Questions de société

"On achève bien l’école publique" par Caroline Fourest (Le Monde, 29 sept. 2008)

Publié le par Bérenger Boulay

"On achève bien l'école publique" par Caroline Fourest Le Monde, le 29 septembre 2008

Lespartisans de l'école privée peuvent se réjouir. Tous ceux qui préfèrentla séparation de l'école et de l'Etat à la séparation de l'Eglise et del'Etat, qu'ils soient ultracatholiques ou ultralibéraux, ou ultra-lesdeux, peuvent savourer leur victoire. La guerre scolaire est presqueterminée. Et ils ont gagné.Le ver était dans le fruit depuis l'accommodement Debré de 1959,lorsque l'Etat a permis à l'école privée d'avoir le beurre et l'argentdu beurre : le pouvoir de concurrencer l'école publique par lasélection et le soutien financier de l'Etat pour le faire. L'avancée dela démocratisation scolaire a rendu cette concurrence de plus en plusdéloyale. Avec un objectif de 80 % au bac, des enfants venant demilieux sociaux défavorisés et des classes surchargées, l'écolepublique s'est mise à ramer. Pour sauver le niveau, il aurait falluaugmenter le taux d'encadrement et faire baisser le nombre d'élèves parclasse. Notamment dans les ZEP. Mais les budgets n'ont pas été à lahauteur des promesses. Au lieu de concentrer ses moyens au service del'école publique, l'Etat a gaspillé sa marge de manoeuvre en augmentantles crédits alloués à l'école privée. Les vannes sont grandes ouvertesdepuis 2004, date à laquelle les collectivités locales ont obtenu ledroit de financer sans limites les établissements privés. Les régionsde gauche ne sont pas en reste. Alors qu'il existe toujours plus de 500communes sans école publique, l'Etat et les collectivités financentquasiment à parité la scolarisation d'un élève dans le privé et dans lepublic. Cela s'appelle déshabiller le public pour mieux habiller leprivé.

Pendant ce temps, l'école publique coule. Loin de luiporter secours, l'actuel gouvernement instrumentalise certainescritiques constructives pour en faire le procès idéologique, ce quisemble justifier de la regarder se noyer. L'Etat pourrait profiter dutassement de certaines classes d'âge pour faire baisser le nombred'élèves par classe, mais il préfère baisser le nombre de professeurs.Résultat, les classes resteront surchargées. Notamment dans lesquartiers populaires, où les proviseurs disent pourtant manquer depersonnel encadrant. En guise de réponse, le " plan banlieue " prévoitde financer la création de 50 classes confiées à l'école privée,essentiellement catholique. " Jamais l'Etat n'avait autant organisé laconcurrence de son propre service public ", commente Eddy Khaldi,syndicaliste et enseignant. Il s'apprête à publier un livre qui devraitagiter la rentrée, Main basse sur l'école publique, cosigné avec MurielFitoussi (Demopolis). Fouillé et documenté, il retrace de façon parfoisglaçante la montée en puissance du lobbying en faveur de l'écoleprivée ; lequel est parvenu à placer des alliés au plus haut niveau desrectorats, de l'Etat, et même de l'éducation nationale, grâce à desréseaux comme Enseignement et liberté, Créateurs d'écoles ou SOSEducation. A l'image de deux directeurs de cabinet du ministre del'éducation nationale sous Edouard Balladur, Guy Bourgeois et XavierDarcos.Conformément à la stratégie définie par Créateurs d'école, dont il futl'un des membres fondateurs, l'actuel ministre de l'éducation nationalene veut pas de guerre frontale avec l'école publique, mais une "révolution de velours ". Juste assez de velours pour éviter unecontre-offensive syndicale. Et ce qu'il faut de détermination pourfaire avancer sa révolution, ou plutôt sa contre-révolution. Les grèvesne devraient plus être un problème grâce au service minimum, mis enplace après un sondage privé décrétant que les Français y sont plutôtfavorables... Une enquête opportunément commandée et financée par SOSEducation. Avec ce joker, le ministre a les coudées libres. Mais, detoute façon, le plus dur est fait : la suppression de 11 000 postes deprofesseur dès cette année, 44 000 en quatre ans si ça continue à cerythme, l'autonomisation des universités, la multiplication despartenariats privé-public, la déréglementation de la carte scolaire...Tout est passé comme une lettre à la poste. Y compris cette confidenced'Emmanuelle Mignon, conseillère du président de la République,rapportée par un journaliste en 2004 : " Je suis pour une privatisation totale de l'éducation nationale. " Pourquoi se gêner ?

Dans les cénacles de l'école privée, on prépare déjà la suite : le " chèque éducation", grâce auquel chaque élève recevra directement l'aide de l'Etat pourchoisir de s'inscrire dans le privé ou dans le public. Une idéeempruntée au modèle anglo-saxon, qui a fait les beaux jours des écolesprivées religieuses. Est-ce bien rassurant pour la cohésion sociale etle vivre-ensemble ? Jusqu'ici, l'école confessionnelle sous contratdonne le sentiment de vouloir privilégier l'enseignement auprosélytisme. Mais les temps changent. L'Eglise, qui confie de plus enplus ses missions éducatives à des courants comme l'Opus Dei ou laLégion du christ, milite pour accentuer le " caractère propre ",c'est-à-dire le caractère catholique, de ses écoles. Les autresreligions ne sont pas en reste. A quoi ressemblera le vivre-ensemblequand un nombre grandissant d'élèves français aura fait ses classesdans des écoles tenues par l'Opus Dei, les Frères musulmans ou lesloubavitchs ? C'est à cela que devraient penser ceux qui, à droitecomme à gauche, dénoncent volontiers le repli communautaire, mais n'ontaucun courage quand il s'agit de gouverner. Au mépris de cetteévidence : l'Etat n'a pas les moyens de favoriser la privatisation etla confessionnalisation de l'enseignement au détriment de son école.

Caroline Fourestest essayiste et rédactrice en chef de la revue ProChoix

Publié le mardi 2 septembre 2008 sur le site de SLU