Questions de société

"Non, V. Pécresse, les sciences humaines et sociales ne sont pas à ton service" (blog de C. Pebarthe, Mediapart 18/09/09)

Publié le par Bérenger Boulay

Christophe Pebarthe

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Non, Valérie Pécresse, les sciences humaines et sociales ne sont pas à ton service

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D'emblée, dans son discoursprononcé lors de l'installation du Conseil pour le développement deshumanités et des sciences sociales, le 2 septembre 2009, ValériePécresse n'y va pas par quatre chemins en évoquant le privilège rare des'exprimer devant "une telle assemblée". On pense spontanément auxuniversitaires qui la composent. Vers la fin de son discours, un espritchagrin pourrait toutefois éprouver un doute lorsque la ministre évoquel'ouverture à la société française à travers les cinq personnalitésqualifiées qui siègeront dans ce Conseil, "trois chefs d'entreprises,un universitaire qui est aussi un grand éditorialiste et un explorateurqui nous a fait si souvent rêver !" Mais sans doute faut-il voir danscette phrase suspicieuse l'effet d'une formation universitaire qui,comme Valérie Pécresse le sait, nous apprend "parfois à nous déprendredes mots que nous utilisons". Gardons-nous donc de conclusions hâtiveset peu amènes à l'égard de celle qui a pris fait et cause pour lessciences sociales et humaines, "depuis longtemps" qui plus est, selonses dires.
Au contraire, suivant en cela la Ministre, affrontons lesenjeux du développement des humanités et des sciences sociales et netenons pas compte de ceux qui leur ont fait un mauvais procès au nomd'un monde dans lequel  "régnerait la seule loi de l'utilitéimmédiate". Après une telle profession de foi, les auditeurs de ValériePécresse, les membres de cette docte assemblée, n'ont pu quefrissonner. Alors même que le président de la République ne cesse d'enappeler à une moralisation du capitalisme, au bien être et à lasupériorité de la société sur l'économie, n'allaient-ils pas entendre,dans la bouche de la Ministre de l'Enseignement Supérieur et de laRecherche, enfin au diapason de Nicolas Sarkozy, un vibrant éloge de lagratuité et du savoir ? Les naïfs, s'il y en eu, en furent pour leursfrais. Vibrant éloge il y eut, mais il ne le fut que d'une versionéculée de l'utilitarisme des sciences sociales et des humanités.
Àquoi peuvent-elles bien servir en effet si, de l'aveu même de ValériePécresse, elles ne sont que "nourries", "stimulées" par "le progrès dessciences que l'on dit parfois « dures »" qui, en outre leur offre "unnouveau souffle" ? La réponse manquera d'originalité et serait sansdoute sanctionnée dans une copie mais les correcteurs professionnelsd'étudiants en restèrent cois. Sans doute la perspective de devenir uncommensal des puissants amoindrit-elle l'esprit critique... Quoi qu'ilen soit, l'idée générale est affirmée sans précaution oratoire. Lasociété a besoin, plus que jamais serait-on tenté d'ajouter, dessciences humaines et sociales car "elles seules nous permettent decomprendre et de nous retrouver dans ces changements qui sont parfoissi nombreux qu'ils menacent tous les repères intellectuels, sociaux etscientifiques que nous avions patiemment construits". En bonne élève,Valérie Pécresse se rend bien compte qu'une telle généralité risqueraitde laisser croire à son auditoire que dans son esprit, in fine, ellesne servent à rien. Aussi, elle assène un exemple, celui qui se doit defigurer dans toute dissertation digne de ce nom : "qui peut nous aiderà penser la crise, si ce n'est des économistes, des juristes, deshistoriens, des géographes, des philosophes, des sociologues, desanthropologues et de tous ceux qui, parce qu'ils étudient nos langages,nous apprennent parfois à nous déprendre des mots que nous utilisons ?".
Quetous ceux qui peinent à inscrire leur recherche dans cette perspectiveutilitariste se rassurent toutefois! Non, les sciences humaines etsociales ne servent pas qu'à comprendre le monde contemporain maisqu'ils ne cèdent pas pour autant à "une tentation que nous connaissonsparfois, celle de refuser toute ouverture professionnelle et d'affirmerpar contrecoup la gratuité du savoir et de la culture, qui sont àelles-mêmes leurs propres fins. Mais céder à cette tentation, c'estconfirmer le jugement que l'on voulait réfuter. […] Car étudier leshumanités et les sciences sociales, ce n'est pas seulement se faire uneculture et aiguiser son intelligence, c'est aussi acquérir dans le mêmemouvement des compétences et des aptitudes, qui ont tout pourintéresser les recruteurs, du public comme du privé". L'évocation durecruteur public est sans doute un trait d'humour, tant le dogme du nonremplacement d'un fonctionnaire sur deux partant à la retraite privel'État employeur des compétences et des aptitudes louées par ValériePécresse. La grande affaire est donc l'insertion professionnelle. Lanouvelle frontière s'annonce sans détour selon la Ministre : "lessciences humaines et sociales pourraient à mes yeux devenir lespionnières de la professionnalisation par les compétences, avec un seulobjectif : celui de garantir à chaque étudiant qu'il aura, à la fin deses études, tous les atouts en main pour faire valoir les qualités quisont les siennes".
Le discours de Valérie Pécresse n'annonce doncpas une quelconque inflexion dans la politique menée. Au contraire,elle entend mettre les sciences humaines et sociales au service del'idéologie dont sont porteurs le président de la République et legouvernement auquel elle appartient. C'est à des auxiliaires d'unepolitique intangible que Valérie Pécresse s'adresse, une politique quiest l'expression d'une idéologie. Voilà les sciences humaines etsociales au service de "la société de la connaissance […] car il n'y apas d'innovation sans esprit critique, il n'y a pas de rupturescientifique et technologique sans goût du décentrement, de ladéconstruction et de la complexité", qualités qu'elles seulescultiveraient. Les voilà sommées de devenir le bras armé du libéralismed'ordre, en proposant "des règles pour la construction d'une évaluationréfléchie et, pour tout dire, bien pensée. Et j'en suis certaine: detelles réflexions ne tarderaient alors pas à essaimer dans les autresdisciplines, contribuant ainsi à aiguiser notre compréhension et notrepratique de l'évaluation".
Alors, non, Madame Valérie Pécresse, lessciences sociales et humaines ne sont pas à votre service, pas plus quel'Université n'a pour fonction de remplir des bassins d'emploi, derépondre aux besoins des entreprises. Évitons les sous-entendus, lesaccusations maquillées en défense et apologie. Les humanités méritentmieux. Après vous avoir entendu ou après vous avoir lu, nul ne peutêtre votre dupe. Votre seule ambition est d'asservir des disciplinesqui contribuent à ranimer la flamme d'un esprit critique que vous etvotre gouvernement cherchent à éteindre. La citation de Michel Foucaultne fait pas illusion. Auriez-vous ajouté Pierre Bourdieu, pourtantparticulièrement bien doté en H-factor, à votre catalogue à la Prévertque le constat resterait inchangé.
Par la réforme des universités etde la recherche, par une concentration dans le secteur médiatique quis'opère au profit de l'image et de la communication de Nicolas Sarkozyet par une haine à l'encontre de tous ceux qui ne confondent pasprogrès, innovation et brevet avec le développement des scienceshumaines et sociales, vous contribuez avec constance à détruire lesfondements mêmes de l'émancipation des individus par l'accès libre ausavoir. Que tous ceux qui participent à ce conseil ne s'y trompent doncpas. En acceptant l'invitation qui leur a été faite, ils apportent leurcaution à une politique que la communauté dont ils sont issus rejetteencore aujourd'hui massivement.