Essai
Nouvelle parution
Moraly, L'Oeuvre impossible

Moraly, L'Oeuvre impossible

Publié le par Laure Depretto (Source : Jacques Bonnaure)

Référence bibliographique : MORALY L'ŒUVRE IMPOSSIBLE, Le Manuscrit, collection "L'Esprit des lettres", 2013. EAN13 : 9782304042344.

YEHUDA MORALY : L’ŒUVRE IMPOSSIBLE

 

Présentation de l'éditeur

L’ouvrage de Yehuda Moraly fonde sa réflexion sur trois projets inaboutis de trois auteurs sur lesquels il a déjà beaucoup travaillé: Paul Claudel, Jean Genet et Federico Fellini, « Ma démarche, écrit Moraly, sera, pour les trois projets, identique. J’essaierai d’abord de reconstituer, à l’aide de brouillons, de témoignages, les différents états du projet inabouti. Cette reconstitution nous rend témoins du processus de la création elle-même, du début de l’idée à son développement, aux différentes versions que le projet connaît, jusqu’à son abandon, ou parfois, ses abandons, puisque l’auteur peut revenir au projet, sous une autre manière, et à nouveau l’abandonner.
Il s’agira ensuite de repérer dans l’œuvre les échos immédiats du projet, la reprise de certaines images, de thèmes. Enfin, et c’est là le plus difficile, j’essaierai de faire un lien entre le projet abandonné et l’ensemble de l’œuvre qui s’en trouvera éclairée d’une manière nouvelle ».

Paul Claudel.

La Trilogie claudélienne (L’Otage, Le Pain dur, Le Père humilié) évoque l’histoire d’une famille à travers le XIXè siècle, depuis le règne de Napoléon jusqu’à la fin du siècle, à l’époque où le neveu du pape est l’amant d’une merveilleuse Juive aveugle (cécité symbolique représentant l’obstination des Juifs à ne pas voir Dieu en Jésus-Christ). Pour Claudel, l’histoire ne s’arrêtait pas là.

Ida Rubinstein avait  fait demander à Claudel le texte d’un spectacle qu’elle mettrait en scène à l’Opéra de Paris, il commence par refuser puis rédige La Sagesse ou la Parabole du Festin, texte sur lequel Darius Milhaud a composé une musique ne sera pas donné en version scénique pas plus que l’Histoire de Tobie et de Sara, également proposée par Ida Rubinstein sur une musique de Stravinsky ni la Danse des morts (d’après Ezechiel) dont Honegger composera la musique mais qui sera souvent donnée en concert. Ces œuvres  seront inégalement achevées. Un autre projet d’Ida Rubinstein, qui aurait constitué l’un des éléments de cette Tétralogie du Mal, aura été mené à bien, Jeanne d’Arc au bûcher, créé avec succès en 1938 à l’Opéra de Paris avec la musique d’Honegger. Le cas de Tête d’or est plus complexe. La première version de la pièce, qui n’est pas inachevée mais a connu trois réécritures, date de 1889. Tête d’or, par certains aspects, est un héros barrésien, nietzschéen également, farouche, énergique, individualiste, antisémite et anti-démocrate. Un demi-siècle plus tard, on pouvait rapprocher Tête d’or de Hitler. Claudel va donc réorienter le sens de la pièce, non en refusant tout parallèle entre les deux « conquérants » mais en en tirant une leçon de sagesse politique et un message religieux qui fera l’objet d’un nouveau texte, jamais achevé, On répète Tête d’or. Dans tous les cas, Claudel le catholique s’arrête au moment où il aborde le mystère de son rapport complexe avec le judaïsme.

Jean Genet.

Pendant une vingtaine d’années, Genet a poursuivi un projet jamais abouti, La Mort. Sartre l’évoque dans son Saint Genet comédien et martyr et Genet en publie même des Fragments. En dépit de l’inachèvement, cette œuvre, en quelque sorte une réponse à Sartre, irriguera sa production ultérieure. Ces Fragments sont au nombre de trois. Fragments d’un discours, Le Prétexte, Fragments d’un second discours. Le deuxième a pour objet l’impossibilité progressive de la création, une condamnation au silence liée à un « prétexte », sa liaison avec un jeune amant. On retrouvera cependant  des préoccupations identiques dans divers textes ultérieurs, un brouillon intitulé Les Folles. La correspondance avec son agent et traducteur Bernard Frechtman montre souvent la pénible confrontation avec cette œuvre projetée qu’il envisage maintenant comme un diptyque intitulé La Mort. Un autre texte, Peur de mourir, se rattache au même réseau thématique, évoquant l’autodestruction de l’œuvre, qui devrait emporter son créateur dans  ce que Yehuda Moraly qualifie d’apothéose-chaos.

Federico Fellini.

Le thème de l’impuissance créatrice était déjà présent chez Fellini dans 8 ½.  Quelques années plus tard, le cinéaste réalise un scénario et prépare un nouveau film (Viaggio di G.Mastorna). Alors que tout est prêt pour le tournage, il abandonne le projet, dont le scénario a cependant été publié en 1995, après sa mort. Il existe certainement des causes conjoncturelles à cet abandon, dissensions entre Fellini et le producteur De Laurentis, maladie du cinéaste. Ce Viaggio évoque l’itinéraire d’un violoncelliste qui, à travers divers épisodes, s’éloignerait de l’Enfer pour atteindre une sorte de paradis de l’indifférence, à travers des décors étranges, parmi  des créatures irréelles. Yehuda Moraly montre sans difficulté comment divers éléments de ce scénario plusieurs fois remis se retrouvent dans d’autres films, Toby Dammit , Ginger et Fred, La Voce della Luna ainsi que le court-métrage Fellini, a director’s notebook , et à un moindre degré dans Roma, Prova d’orchestra ou La Citta delle donne. Comme chez Claudel, comme chez Genet, au moment où il va dire une chose essentielle, et figurer l’abolition des frontières entre judaïsme et christianisme, entre Bien et Mal, entre Ici-Bas et Au-delà, le créateur s’arrête, comme frappé de paralysie.

Cette impossibilité d’achever est fondamentale, par ce qu’elle nous découvre sur les mécanismes de la création. Toutefois, Yehuda Moraly ne se limite pas à étudier deux auteurs et un cinéaste qui l’auront accompagné pendant toute sa vie. Comme il le note dans sa conclusion, « les trois sujets qui ont été traités dans ce texte ne l’ont été qu’à titre d’exemple. Il faudrait étendre ce début de recherche à un cadre plus vaste, idéalement collectif et interdisciplinaire : musique, poésie, art, philosophie ». Et de convoquer le mythe d’Orphée : s’il regarde Eurydice enlevée aux Enfers et comprend la cause profonde de son art, il doit se séparer d’elle.

A travers ces trois études sur Claudel, Genet et Fellini se profile donc, en filigrane, une théorie tragique de la création, intellectuellement très stimulante.

Jacques Bonnaure

paru le 31/10/13 210p 21,90€