Questions de société
Motion de Bordeaux 3 : une réaction de Jean-Paul Engélibert, professeur de littérature comparée

Motion de Bordeaux 3 : une réaction de Jean-Paul Engélibert, professeur de littérature comparée

Publié le par Alexandre Gefen

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Le6 avril à Bordeaux 3, l'Assemblée générale du personnel puis l'Assembléegénérale de l'université ont voté dans des termes identiques la motionsuivante :

En refusant d'entendre nos revendications(telles qu'elles ont été formulées par la CNU), le gouvernement prend le risqued'interdire le déroulement normal des examens du second semestre. Dans lesconditions actuelles, en face d'une telle obstination, l'AG propose deneutraliser le second semestre. Cela veut dire que la validation de l'année2008-2009 serait délivrée sur la base des examens du premier semestre. Celaimpliquerait d'organiser, dès que la situation le permettrait, une session derattrapage du premier semestre, afin d'éviter que les étudiants ajournés àcette session ne soient lésés. Il reste au gouvernement à faire preuve deresponsabilité en retirant les deux réformes qui ont suscité le déclenchementdu mouvement (statut des enseignants chercheurs et Mastérisation de laformation des enseignants du primaire et du secondaire) de façon à créerrapidement les conditions d'une véritable négociation sur l'ensemble de nosrevendications.

Cettemotion a suscité beaucoup de réactions, d'oppositions et de craintes, y comprisparmi ses propres auteurs. Elle paraît hérétique ; elle l'est certainement.Elle répond pourtant à une situation qu'on ne peut pas esquiver.

Nousavons trouvé notre Thatcher, notre Reagan. Nous avons compris ce que noussommes aujourd'hui : les mineurs anglais, les contrôleurs aériens desEtats-Unis des années 1980. Comme ceux-là, ce nouveau règne s'instaure enassaillant une profession à haute valeur stratégique ou symbolique ; ils'affirme en brisant une résistance. Voilà notre responsabilité aujourd'hui –et la difficulté de la bataille. Si nous cédons, nous ouvrons la voie à vingtans de règne ultra. Nous n'en serons pas les seules victimes, nous n'en seronsmême pas les principales ; ne dramatisons donc pas notre sort. Soyonsseulement conscients que l'université ne s'en relèvera pas.

Onpeut énumérer ses conséquences à moyen terme : assèchement de lapréparation aux concours de l'enseignement, disparition des formations à larecherche en littérature et sciences humaines dans la quasi-totalité desuniversités, réduction drastique du nombre d'étudiants dans ces mêmes filièresdevenues sans objet, transformation des universités en centres de formationprofessionnelle ou en salle d'attente du Pôle emploi, disparition de l'écolepublique : car pourra-t-on appeler encore école publique une école sansmaîtres, une école de vacataires, une école de vacations enchaînées ?

Cetteénumération, cette énumération qu'on pourrait poursuivre sans fin,convaincra-t-elle que, contre ce projet, toutes les armes sont légitimes ?Nous brandissons celle d'un semestre sans examen. On nous demande s'il seraitnormal de délivrer un diplôme sans épreuve. On ne nous demande pas s'il estnormal que le ministre, c'est-à-dire le serviteur, de l'Education nationaleliquide non seulement une année universitaire, mais toutes celles à venir, ensoldant les concours et leurs préparations. On nous objecte la lourdeur de cesacrifice ; mais s'il y a sacrifice, l'autel est celui de l'institutionqui donne sens aux examens. Oui, affirmons qu'il est sensé de renoncer auxexamens d'un semestre pour sauver l'Université. Oui, affirmons que l'éventuellesuppression des examens de 2009 n'aurait aucuneconséquence en comparaison de la barbare Mastérisation. Oui, affirmons quenous sommes prêts à assumer notre combat pour l'Université.

Nousavons trouvé notre Reagan, notre Thatcher. Mais nous avons la chance historiquequ'il se présente au moment du reflux de la vague ultra anglo-saxonne.Sommes-nous capables de saisir cette chance ? Pouvons-nous concevoir degagner ?

Sinous devions perdre, je ne me reconnaîtrais pas dans l'université à venir. Jem'en désaffilierais. Nombreux seraient ceux qui se replieraient soit dans unerésistance sourde, soit dans un quiétisme aveugle – dans tous les cas,l'égoïsme et le corporatisme vaincraient. On voit trop bien à quel univers deconformisme et de soumission cette université fantoche, minuscule,ressemblerait.

Jean-Paul Engélibert

Professeur de littératurecomparée

Université de Bordeaux 3