Essai
Nouvelle parution
N. Tamraz, Littérature, art et monde contemporain (Récits, Histoire, Mémoire)

N. Tamraz, Littérature, art et monde contemporain (Récits, Histoire, Mémoire)

Publié le par Marc Escola (Source : Nayla Tamraz)

Référence bibliographique : Nayla Tamraz, Littérature, art et monde contemporain: Récits - Histoire - Mémoire, Presses de l'Université Saint-Joseph, 2016. EAN13 : 9786148019081.

 

"Le présent ouvrage constitue les actes du colloque « Littérature, art et monde contemporain : récits, Histoire, mémoire » qui s’est tenu le 16 et le 17 mai 2014 à l’Université Saint-Joseph. Nous voulions, à travers ce colloque, engager le monde universitaire dans une réflexion sur les questions actuelles relatives à la mémoire et à l’histoire récente des guerres libanaises dont l’abord, encore aujourd’hui, reste problématique, en montrant comment les pratiques littéraires et artistiques contemporaines au Liban se sont emparées de ces questions et permettent d’y porter un regard critique.

L’idée est partie de la prise de conscience de l’une des tendances majeures de la littérature contemporaine qui consiste à mettre en scène des histoires individuelles dans leurs relations avec les événements collectifs, et de celle de la critique littéraire qui, cédant à la pression du monde, revient aujourd’hui à considérer l’objet littéraire à l’intérieur du contexte historique et politique de sa production[i]. Aussi la production culturelle contemporaine réside-t-elle assez généralement dans le recours à l’Histoire comme un topos autour duquel se nouent des enjeux aussi bien esthétiques que mnémoniques et thérapeutiques. Dans les pays arabes où les pratiques culturelles sont liées à des contextes de conflits cette tendance prend tout son sens[ii], et au Liban en particulier.

Alors que l’histoire se construit généralement sur des propos officiels qui font consensus, nul n’ignore en effet que les débats autour de l’écriture de l’histoire contemporaine du Liban restent aujourd’hui extrêmement conflictuels. Ainsi il n’existe pas au Liban d’histoire officielle. La polémique autour du projet d’écriture d’un livre d’histoire pour les écoles libanaises, l’histoire enseignée actuellement s’arrêtant à l’année 1943, celle de l’indépendance du Liban, est suffisamment éloquente. Approcher les années de guerre s’avère d’autant plus compliqué que le décret de la Loi d’amnistie générale du 26 aout 1991, promulguée par le gouvernement libanais et s’appliquant aux crimes perpétrés par toutes les milices et groupes armés pendant la guerre civile s’accompagne de ce que l’on peut considérer comme une amnésie qu’elle impose et entretient. La volonté commune d’occulter le passé s’avérant finalement plus commode que le fait de le ressusciter rend effectivement difficile tout travail de mémoire[iii].

Dans ce contexte spécifiquement, artistes, cinéastes et romanciers se donnent pour mission de raconter et de réactiver les processus qui permettent de comprendre le passé refoulé, ou mettent au contraire l’accent sur le travail du deuil et de l’oubli qu’ils envisagent comme une pratique nécessaire par laquelle le passé est interrogé et le présent affronté, mobilisant de toute manière pour ce faire les paradigmes du récit et de la mémoire, voire questionnant et bouleversant l’usage de ces derniers. Se proposant comme un espace d’investigation, l’art et la littérature deviennent le lieu d’une historiographie qui permet d’effectuer un travail de mémoire. Ainsi, la scène littéraire et artistique libanaise offre aujourd’hui une plateforme qui interroge l’existence d’une mémoire de conflit aussi bien individuelle que collective et constitue un espace où des questions sur la responsabilité de l’artiste ou de l’écrivain face à l’histoire trouvent un terrain privilégié. Comment ces paradigmes investissent-ils les territoires de la création littéraire et artistique et sont-ils en retour travaillés par elle ? Cette question se négocie au sein d’une fascination réciproque où ces champs disciplinaires se nourrissent mutuellement[iv]. Cette réflexion, engagée et poursuivie dans le domaine des pratiques artistiques contemporaines, demandait à être élargie à celui de la création littéraire. Si la littérature et l’art se sont emparés de ces questions, il apparaissait dès lors intéressant d’appréhender leurs pratiques conjointement dans le cadre d’une approche pluridisciplinaire (esthétique, historique, sociologique, philosophique, psychologique ou narratologique) afin de donner à voir comment ils interagissent face à ces problématiques communes.  

Ainsi un grand nombre d’universitaires et de chercheurs avaient répondu à notre appel et ont participé à cette manifestation que nous avions voulue bilingue. Ils sont venus de disciplines aussi variées que la littérature, l’histoire de l’art, le cinéma, les études culturelles, les sciences politiques, l’histoire, la philosophie, la sociologie et l’anthropologie. Nous retrouverons une grande partie de leurs interventions dans cet ouvrage qui vient prolonger la réflexion mise en place dans le cadre de ce colloque. Aussi avons-nous fait le choix de les publier dans leur langue d’origine, en français ou en anglais et de conserver la forme orale souhaitée par certains intervenants." — Nayla Tamraz

 

[i] La question du retour à une approche historique fait l’objet d’une abondante littérature : Antoine Compagnon, La Troisième République des lettres, Paris : Seuil, 1983 ; Henri Behar et Roger Fayolle (dir), L’Histoire littéraire aujourd’hui, Paris : Armand Colin, 1990 ; Luc Fraisse, L’Histoire littéraire : ses méthodes et ses résultats, Genève : Droz, 2001 ; Les Fondements de l’histoire littéraire, Paris : Champion, 2002. L’Histoire littéraire à l’aube du XXIème siècle : controverses et consensus, Actes du colloque de Strasbourg, 12-17 mai 2003, Paris : PUF, 2005.

[ii] Consulter à ce propos les travaux de Frank Mermier et Nicolas Puig (dir) Itinéraires esthétiques et scènes culturelles au Proche-Orient, Beyrouth : IFPO, 2007.

[iii] Frank Mermier et Christophe Varin (dir), Mémoires de guerre au Liban (1975-1990), Sinbad / Actes Sud, 2010.

[iv] Voir le travail de Paul Ricœur sur les enjeux de la narration, en particulier sur la part constitutivement narrative de l’expérience temporelle dans les 3 tomes de Temps et récit.- Paris : Seuil, 1983, 1984, 1985. Ricœur met en avant les proximités entre la temporalité de l’historiographie et celle du discours littéraire. Du côté des pratiques artistiques la réflexion de Karacauer sur l’histoire (L’Histoire des avant-dernières choses, Paris : Stock, 2006) a fait l’objet de deux journées d’études sur les artistes et l’histoire (symposium organisé par la Fondation arabe pour l’image et le Centre Georges Pompidou en décembre 2012).