Essai
Nouvelle parution
N. Ferrier, Situations avec spectateurs. Recherches sur la notion de situation

N. Ferrier, Situations avec spectateurs. Recherches sur la notion de situation

Publié le par Marc Escola (Source : pups)

Nicolas Ferrier,

Situations avec spectateurs, Recherches sur la notion de situation,

Presses de l'Université Paris-Sorbonne, collection "Theatrum Mundi", 2012.

EAN13 : 9782840508274.

 

La thèse qui soutient l’écriture de cet ouvrage se résume ainsi : si nous passons par l’état de spectateur (de la culture en général et de l’art en particulier), c’est pour mieux devenir acteur de notre propre vie. Dès lors, nous nous demanderons ce qu’est un « sujet-spectateur » ? Et que signifie « devenir acteur de sa vie » ? À partir d’une recherche menée sur les rapports entre Guy Debord (La Société du spectacle) et le théâtre, nous convoquerons, parmi d’autres, Bertolt Brecht et Karl Jaspers pour la manière qu’ils ont d’appréhender les situations dans leur dimension quotidienne, existentielle, artistique et politique. Car pour ces penseurs aussi différents les uns des autres, nous ne sommes jamais simplement spectateurs de quelque chose, mais toujours spectateurs à l’intérieur d’une situation depuis laquelle nous pouvons et nous devons nous transformer, nous-mêmes et notre quotidien.

 

Nicolas FERRIER. Après avoir suivi des études de philosophie et une école de théâtre, il met en scène En attendant Godot de Samuel Beckett. Intermittent du spectacle durant quelques années, il fait de l'assistanat à la mise en scène, de la production et de la régie technique et générale pour différentes équipes artistiques travaillant à un niveau local, national ou international. Aujourd'hui chargé de cours en Arts du spectacle à l'université de la Sorbonne-nouvelle Paris III et en Médiation culturelle de l'art à l'université de Provence Aix-Marseille I. Il écrit sa thèse sur le théâtre et les situationnistes, sous la direction de Denis Guénoun (Paris-IV Sorbonne). Il poursuit des travaux artistiques qu'il présente non régulièrement dans des lieux privés et publics.

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On peut lire sur le site nonfiction.fr un compte rendu de cet ouvrage:

"De Jaspers à Debord", par C. Ruby.

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L'auteur était l'invité en 2013 du séminaire du LAPS.

Dans ce cadre, Flore Garcin-Marrou avait donné un compte rendu de l'ouvrage:

"Situations avec spectateurs. Recherches sur la notion de situation s’ouvre sur une réflexion sur le spectateur, observé dans un état de passivité généralisée, fasciné par un monde régi par la marchandisation. La frénésie de la consommation empêche le sujet-spectateur de prendre le monde « en souci », c’est-à-dire d’avoir un rapport avec lui, de faire en sorte que les mots et les actes aient un sens (ce vers quoi, cependant, l’art nous pousse). Le langage et la culture sont consommés par le sujet passif, alors qu’ils sont recréés par le sujet actif. Ainsi, le spectateur se définit par sa relation au sens, qu’elle soit active ou passive. Relation qui s’établit au sein d’une situation.

Debord et le mouvement situationniste questionne la passivité du sujet au sein de la société capitaliste, dite « de spectacle », qui maîtrise les consciences en imposant des images manipulées par le capital. Ces images sont des représentations qui aliènent l’individu et conditionnent les relations sociales. Le spectacle coupe l’individu du monde sensible : il se substitue au monde pour faire croire qu’il est le monde. Le spectacle agit comme un facteur de dépossession de soi, de soi par rapport à autrui, de soi par rapport au monde. Pour contrer et transformer cette passivité, Debord élabore une pratique de « construction de situations », permettant de transformer son rapport à soi, à autrui et au monde, engageant le sujet-spectateur à devenir acteur, actif, de sa vie.

Une histoire de la « situation »

La première partie du livre de Nicolas Ferrier est consacrée à l’analyse de la « situation-limite » chez Jaspers, à partir de laquelle Gabriel Marcel, puis Jean-Paul Sartre, fondent leur propre acception de la notion de situation. La « situation-limite [6] » est cet état de l’homme qui s’émancipe de sa vie empirique en manifestant sa liberté pour se transcender et communiquer avec autrui. Elle permet à l’homme passif de devenir un « acteur existentiel » capable de déchiffrer les signes du monde et par là, de transformer sa situation dans le monde, de son rapport à soi et à autrui [7].

Dans la deuxième partie, il est question de la « situation dramatique ». La situation se définit à la fois par une configuration spécifique entre des personnages et par l’effet qu’elle produit sur le spectateur. Elle tient tant dans un rapport mutuel entre les acteurs à l’origine d’une dynamique émotionnelle, de complexes de forces que dans un rapport qui outrepasse la scène en touchant le spectateur qui peut alors s’émanciper de la représentation et adopter un point de vue conscient et critique. Ce point a occupé Sartre, dans l’Imaginaire(1940), mais aussi Hegel dans l’Esthétique. Ce rapport entre acteur et spectateur amène Nicolas Ferrier à analyser les concepts d’ « identification » (convoquant Aristote, d’Aubignac, Diderot) de « dés-identification » (avec Freud, Lacan, Althusser), de « distanciation » (chez Brecht, Sartre, Deleuze).

Dans la troisième partie, l’auteur s’attache à reconstituer la généalogie de la « construction de situations [8] ». Debord emprunte à La Nausée de Sartre, publié en 1938, l’idée de situation. Sartre explicite la notion en décrivant la nature de la relation amoureuse entre Antoine Roquentin et Anny : une « situation privilégiée » qui apparaît lorsque le sujet est passif, subit la passion et qui se transforme en un « moment parfait » sur lequel la volonté du sujet a repris une ascendance, résultant du choix de cette volonté. Le sujet a conscience du moment parfait, qui tend vers une perfection formelle. Debord porte son intérêt davantage sur la « situation privilégiée » qui se présente comme étant moins volontaire et plus artistique. Elle est subie, par le sujet, de manière passive : saisi par un événement auquel il assiste, le sujet est comme un spectateur de théâtre, pris par une passion mais séparé de ce qu’il voit.

La « construction de situation » debordienne s’inspire donc de la « situation privilégiée » sartrienne. Le sujet est divisé entre une passion et une action, affecté et dépossédé, ce qui n’est pas sans rappeler le Paradoxe sur le comédien. La situation doit mettre l’acteur dans une disposition qui l’amène à subir une émotion mais aussi à la transformer. La situation exploite cette scission interne du sujet engagé dans une passion qu’il subit et qu’il rend active, nécessitant la participation d’autrui. Debord ne veut cependant pas vivre cette situation privilégiée au sein d’une représentation théâtrale, mais bien au sein de la vie-même, du quotidien.

La société comme terrain de jeu

Dans la pensée de Debord, le « spectateur », l’« acteur », le « spectacle », la « situation » sont autant de référents théâtraux majeurs venant alimenter un travail critique de la société capitaliste. Néanmoins, les premières expérimentations de « situations » sont poétiques et cinématographiques. Debord explore le « néo-poème » et le « film sans images » (par exemple, les Hurlements en faveur de Sade -1952 – font se succéder écrans blancs et noirs, supersposés à une voix off [9]). Il met en place des praxis révolutionnaires permettant de construire des situations : 1/ la métagraphie (consistant en des collages de phrase et d’images découpées reliées par une autre logique que celle du signifiant [10]). 2/ La psychogéographie (une théorie des déplacements erratiques, des dérives dans un espace urbain). 3/ Le détournement (consistant en une dévalorisation de l’objet détourné et une création de nouvelles valeurs passant par une réorganisation picturale). 4/ la dérive (agissant sur les comportements et les décors, l’ethos et le topos [11]). Le quotidien est soumis à ces dispositifs ludiques, à ces jeux de lutte. Ils tendent vers un renversement du capitalisme, la société devenant un terrain de jeu.

De cette manière, si tant est qu’un théâtre situationniste existe, il consisterait en un jeu du quotidien, mettant en scène des acteurs luttant contre la fatalité du spectacle qui les arrache à leur vie. En 1953, Debord annonce les principes d’un « théâtre nouveau ». Mais il s’agit plutôt d’un théâtre de mots, qui utilise la métagraphie, ou d’un théâtre de montages d’images, plutôt qu’un théâtre incarné, qui nécessiterait l’expérience d’une direction d’acteurs. Néanmoins, Debord apprécie dans le théâtre de Brecht ses capacités de détournement.

Pour Debord, ce qui différencie le théâtre classique du théâtre moderne, est le fait que le théâtre classique ne peut être changé alors que le théâtre moderne peut l’être. Il est toutefois possible de trouver des éléments modernes dans le théâtre classique : ce sont ces éléments qui font qu’une pièce est encore productive à l’époque où on la joue. Reprenant l’idée célèbre de Marx, il ne s’agit pas d’interpréter le monde mais de le transformer, même sur les scènes de théâtre. Mais Nicolas Ferrier a raison de souligner que ce n’est pas le monde de la représentation qui appelle à être transformé, mais bien celui qui fait apparaître cette représentation [12]. En aucune façon, Debord élabore une poétique théâtrale : sa réflexion aux référents théâtraux n’a de base que le réel.

De la distanciation au détournement

Le théâtre situationniste se fonde sur une double référence paradoxale à deux auteurs dramatiques : Brecht et Racine. De quelle manière Debord mobilise-t-il leurs dramaturgies ? Lorsque Brecht refuse que son théâtre implique un procédé d’identification, il engage le spectateur à ne plus croire au personnage, à ne plus être passif face à l’image, mais à prendre conscience de ses capacités à transformer sa propre vie. L’effet de distanciation entraîne le spectateur dans une activité qui le pousse à agir. Freiner l’empathie permet d’affûter la conscience critique. Le jeu brechtien suit une dialectique matérialiste qui fait du comédien un acteur de la lutte des classes, lui-même investi de la mission de transformer le monde. Il faut cesser de s’identifier et détourner. Mais Debord finit par nuancer son propos, après avoir constaté l’échec de l’effet V sur la réalité sociale française [13]. Comment continuer à faire exister un jeu distancié dans la société, dans les rapports humains, dans la vie courante ? Dans une dynamique de dépassement de l’art, Debord continue de dé-spectaculariser la situation, de l’arracher à l’espace théâtral et de vouloir la faire émerger sur la scène du champ social.

De l’émotion situationniste des grandes tragédies

Le deuxième dramaturge mobilisé par Debord est Racine, car le situationnisme est de nature tragique et il n’est pas insensé de voir que la « construction de situations » est structurée selon les lois de la tragédie classique et de la règle des trois unités. Quelle est l’unité d’action dans la situation ? L’action principale de Bérénice est la séparation de Titus et Bérénice. Or, la séparation est une opération du capitalisme, qui n’est rien d’autre qu’une mise en œuvre d’une spécialisation, garante du bon ordre de la société marchande. Leur séparation amoureuse est une conséquence du pouvoir, du spectacle. La lutte des classes permet à la société d’être sans classes, sans séparation. Il y a donc une « émotion situationniste [14] » dans les grandes tragédies : celle qui vient de la lutte contre la séparation, autrement dit, celle qui vient de la révolution. Car seules les révolutions peuvent mettre fin au conflit entre classes. L’unité d’action permet de lutter contre la séparation.

Quelle est l’unité de lieu dans la situation ? La construction de situations participe d’un « urbanisme unitaire [15] », à savoir des constructions où l’homme se réalise en s’émancipant des contraintes sociales, du conditionnement capitaliste. L’unité de lieu permet une révolution de la vie quotidienne dans son ensemble. Quelle est l’unité de temps dans la situation ? Entre le plaisir de l’instant de l’événement et la nécessité de s’inscrire dans un processus historique révolutionnaire, Debord opte pour une conception héraclitéenne du temps : celle de son écoulement, du changement perpétuel. C’est-à-dire que la « construction des situations » transforme l’espace et le temps des individus. La situation ne cristallise pas le temps qui la voit émerger, mais au contraire, le  transforme, dans un jeu de métamorphoses qui détruit, altère, répète. Ainsi l’unité de temps mobilisée ici n’est pas celle de la durée mais celle d’une unité dialectique, de la répétition et de la différence [16].

Un théâtre situationniste ?

C’est à la page 211 que Nicolas Ferrier analyse les conditions de possibilité d’un théâtre situationniste. Le situationniste belge André Frankin est le premier à en donner les caractéristiques. Il est l’auteur d’une pièce intitulée Personne et les autres, jamais publiée dont il ne reste que la préface dans un numéro de l’Internationale Situationniste de décembre 1960 [17]. Cette préface est un manifeste qui place l’idée d’« unité scénique » au centre de la réflexion : l’unité scénique étant une disjonction entre le dire et le faire, hiatus, asymétrie qui fonde le quotidien. Le théâtre est alors une exposition de l’aliénation du quotidien. Pour parvenir à cette unité, Frankin met en œuvre quatre opérations dramaturgiques : 1/ la pulvérisation de l’intrigue 2/ la fonction cyclique des personnages (qui ont la capacité de rentrer et de s’extraire hors de leur personnage) 3/ la participation du public qui ne relève ni de l’empathie identificatoire ni de la distanciation brechtienne mais d’une identification distanciée permettant au public de reconnaître la disjonction dans le quotidien. 4/ le dialogue, support de l’unité scénique.

Debord a également écrit deux notes sur le théâtre en 1957, concevant d’abord le théâtre situationniste comme un théâtre de rue (propre à la dérive, au détournement). Les acteurs n’y incarnent pas de rôle et interviennent dans l’espace urbain. C’est, en somme, ce qu’Augusto Boal pratique dans les années 1970 : le théâtre de l’invisible. Mais les actions de Debord ne sont pas, à la différence de Boal, exclusivement politiques : il s’agit avant tout d’un théâtre sans lieu, sans ordre, où il n’y a rien à comprendre, « mais où tous pourraient trouver des occasions de vivre [18] ». Dans une seconde note, Debord évoque la possibilité d’un théâtre plus intérieur, à tonalité strindbergienne, tenant davantage de la « pièce de conversation » telle que Peter Szondi la définit, et qui implique un rapport au quotidien particulier. La conversation, entre les hommes, n’engage plus à rien. Il n’y a pas véritablement d’action, mais un « spectacle permanent et vide, comme la vie (…) avec des ouvertures brèves sur ce qui pourrait être [19] ». Le langage est alors non agissant et préfigure le théâtre du quotidien de Jean-Paul Wenzel. L’acteur, comme le situationniste, est alors amené à apparaître de façon non spectaculaire dans le spectaculaire [20]. La dysharmonie situationniste est là pour manipuler l’harmonie dramatique : elle exprime une dissidence, une force révolutionnaire dans le quotidien.

Si ce dépassement de la forme dramatique peut inviter à lire le théâtre situationniste du côté des formes post-dramatiques, il est aussi possible de le relier au baroque, qui fait des jeux une force contre la forme établie. Le jeu baroque est proche du mouvement vital, propre à capter les énergies. Il s’oppose au classicisme comme le jeu situationniste s’oppose au capitalisme. Debord vient alors à émettre l’idée que le jeu peut remplacer le théâtre : il ne s’agit plus de « faire comme si », mais de « faire ». Le joueur devient alors un « viveur » et un « constructeur [21] » : « Le plateau de jeu est le quotidien spectaculaire capitaliste, et la partie qu’il joue, la tragédie de la révolution [22] ».

En 1962, les situationnistes radicalisent leur logique du dépassement de l’art et abandonnent toute manifestation artistique, y compris le théâtre. Ils se démarquent du happening dans un article « L’avant-garde de la présence [23] ». Si les situationnistes et les performeurs refusent la séparation entre l’art et la vie, les situationnistes veulent transformer le réel, alors que les performeurs entendent modifier la perception du réel. Le happening reste dans le champ artistique alors que la situation se veut violente, subversive, dans un rapport à la totalité du monde.

Pour un devenir situationnel

La conclusion de Nicolas Ferrier reprend les trois temps de la réflexion. Qu’avons-nous appris du passage de l’état de spectateur à l’état d’acteur, de l’état passif à l’état actif ? 1/ Jaspers a montré que les « situations-limites » ne plongeaient pas le spectateur dans une contemplation passive mais lui laissaient la possibilité de devenir un « acteur existentiel » en parvenant à déchiffrer la transcendance de l’œuvre d’art qu’il contemple. 2/ La situation dramatique amène le spectateur dans la voie de l’identification ou dans celle de la distanciation. Debord note la possibilité d’adopter la désidentification, l’indétermination, permettant, par la vacuité, de laisser advenir le possible. En s’y engageant, le spectateur devient agissant. 3/ La construction de l’action chez les situationnistes permet au spectateur aliéné au spectacle de lutter pour une vie vécue directement, sans séparation, sans classes. Ces trois approches montrent que l’individu en situation ne peut se réduire au dualisme qui oppose nécessairement passivité et activité. L’individu est davantage pris dans un processus d’individuation, de « devenir situationnel » qui maintient une coexistence de la détermination et de l’indétermination."