Essai
Nouvelle parution
Nouvelle édition des Essais de Montaigne en Pléiade

Nouvelle édition des Essais de Montaigne en Pléiade

Publié le par Bérenger Boulay

Michel de Montaigne

Les Essais
Nouvelle édition de Jean Balsamo, Catherine Magnien-Simonin et
Michel Magnien
Édition des « Notes de lecture » et des « Sentences peintes » par Alain Legros.

 Gallimard
« Bibliothèque de la Pléiade »
2080 pages
ISBN : 9782070115051
79€

 Ce volume contient : introductions, chronologie ; Les Essais, texte de 1595 ; Appendice : Vingt-neuf sonnets d’Étienne de la Boétie ; Notes de lecture (Lucrèce, César, etc.) ; Sentences peintes et autres inscriptions de la bibliothèque de Montaigne ; notices, notes et variantes, bibliographies, index.

Présentation de l'éditeur:

Cette édition reproduit le texte de l'édition posthume publiée en 1595 par les soins de Marie de Gournay, la « fille d'alliance » de Montaigne, à partir de l'ultime mise au net préparée par l'auteur. Peut-être faut-il rappeler les enjeux de ce choix.
  Montaigne commence à écrire vers 1571. L'édition originale des Essais, composée de deux livres, paraît en 1580, et est suivie deux ans plus tard d'une réimpression révisée. En 1588, nouvelle édition, profondément modifiée et augmentée ; Montaigne y développe les références personnelles ou autobiographiques, et surtout il ajoute un « allongeail », le livre III. À sa mort, en 1592, aucune autre édition n'a vu le jour.
  Pourtant, peu après la sortie de l'édition de 1588, Montaigne a recommencé à corriger son livre. De son travail témoigne le fameux « Exemplaire de Bordeaux », un volume de 1588 qui porte d'innombrables additions et corrections autographes, ce qui fait de lui sinon le laboratoire, du moins l'un des « ateliers » des Essais. Depuis près d'un siècle, cet exemplaire a été considéré comme l'expression de la dernière volonté littéraire de Montaigne, et c'est lui que l'on a édité. Du même coup, on a négligé la première édition posthume, celle de 1595, que l'on a parfois même déclarée « apocryphe » et qui récemment encore était inaccessible au grand public.
  L'édition de 1595 constitue pourtant la seule version imprimée de l'ultime état des Essais. L'Exemplaire de Bordeaux n'est pas une mise au net : il n'est pas directement exploitable par un imprimeur et n'était d'ailleurs pas destiné à être imprimé en l'état. Si on le compare au volume de 1595, comme le fait Jean Balsamo dans l'une des introductions de la Pléiade, on constate, parmi d'autres phénomènes, que l'édition posthume offre dans de nombreux cas un texte plus développé que celui de l'Exemplaire de Bordeaux. Une patiente étude montre que les passages ajoutés, parfois longs de plusieurs lignes, sont attribuables à Montaigne lui-même. L'édition de 1595 a été établie avec soin d'après une copie différente de l'Exemplaire de Bordeaux, et plus « avancée » que cet exemplaire.
  Le choix de l'édition de 1595 est donc celui du texte le plus abouti, le plus complet, et aussi le plus homogène. En effet, l'Exemplaire de Bordeaux a été amputé lorsqu'il a été relié, et des passages manuscrits ont été coupés : pour les éditer, il faut avoir recours... au texte de 1595, ce que font ceux-là même qui dénigrent cette édition ! De plus, le statut hybride de l'exemplaire, en partie imprimé, en partie manuscrit, exige que l'on intervienne pour homogénéiser sa graphie, sa ponctuation, sa présentation. Autant d'interventions qui font qu'une édition de l'Exemplaire de Bordeaux ne peut être qu'un artefact. Ce qu'on lira désormais dans la Pléiade, c'est donc la version que connurent les contemporains de Montaigne, que lurent Descartes, Pascal, Rousseau, Diderot et les autres, et qui a établi la renommée littéraire de l'auteur : celle de 1595.
  Afin de faciliter la compréhension du texte, les notes de langue (vocabulaire et syntaxe) et la traduction des citations latines, grecques, italiennes et espagnoles figurent au bas des pages de texte. La présente édition propose en outre, comme un dossier de la genèse des Essais, la transcription des annotations portées par Montaigne en marge de certains livres, ainsi que les sentences peintes sur les poutres de sa « librairie ».

Extraits de l'une des introductions à la nouvelle édition des Essais, par Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin guill_g.gif

  « Moins faiseur de livres, que de nulle autre besongne », il fut pourtant l'auteur au long cours d'un livre unique ; juge sévère de l'écrivaillerie contemporaine, il clama que, pour sa part, il irait autant qu'il y aurait « d'ancre et de papier au monde » ; témoin soupçonneux de l'affection des pères envers leurs enfants, il avoua cependant ne pas savoir s'il n'aimerait pas mieux « en avoir produict un parfaictement bien formé, de l'accointante des muses, que de l'accointante de [s]a femme » : voilà Montaigne, auteur du bout de la plume, mais obstinément écrivain. C'est que pour rien au monde il ne voudrait qu'on le confonde avec les gens du métier, pour la plupart ineptes et inutiles, selon lui, ces pédants ou ces doctes qui étudiaient et écrivaient pour gagner leur vie. Il se voulait, et il fut en son époque et sa région, gentilhomme propriétaire terrien, notable et élu local, négociateur discret au service de ses rois, ami des grands et de l'aristocratie voisine, lui que nos manuels scolaires ont travesti en philosophe de cabinet, sinon en retraité précoce et rat de bibliothèque. Difficile à comprendre avec ses paradoxes qu'accusent encore les lacunes de notre documentation, Montaigne fut en effet, souvent presque en même temps, homme d'extérieur et d'intérieur, voyageur et casanier, à cheval et en haut de sa tour, faisant la cour ou se faisant la cour à lui-même. Pour mieux l'appréhender, il faut dépasser les préjugés qui ont longtemps gouverné la réception de son livre. Et au premier rang, celui qui touche à ce que l'on peut nommer la persona de l'auteur des Essais, cette figure en laquelle il a voulu et fait que l'on ait foi, justement celle du gentilhomme retiré loin du bruit des cités et des vanités courtisanes en son château ; et c'est à peine s'il en serait sorti pour un voyage en Italie et un autre à Paris. Oui, l'écrivain, alors même qu'il participa presque jusqu'à sa fin aux affaires publiques, a souhaité que son lecteur crût à cet exil intérieur propice au jugement, et patiemment, durant plus de vingt ans, a vécu construisant en touches successives sa fiction. Les Essais s'entendent dans ce contrepoint ; ils s'éclairent une fois replacés dans cet espace virtuel entre la figure tracée, peinte, moulée par la prose, et la figure réelle, à jamais évanouie bien sûr, mais évoquée malicieusement dans l'avis « Au lecteur », ou au livre III dans la formule que pourrait illustrer le Bibliothécaire d'Arcimboldo d'« Essays en chair et en os ». [...]
  C'est vers 1571 qu'il se met à écrire — et d'une façon bien étonnante pour nous, moderne. Alors qu'il avait son sujet sous les yeux de sa conscience, ou à portée de main, cette saisie de soi, ou de l'humain à travers soi, se déroule en effet dans la « librairie », c'est à dire au milieu et au travers des livres. Au bout du compte, il pourra bien affirmer : « Je ne dis les autres, sinon pour d'autant plus me dire » ; on veut bien lui concéder qu'il n'est pas un « faiseur de livres » ; toutefois, il s'en est toujours montré grand amateur. Son œuvre résulte pour partie au moins de ses lectures, force est de le reconnaître. En cela l'auteur des Essais se révèle malgré tout homme de son époque, celle où un cosmographe ou un zoologiste — qu'ils se nomment André Thevet ou Pierre Belon — accorderont souvent plus de confiance aux autorités, à leurs sources imprimées, qu'au témoignage de leurs propres yeux. Comment interpréter autrement, dès l'édition originale de 1580, la prolifération, inhabituelle même au regard des pratiques du temps, sous la plume de Montaigne des citations nettement distinguées de la prose et par là même mises en montre ? Il prétendra avoir ainsi cédé à une mode, avoir voulu se plier au goût de son époque. Ces citations innombrables, qui s'agrègent même par grappes au fil des éditions, sans parler des nombreuses sources implicites, sont le signe tangible d'un passé et d'un présent de lecteur assidu et attentif [...].
  Mais si le grand public lit encore aujourd'hui Les Essais, c'est que leur auteur a su s'arracher à cette fascination pour la culture livresque qui empèse et alourdit tous les beaux esprits d'alors. Ils furent légion, mais leurs œuvres croupissent, désormais inutiles, au fond des bibliothèques. Franc-tireur de l'Humanisme, Montaigne ne se trouve jamais là où on l'attend. À la différence de ses confrères en « parlerie », il est le premier sur la brèche à combattre, auprès des gens de cour et de guerre, la culture livresque lorsqu'elle conduit au pédantisme et au dessèchement de l'être. Son style, inimitable, qu'il aimerait « soldatesque », est sa marque, l'indice tangible de sa volonté de rupture avec son milieu culturel, ne serait-ce que par le choix du français comme mode d'expression au lieu de sa « langue maternelle », le latin. Contre le ronronnement des périodes cicéroniennes dont il ne craint pas de dire qu'elles l'endorment, il use d'un « langage coupé », reflet stylistique de sa vivacité d'esprit, et sait toujours inventer la formule qui frappe, qui va à la fois résumer et relancer la pensée : « la teste bien faicte », « le petit homme et petit cheval », « Que scay-je ? », « la branloire perenne », le « badin de la farce »... Ce style impulsif et primesautier, nonchalant et cavalier, qui lui sera reproché, lui permet de jouer les chevau-légers de la culture, de parcourir à bride avalée les champs du savoir, d'explorer sans s'engager, toujours prompt à débusquer injustices et impostures. Montaigne a, le premier, su dénoncer les dangers d'un abus de la culture humaniste, su réclamer le droit de tout individu à l'esprit critique. Il a osé, lui, le frêle « pygmée », s'insurger contre toutes les autorités, saper avec une saine ironie le conformisme intellectuel afin de faire résonner au beau milieu de son livre le « tintamarre de tant de cervelles philosophiques ». On lit encore aujourd'hui Montaigne parce qu'avec une voix et un ton jusqu'alors inouïs, peu entendus depuis, il a revendiqué pour chacun le droit au libre examen dans tous les domaines, celui de la foi excepté.

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Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin  
Extraits de l'une des introductions à la nouvelle édition des Essais