Actualité
Appels à contributions
Merde (Cahiers de l'idiotie)

Merde (Cahiers de l'idiotie)

Publié le par Bérenger Boulay (Source : Cahiers de l'idiotie)

Les Cahiers de l'idiotie

MERDE (Sous la direction de Sébastien Mussi et Dalie Giroux)

Constat anthropologique

La merde est matérialité pure : elle estdépourvue de toute fonction, elle est en quelque sorte la matière parexcellence ou, peut-être plus justement, l'antimatière par excellence :c'est ce qui reste une fois que tout acte est accompli. Il s'agit d'unematière qui a épuisé ses potentialités, sa puissance. C'est ce que lecorps ne retient pas, n'utilise pas, c'est ce qu'il rejette hors delui. La merde, c'est le reste.

Cette vision, bien qu'objectivementquestionnable (la merde, c'est encore de l'engrais; le déchet peut êtrerecyclé), suffit à expliquer le peu de cas que la pensée, notammentphilosophique, fait de la merde.

La pensée en général se concentre surl'Etre, l'Esprit, sur ce qui dure, sur l'éternel, le pur, et plusrarement sur ce qui passe, sur le fugitif, le destructible, le sale.L'Esprit, pense-t-on, ne produit pas de restes. L'idée de la merde,quand elle est envisagée par Socrate, provoque surtout le malaise.

De là à dire que l'interdit dont nousparlons renvoie à ce que la pensée et le social n'utilisent pas, à cequ'ils rejettent en dehors d'eux-mêmes, à ce qu'ils refusent même depenser et de dire, il n'y a qu'un pas. Ne le franchissons pas trop vite.

Énoncé méthodologique

Il s'agira pour nous de traiter de lamerde comme telle, et par ce geste même comme partie intégrante de lapensée. Nous serons donc résolument blasphématoires. Non pasgratuitement, mais parce que tout acte de pensée authentique, mêmetourné vers l'Esprit, l'est. La merde sera donc pensée pour elle-même,et non réduite à un autre de la pensée, ce qui permettrait à cettedernière de s'en dissocier, de la rejeter, de la considérer comme lecontraire de l'absolu et de la matière féconde et de l'Etre abstrait.La merde comme acheminement de la pensée est possible à travers laradicalisation de son devenir-reste menant à un autre usage de lamerde, un usage politique, symbolique et philosophique.

Que pourrait donc vouloir direaujourd'hui : profaner la défécation? Non pas certes, retrouver quelquechose comme une naturalité prétendue, ni en jouir tout simplement sousla forme d'une transgression perverse (ce qui est toujours mieux querien). Il s'agit, en revanche, de rejoindre de manière archéologique ladéfécation comme un champ de tensions polaires entre la nature et laculture, le privé et le public, le singulier et le commun.C'est-à-dire: apprendre un nouvel usage des fèces, comme les enfantsavaient tenté de le faire, à leur manière, avant que n'intervinssent larépression et la séparation. Les formes de cet usage commun ne pourrontêtre inventées qu'à l'échelle collective. (Giorgio Agamben,Profanations, p. 109-10).

Jouer avec la merde, restituer cet objetà une communauté de pensée, avant, donc, « la répression et laséparation ». La pensée se fait enfant – idiote – lorsqu'elle commenceà penser ces objets desquels elle est, par nécessité, coupée. Plongeonsdans le malaise de Socrate.

Aspects de la merde

Approcher l'objet merde comme faitphilosophique – c'est peut-être déjà ce que nous avons découvert ententant de formuler cette problématique – n'est possible qu'enendossant un perspectivisme radical. Il n'y a pas d'accès privilégié àla « chose », ni comme Idée (parce qu'il s'agirait encore de doubler lachose, de coudre du langage au réel), ni comme phénomène au sens d'unesaisie de l'objet par la conscience (parce qu'il s'agirait du récitd'une expérience cérébrale de l'Idée de l'expérience de l'objet merde).Nous devons pour cela nous rabattre, joyeusement, sur la multiplicationdes regards, et viser le point d'épuisement à partir duquel semanifestera peut-être ce qu'il y a de pensant dans la merde.

Nous envisageons ainsi, sans prétendre àl'exhaustivité, trois aspects de la question de la merde. Il s'agiraità travers ceux-ci de réaliser une première exploration, depuis l'Idéede merde (ou son impossibilité), jusqu'à la gestion urbaine des égouts,en passant pas l'histoire de la disparition du référent scatologiquedans la culture populaire, et par une analyse culturelle du capitalismeà partir de sa fonction de conjuration de la merde.

1. Par laphilosophie et l'histoire des idées et de la littérature, il s'agira des'interroger sur l'impossibilité de la merde dans la pensée. A cetitre, on peut rappeler l'hésitation fondatrice de Socrate dans leParménide : alors que Parménide lui demande si la boue et la crasse ontelles aussi une idée séparée d'elles-mêmes, Socrate finit par avouer :« Mais, à peine m'y suis-je attardé que je m'en détourne en toute hâtede peur de m'aller perdre et noyer en quelque abîme de niaiserie.Aussi, revenu à mon refuge, aux objets à qui nous venons de reconnaîtredes formes, c'est de ces objets que je fais ma conversation et monétude. » On notera à ce titre que les arts plastiques semblent mieuxs'en sortir : Manzoni met ses matières fécales en boîte, Delvoyefabrique une machine à merde qui fera scandale, Lizene peint avec sesdéjections, variant les couleurs via son régime alimentaire, retournantla merde à sa matérialité primordiale… Sans aller jusqu'à tenter ce queDagognet appelle une « ontologie du minime et du banni », il y a aumoins lieu de s'interroger sur le rejet du déjeté.

2. À travers l'analysedes cultures, que ce soit au moyen de l'étude des religions, del'anthropologie, de la psychanalyse ou encore de l'économie culturelle,on tentera de faire le point sur le rôle du déchet dans le capitalismecontemporain. On peut en effet se demander si ce dernier n'est pasarrivé à ce stade où la « défécation sociale » approche le moment de laconstipation ou de l'infection par coliformes fécaux. La merde sous lerégime capitaliste devient alors un point de vue privilégié pour tenterun diagnostic comparatif à partir non plus du point de départ (laproduction), mais de celui du point d'arrivée (la décharge). Yaurait-il un stade ubuesque du capitalisme qu'une analyse scatologiquepermettrait de mettre à jour? Ce stade ubuesque, lié à une excrémentalculture, serait-il un kitsch inversé, propre aux sociétés occidentalesdéspiritualisées et monoculturelles?

3. Dans une perspectivesociologique et historique, nous aimerions amorcer une réflexion versune « copropolitique » ou une « écopolitique de la merde ». Faire lepoint sur la gestion de la merde, sur la façon dont cette gestion estconçue et mise en oeuvre, sur les rapports entre la merde et l'eau dansles structures d'hygiène, nous permettra de dresser un portraitscatologique de notre société, portait qui ne sera peut-être pas dénuéd'importance et qui, nous le pensons, échappera à l'abîme de niaiserietant craint par le jeune Socrate. En novembre 1539, un édit du Roi deFrance exige que chaque Parisien se discipline dans le rejet de sesdéjections, notamment en les gardant chez lui jusqu'au ramassage.Dominique Laporte (Histoire de la merde) fait cette constipationurbaine, de cette nécessaire retenue de la merde dans la sphère privée,un des premiers actes de naissance de la modernité.

Il s'agit enfin, à travers ces thèmes d'une invitation au jeu.