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Mettre le savoir en fiction à la fin du XIVe siècle. Les Eschés amoureux en vers (Amandine Mussou)

Mettre le savoir en fiction à la fin du XIVe siècle. Les Eschés amoureux en vers (Amandine Mussou)

Publié le par Matthieu Vernet

Amandine Mussou soutiendra sa thèse de doctorat,

 

Mettre le savoir en fiction à la fin du XIVe siècle.

Les Eschés amoureux en vers

 

le samedi 23 juin 2012 à 14h,

dans la salle D040 de la Maison de la Recherche,

28, rue Serpente, 75006 Paris.

 

 

Le jury sera composé de

Madame Jacqueline Cerquiglini-Toulet (Directrice, Université Paris-Sorbonne),

Madame Florence Bouchet (Université de Toulouse-le-Mirail),

Monsieur Dominique Boutet (Université Paris-Sorbonne),

Madame Joëlle Ducos (Université Paris-Sorbonne),

Madame Nathalie Koble (École normale supérieure),

Madame Sylvie Lefevre (Columbia University),

et de Monsieur Alastair Minnis (Yale University).

 

Position de thèse :

 

Les relations de la littérature aux savoirs nourrissent la réflexion de nombreux travaux actuels : le dossier critique de la revue Acta fabula du mois d’avril 2012 réunit par exemple des recensions d’ouvrages récents examinant les modalités, le fonctionnement et les enjeux de l’écriture des savoirs d’après des corpus variés[1]. La présente thèse de doctorat porte spécifiquement sur la mise en fiction du savoir à la fin du XIVe siècle, en prenant pour objet d’étude un récit allégorique en vers encore largement inédit, intitulé Les Eschés amoureux. Autour de cet exemple précis est proposé un questionnement d’ordre poétique sur l’articulation d’une entreprise narrative et de la transmission d’un contenu didactique.

L’appétit des laïcs pour le savoir à la fin du Moyen Âge est au coeur d’importants projets de recherche, que l’on pense au « Miroir des classiques », au répertoire Transmédie, ou encore aux différents travaux portant sur l’élaboration d’un lexique scientifique en langue vernaculaire[2]. Parmi les figures de « passeurs » de la fin du XIVe siècle, Évrart de Conty bénéficie depuis quelques années d’un regain d’intérêt. Traducteur des Problemata pseudo‑aristotéliciens, auteur putatif du long poème allégorique des Eschés amoureux (ca. 1370-1380) ainsi que d’un commentaire en prose de ce poème, Le Livre des eschez amoureux moralisés, ce médecin personnel de Charles V, maître régent de la Faculté de médecine de l’Université de Paris, a évolué dans un environnement intellectuel favorable à la vulgarisation. La variété des voies empruntées par cet auteur pour transmettre des savoirs de natures variées est patente, qu’il s’agisse de se faire médiateur de la pensée aristotélicienne, de forger une fiction allégorique ou de gloser sur le mode scolastique un texte poétique.

Histoire d’une éclipse : un récit en vers et son commentaire en prose

Évrart de Conty s’inscrit ostensiblement dans la lignée du Roman de la Rose pour élaborer l’un des premiers récits échiquéens français[3]. Les trente mille vers des Eschés amoureux retracent les pérégrinations du narrateur par une matinée de printemps, au cours d’une vision. Suivant les conseils de Nature, il part à la découverte du monde et parvient notamment dans le verger de Deduit. Il y joue aux échecs contre une demoiselle experte en stratégies ludiques, qui le mate en l’angle, fin de partie particulièrement prisée au Moyen Âge et aux connotations érotiques régulièrement exploitées dans la littérature. Le mat doit être entendu en un sens allégorique, puisque le narrateur s’éprend de son adversaire lors de cet épisode. Survient la déesse Pallas qui, dans une longue intervention couvrant plus des deux tiers du poème, lui conseille de fuir la vie voluptueuse et lui prodigue pour cela une série d’enseignements variés. Ce discours foisonnant, dans lequel on trouve notamment une traduction des Remedia amoris d’Ovide puis du De regimine principum de Gilles de Rome, est inachevé dans les deux témoins du texte aujourd’hui conservés.

La mise en scène d’une situation d’apprentissage est un dispositif fréquent des ouvrages didactiques médiévaux. Le rapport du maître à l’élève, rejouant celui de l’auteur à son lecteur, se trouve ici au coeur d’un récit allégorique qui, dans la tradition de toute une littérature vernaculaire après Le Roman de la Rose, articule un discours sur le monde à un itinéraire amoureux et formule un désir de savoir caractéristique de la fin du Moyen Âge. L’originalité des Eschés réside essentiellement dans leur épisode ludique : l’ouverture et la fin de la partie d’échecs sont relatées dans le détail. Cet épisode, qui ne concerne pourtant qu’un court passage des trente mille vers du poème, a retenu l’attention des lecteurs, à tel point que le texte circule très rapidement sous le titre des Eschés amoureux, faisant du jeu la pièce maîtresse du récit. Une autre caractéristique a conduit les critiques à négliger un certain nombre d’aspects du poème : sa complémentarité avec son commentaire en prose, qui passe pour être le premier commentaire en français d’un texte en langue vernaculaire. À juste titre, les lecteurs se sont intéressés à cette démarche qui hisse un récit en français au rang d’auctoritas pouvant être glosée, et ont souvent omis de porter leur attention sur le poème initial. La récente attribution de ce dernier à Évrart de Conty jette une lumière nouvelle sur ce geste critique, en faisant de l’auteur un auto‑commentateur qui masque toutefois ce projet. L’ironie du sort tient sans doute à ce que le commentaire ait éclipsé sa propre source, connaissant un succès plus important que le poème original tant en ce qui concerne la réception critique contemporaine que la diffusion manuscrite médiévale.

Si sept manuscrits contiennent tout ou une partie du texte du Livre des eschez amoureux moralisés, seuls deux témoins conservent aujourd’hui Les Eschés amoureux, le manuscrit de Venise, Biblioteca Marciana, fr. app. 23 (= 267) et le manuscrit de Dresde, Sächsische Landesbibliothek, Oc. 66. La particularité de la tradition manuscrite des Eschés amoureux tient notamment à ses lacunes. Les manuscrits de Venise et de Dresde sont tous les deux inachevés, le second étant le plus complet ; par ailleurs, seul le témoin vénitien comprend un apparat de gloses marginales latines, dont la plupart sont très probablement de la main d’Évrart de Conty lui‑même. Ces commentaires viennent apporter des compléments d’information indispensables à la compréhension du poème et participent de l’élaboration du sens du texte. Pour couronner la complexité de cette tradition, le manuscrit de Dresde a été largement endommagé lors du bombardement de la ville en février 1945. Cependant, grâce à une lampe de Wood révélant l’encre effacée, il est possible de lire la quasi-totalité du manuscrit, contrairement à ce qu’affirment nombre de travaux critiques. Pour permettre de se repérer au sein de cette tradition complexe, le volume d’annexes de ma thèse de doctorat propose, outre un résumé détaillé des Eschés amoureux, un tableau recensant les éditions partielles existant à ce jour et la transcription de plus de huit mille vers du poème. Ce travail, qui donne à lire une importante partie du discours inédit de Pallas et des gloses marginales latines qui l’accompagnent, se fonde sur les deux témoins : la totalité du discours de Pallas tel qu’on le trouve dans le manuscrit de Venise est transcrite, ainsi que certains extraits de la suite de cette intervention, telle qu’on peut la lire dans le manuscrit endommagé de la bibliothèque Dresde.

Longtemps considérés comme anonymes, inachevés dans les deux manuscrits conservés, lacunaires dans leur version la plus complète qui ne contient pas de gloses, Les Eschés amoureux sont à bien des égards énigmatiques, pour des raisons relevant tant du secret savamment entretenu autour de leur composition que de l’histoire de leur diffusion. Pour autant, certainement éclipsés par la singularité de leur propre commentaire, ils n’ont guère éveillé la curiosité des lecteurs. Ce relatif désintérêt peut s’expliquer par l’hybridité générique des Eschés. Pris en étau entre deux récits encyclopédiques de vastes dimensions, Le Roman de la Rose en amont et Le Livre des eschez amoureux moralisés en aval, ce texte en vers articule à une entreprise de fiction des savoirs d’origines diverses, qu’il s’agisse de connaissances échiquéennes avec la relation d’une partie respectant les règles du jeu alors en vigueur, de conseils amoureux avec différentes interventions sur le mode des pro et contra amorem et la traduction des Remedia amoris, d’un savoir de type quadrivial avec un De musica, d’exposés hérités de différentes encyclopédies ou encore d’une longue série de préceptes pratiques issus du miroir aux princes de Gilles de Rome. La trame amoureuse accueille en son sein toute une série de savoirs, organiquement intégrés au récit ou énoncés sous une forme ouvertement didactique.

À l’instar d’autres sommes allégoriques de la même époque, comme Le Songe du vieil pelerin de Philippe de Mézières, Le Chemin de longue étude de Christine de Pizan ou encore Le Livre du chevalier errant de Thomas de Saluces, le poème d’Évrart de Conty est porté par une mise en fiction globale. Les rapports entre savoir et fiction s’y négocient selon une logique de constante interaction, la seconde se proposant comme le cadre et le vecteur du premier, qui se pare en retour volontiers de ses atours. C’est à ce titre que j’ai souhaité, en prenant acte de l’hétérogénéité du récit d’Évrart de Conty, et sans chercher ni à le disloquer, ni à en restituer une unité perdue, comprendre comment procède et s’élabore la fiction dans cette somme de la fin du XIVe siècle. Loin de la valeur de discours non cognitif qu’on lui attribue parfois et que de nombreux travaux ont mise à mal[4], la fiction m’intéresse précisément en ce qu’elle permet et s’accompagne de la formulation d’un contenu didactique.

Fictions linéaires, structures tabulaires : Les Eschés amoureux et leurs modèles

La première partie de ma thèse est consacrée aux modèles investis par ce texte riche de traditions différentes. Embrassant la trame du Roman de la Rose, la logique linéaire du début des Eschés, modelée sur celle du songe et du pèlerinage, intègre rapidement un paradigme tabulaire original, le support échiquéen. Cette tension entre ligne et grille est à l’image des hésitations génériques auxquelles le lecteur est confronté : récit allégorique, Les Eschés amoureux s’apparentent parfois à un texte purement discursif. Modèle linéaire d’un récit orienté vers une fin et structure tabulaire d’un texte non narratif entrent en tension. Le premier temps de ma réflexion cherche à définir les contours de cet ample poème, à en cerner les spécificités structurelles, esthétiques et poétiques.

Le premier chapitre s’attache à évaluer l’influence du Roman de la Rose sur Les Eschés et à analyser précisément le type de réécriture qui s’y joue. Les Eschés amoureux empruntent le décor de cette somme du XIIIe siècle, une grande partie de son personnel allégorique, sa structure bipartite, mais en élaborant une fiction encore plus longue que celle à laquelle ils se mesurent. Le terme de réponse est celui qui paraît le plus opérant pour penser le rapport à cet hypotexte. Le Lecteur Modèle appelé par Les Eschés est capable de saisir les effets d’échos ainsi que les chemins de traverse : si Les Eschés amoureux appartiennent au même univers que leur hypotexte et en respectent la plupart des règles, ils en interrogent et reformulent certaines.

Réponse au Roman de la Rose, cette fiction hybride tient à la fois du récit allégorique et du miroir aux princes fragmenté, de la disposition sur un axe chronologique et de l’agencement répondant aux impératifs d’une topologie. Le deuxième chapitre examine ces deux modèles concurrents et évalue notamment la part de l’héritage des arts de mémoire antiques dans le choix d’une allégorie échiquéenne répartissant la matière narrative en groupements de lieux, exploitée par différents textes didactiques médiévaux. Dans Les Eschés amoureux, malgré la tentation d’une écriture détachée de tout ancrage temporel, qui offre la possibilité d’une lecture sélective et fragmentaire, à la manière de certains textes savants, une linéarité est imposée et cherche à indiquer un mouvement de lecture suivie.

Dans cette perspective, les stratégies de mise en intrigue sont analysées, à partir du motif du choix, déterminant à plusieurs reprises, et bien souvent hérité de traditions complexes : les modèles narratifs utilisés (le bivium auquel le jeune homme est confronté au début du texte, le jugement de Pâris qu’il est appelé à rejouer, et la partie d’échecs) impliquent à chaque fois une pluralité de possibles et construisent une tension narrative. Cette étude se fonde notamment sur une comparaison avec le commentaire en prose du poème, oeuvre encyclopédique à l’organisation nettement plus topologique.

Compter, translater, compiler : questions de cohérence

L’appropriation de modèles disparates pose nécessairement la question de la cohérence interne du texte qui en résulte, à la fois récit et compilation. Comment s’élabore une fiction qui emprunte de nombreux passages à des écrits antérieurs, insère deux traductions en son sein et confronte des discours aux orientations divergentes ? La deuxième partie de ma thèse s’empare de ces interrogations et réfléchit aux effets nés de ce type de frottements : les implications sont à la fois poétiques et idéologiques, influant sur la forme de ce texte hétéroclite et sur les discours sur le monde qui en émanent.

La construction de la figure de Pallas mérite une attention particulière. L’insertion des traductions des Remedia amoris et du De regimine principum dans sa longue allocution sont au coeur de ce quatrième chapitre, qui montre à quel point, dans un texte dont la postérité a révélé qu’il jouait sans doute volontairement de son anonymat, Pallas est une figure d’auteur impliqué dans le récit. Les stratégies de mise en scène de la traduction, l’émergence d’un discours critique accompagnant les opérations de translations sont autant de témoins de cette élaboration.

Or, donner la parole à une femme n’est pas sans incidence sur le contenu du discours. La prise en compte des conditions d’énonciation implique une certaine distance vis-à-vis des sources utilisées, qui se formule notamment autour de la question de la misogynie. La féminisation en profondeur de la figure auctoriale complexifie cette dernière et le discours produit, bien que porté par une seule instance, demeure fondamentalement pluriel. Le discours amoureux, dont on peine parfois à saisir toute la cohérence, est notamment caractérisé par une certaine dispersion des énoncés. L’articulation de ces fragments de discours amoureux, à la fois héritiers d’une tradition courtoise, d’une approche ovidienne du mal d’amour encore très vivace au Moyen Âge, d’un discours moral chrétien sur l’âme et le corps et de réflexions économiques sur le mariage issues de Gilles de Rome, est l’objet de ce cinquième chapitre.

À l’exemple de Jean de Meun, reconnu comme un maître de l’amplification sauvage, Évrart de Conty fait par ailleurs gonfler son texte de l’intérieur, en jouant de la prolifération de courts récits mythologiques et en insérant des digressions plus ou moins longues, dont la nécessité n’est pas toujours évidente pour le lecteur. Il en résulte un texte qui, s’il affiche sa cohérence, n’en demeure pas moins composé de pièces détachables, comme l’atteste la tradition des éditions partielles. Accumulation pléthorique et insertions brèves travaillent de concert à produire un récit allégorique à débordement, qui affirme ainsi son caractère savant. La cohésion interne des Eschés, si elle est ostensiblement exhibée, est sans cesse dépassée, le texte excédant son lecteur en permanence.

« S’il n’entent bien et texte et glose[5] » : le récit allégorique et son lecteur

La dernière partie de mon travail porte sur le fonctionnement allégorique du texte et sur le rôle du lecteur dans l’avènement du sens. La singularité du dispositif des Eschés amoureux doit être relevée : la présence de gloses latines dans un seul des deux témoins manuscrits ainsi que la nécessité de ces commentaires marginaux pour comprendre la signification de la partie d’échecs invitent à examiner la division établie entre le récit et ces indications réservées à un à côté du texte, dans la langue du savoir. Les modalités de la vulgarisation sont affectées par cette façon de procéder et soulèvent la question du destinataire du poème.

Le septième chapitre s’attache à examiner les commentaires latins du manuscrit de Venise, qui, confinés à la marge, deviennent centraux dans Le Livre des eschez amoureux moralisés. Ce système permet de penser que la lecture des Eschés amoureux devait sans doute être menée par un précepteur, qui accompagnait le récit en vers de ses gloses et entendait le récit comme un support pédagogique, à partir duquel le savoir des auctoritates pouvait être développé[6]. Par ailleurs, du vers à la prose, les stratégies lexicales évoluent : si les traces d’un lexique savant demeurent marginales dans Les Eschés, le commentaire en prose du poème en fait un usage beaucoup plus systématique et intègre les vocables savants dans des nomenclatures complètes. Ce dispositif complexe dessine un ensemble où l’auto‑exégèse règne en maîtresse. À la manière dont Dante hisse ses propres oeuvres poétiques au rang de textes faisant autorité en les commentant, et s’établit comme auctor vernaculaire[7], Évrart de Conty construit un récit en vers appelé à être glosé.

La figure d’un destinataire incité à produire un discours critique sur le texte est digne du plus grand intérêt. Le narrateur des Eschés dédicace son aventure « a tous les amoureux gentilz », et non plus à la femme aimée, comme c’était le cas dans Le Roman de la Rose. La juxtaposition des conseils ovidiens aux préceptes de Gilles de Rome peut être éclairée par cette dédicace générale remplaçant l’adresse courtoise à la femme aimée : il s’agit d’offrir un récit à tous les amoureux, pour les inviter à se comporter comme des représentants idéaux de la vie active et à délaisser la vie voluptueuse. La singularité du projet d’Évrart de Conty tient sans doute à sa bipartition : la vision amoureuse du début, fiction attrayante, est une forme d’appât qui bascule ensuite vers une révélation politique, plus abstraite et plus aride. Les Eschés amoureux peuvent ainsi être lus comme une forme de Roman de la Rose pour prince : il s’agit de tirer la deuxième partie du Roman moins du côté d’une encyclopédie ou d’une somme spéculative que du côté du savoir pratique des manuels de bon gouvernement.

Les promesses de l’inachèvement

Malgré les écueils rencontrés, en raison notamment d’une tradition manuscrite lacunaire, cette étude cherche à montrer combien la fiction est, dans ce texte, non pas entendue comme une façon de laisser libre cours à un imaginaire débridé, mais bel et bien comme un espace cognitif accompagnant la formulation d’un propos didactique. La vulgarisation emprunte la voie du récit et en utilise tous les ressorts traditionnels, que cela passe par le réinvestissement d’un décor, la construction d’une intrigue, l’affichage d’une chronologie, l’élaboration de figures spécifiques. Les modalités de cette transmission du savoir qui, aujourd’hui, à l’époque de la toute‑puissance du storytelling, pourraient apparaître spontanément comme des outils redoutablement efficaces, n’ont pourtant pas remporté un franc succès à la fin du Moyen Âge. La tradition manuscrite restreinte des Eschés est à comparer à celle de son commentaire en prose, bien plus importante. Dans Le Livre des eschez amoureux moralisés, Évrart de Conty n’emploie pas les mêmes stratégies de divulgation du savoir ; sa façon plus ouvertement didactique de transmettre une érudition a apparemment davantage emporté l’adhésion du lectorat médiéval. Dans la perspective du projet général d’Évrart, qui s’affirme implicitement comme auctor en s’auto‑commentant, l’absence de clôture du récit en vers ainsi que sa diffusion limitée peuvent passer pour des stratégies concertées. En laissant la fin du récit en suspens, Les Eschés, à l’instar du premier Roman de la Rose, appellent, si ce n’est une continuation, du moins un commentaire. Peut-on imaginer, de façon quelque peu audacieuse, que le commentateur ait garanti le succès de sa glose en dissimulant l’élaboration de son récit en vers ? De cette façon, l’inachèvement contient des promesses[8], dont l’auto-exégète fait son miel.

Si le projet des Eschés amoureux répond aux impératifs d’une libido sciendi, inclination caractéristique de leur époque de production, la transmission du savoir y est singulière. Sans chercher à faire des Eschés amoureux un hapax dont l’originalité garantirait la qualité, cette étude procède à des distinctions, qui m’ont menée à faire le choix de l’infinitif dans mon titre. Plutôt que d’intituler ma thèse « La mise en fiction du savoir à la fin du XIVe siècle », formule qui aurait donné l’impression que le poème d’Évrart de Conty était représentatif d’une tendance générale, j’ai finalement élu un infinitif permettant de mettre l’accent sur les spécificités de ce récit. Il n’est pas question de crier au chef‑d’oeuvre oublié, mais plutôt de mettre au jour une position qui demeure à plusieurs égards légèrement en décalage par rapport à certains projets contemporains, en réservant notamment ce qui fonde l’autorité du discours à un commentaire à venir.


 

[1] Voir le dossier critique « Écritures du savoir », Acta fabula, avril 2012 (volume 13, n° 4) : http://www.fabula.org/revue/

[2] Voir le site internet http://elec.enc.sorbonne.fr/miroir/ ; Claudio Galderisi (dir.), Transmédie, Translations médiévales. Cinq siècles de traductions en français au Moyen Âge (XIe-XVe siècles). Étude et Répertoire, Turnhout, Brepols, 2011 ; voir le projet dirigé par Michèle Goyens et Peter de Leemans à l’Université de Leuven, « Science in Text and Context. The Development of French Medical Terminology in Evrart de Conty’s Problemes against the Background of Medieval Medical Discourse ».

[3] Je postule que l’attribution des Eschés amoureux à Évrart de Conty, partagée par la plupart des critiques bien que contestée par certains, est avérée. Un appendice à la fin du volume principal de ma thèse réunit tous les arguments en faveur de cette attribution et revient sur les problèmes soulevés par la paternité évrartienne de ce texte.

[4] Voir notamment les analyses, dans des directions différentes, de Thomas Pavel, Univers de la fiction, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 1988 (1ère édition : Harvard University Press, 1986) et de Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 1999. Voir sur ce point Frédérique Aït–Touati, « Penser le ciel à l’âge classique : fiction, hypothèse et astronomie de Kepler à Huygens », Annales. Histoire, Sciences sociales : « Savoirs de la littérature », 65ème année‑n° 2 (2010), p. 325-344.

[5] Dans le prologue des Eschés amoureux, le narrateur invite son lecteur à ne pas juger son récit trop hâtivement, mais à bien comprendre le sens du texte accompagné de sa glose. Voir Gianmario Raimondi, « Les Eschés amoureux. Studio preparatorio ed edizione (I, vv. 1‑3662) », Pluteus, 8-9 (1990-1998), Alessandria, Edizioni dell’Orso, p. 107.

[6] Sur cette hypothèse, voir l’introduction des éditeurs du commentaire en prose, Évrart de Conty, Le Livre des eschez amoureux moralisés, Françoise Guichard‑Tesson, Bruno Roy (éd.), Montréal, Ceres, coll. « Bibliothèque du Moyen Français », 1993, p. LXI.

[7] Sur la pratique auto-exégétique de Dante, voir notamment Alastair Minnis, Alexander Brian Scott, with the assistance of David Wallace, Medieval Literary Theory and Criticism c. 1110-1375, The Commentary Tradition, Oxford, Clarendon Press, 1988, p. 373 sqq.

[8] Sur les promesses et la fertilité de l’inachèvement, voir Paul Zumthor, Babel ou l’inachèvement, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 1997.