et symboliques, des œuvres comme autant de batailles, de traités, de frontières qui se déplacent, de conquêtes, de compromis, de ruptures ; tout cela rythmé par les temps longs de la recherche du Beau et du Vrai et par les temps courts des événements et de la mode, le " cas " de Sorel est plus qu'intéressant, exemplaire.
Sorel appartient au camp des vaincus. Dans la confusion des esprits et des langues d'où ont émergé l'Etat absolu et le classicisme, il a joué hautement sa partie avant de devoir reconnaître sa défaite. Il a payé cette résistance de sa disparition : il a été rayé de la carte. Si complètement que sa bataille elle-même a été oubliée. Effectuée de son vivant même, exécutée sans appel, la disparition de Sorel efface avec lui un territoire entier de notre littérature. La part obscure du désordre.

Critique littéraire, Pierre Lepape a été jusqu'en 2001 le feuilletoniste du Monde des Livres. Il a étudié les relations de l'écriture et des pouvoirs à travers des essais biographiques (Diderot, Champs-Flammarion, et Gide, Le Seuil). Il a récemment publié un panorama portant sur onze siècles de notre histoire, Le pays de la littérature (Le Seuil).