Essai
Nouvelle parution
Marguerite Yourcenar: une écriture en mal de mère

Marguerite Yourcenar: une écriture en mal de mère

Publié le par Marielle Macé (Source : Carole Allamand)

Marguerite Yourcenar : une écriture en mal de mère
Carole Allamand


Paris, Editions Imago, 2004.
Distribution : Presses Universitaires de France
ISBN: 291141697X (196 pages)

Présentation de l'éditeur:


Mal de mère. Dans ce jeu de mots : un but, une méthode. Le but : montrer comment l'écriture yourcenarienne se greffe sur une « scène primitive », celle de l'accouchement où Fernande de Crayencour, la mère de l'écrivaine, a laissé sa vie. Ma méthode : une attention accrue au signifiant, une écoute à même de libérer cette oeuvre de ses pièges habituels : le paratexte volumineux et tyrannique d'un auteur se déclarant « seul à savoir ce qu'il aurait voulu et dû faire », l'aristocratisme supposé d'une femme qui, loin de tremper sa plume dans d'humaines humeurs, tiendrait son génie d'en haut, de l'érudition historique et philosophique, d'un goût certain pour le classique. Lire Yourcenar, comme je me propose donc de le faire en recourant aux outils de la critique psychanalytique, féministe ou déconstructionniste, ainsi qu'à ceux de la narratologie ou de la stylistique, c'est lever la toge que, de l'empereur Hadrien à l'académicienne, on a tendu sur son oeuvre.
A l'heure où le roman français se débarrasse de ses ingrédients habituels, où le personnage, l'histoire, la description passent pour des « notions périmées » (Robbe-Grillet), Yourcenar confectionne des fresques dont le genre (le traité, le roman historique, les mémoires) est aussi passé que leur décor (l'Antiquité, la Renaissance, la mythologie). Alors que le sujet en crise n'en finit plus de perdre la voix, notre écrivaine cultive les narrateurs qui ont réponse à tout. (Même à l'agonie, on ne le remarque jamais, l'empereur Hadrien ne se départit pas de sa rhétorique impeccable...). Bref, l'oeuvre yourcenarienne témoigne d'une singulière exclusion, celle de la contemporanéité.
Pareil décalage n'est pas seulement temporel. Il pourrait du reste servir de dénominateur commun à des parti-cularités de l'oeuvre que la critique yourcenarienne remarque depuis une dizaine d'années, mais qu'elle n'a pas encore rassemblées sous la bannière d'une poétique. Or le choix d'un pseudonyme et de narrateurs masculins, la négation de la féminité présente dans le paratexte aussi bien que dans les scénarios misogynes des romans, ou encore une « autobiographie » dont son auteur s'est absentée sont autant de faits qui sous-tendent un refus d'être là, refus incarné à son tour par le héros yourcenarien, foncièrement nomade et marginal, presque toujours « inverti », pour reprendre une appellation vieillie mais étymologiquement pertinente. Enfin, la réécriture com-pulsive de tous les romans et de leurs préfaces n'est pas dissociable de ce mouvement général par lequel le sujet se dé-place sans cesse, repoussant les bornes du temps, de l'espace – celui du livre ou des pays – et du sexe.
Au fil de cinq chapitres dont chacun étudie une de ces problématiques dans un texte particulier, ma lecture s'attache à montrer que cet « ailleurs » visé par la création yourcenarienne, cet horizon lointain où tant de regards d'écrivains se sont portés, n'est pas tant un « au-delà » qu'un « en deçà ». La cause de l'écriture yourcenarienne, c'est-à-dire tout à la fois son but et la source dont elle s'éloigne en la niant, réside en effet dans un fantasme originaire : l'accouchement au forceps qui conduira au décès de la mère, dix jours après la naissance de Marguerite. Or cette naissance, imaginée par l'écrivaine en termes de « crime » et de « boucherie », mais aussi d'abandon, hante l'autobiographie et un univers romanesque qui livre la plupart de ses personnages féminins à une mort violente. Dire que ces décès reproduisent celui de Fernande n'est certes pas suffisant, mais la formule a l'avantage de faire apparaître une ambiguïté fondamentale, un va-et-vient qui pourrait bien être la force motrice de l'écriture yourcenarienne. Car la reproduction, comme son nom l'indique, c'est en même temps la représentation déplacée qui permet la négation de la mort de la mère et la répétition ad nauseam de cette mort. La mise en scène de la mort de la mère n'est autrement dit pas séparable d'un matricide symbolique. (Après tout, on sait bien qui ne peut s'empêcher de retourner sur le « lieu du crime »... ). Ainsi s'explique, semble-t-il, le mépris yourcenarien du « moi », à savoir d'un sujet dont la naissance a causé la mort. De même, le rejet de la notion de différence sexuelle manifesté par l'auteur et ses personnages recouvre à mon avis une hantise de la féminité et de son sinistre privilège, la maternité. Déclarant que « la femme qui écrit ne se sent pas femme », Yourcenar n'exprime peut-être donc qu'un souhait profond, celui de ne pas l'être, auquel est censé la conduire l'écriture, son écriture : un tissu de maximes toutes pareilles à celle-ci, et suffisamment serrées pour empêcher la lumière de passer.
La clarté de la phrase yourcenarienne – « cette langue dépouillée, presque abstraite, à la fois circonspecte et précise » – est ainsi celle d'un écran, d'une toile tendue devant l'aveuglante vérité. C'est l'oeuvre au blanc par laquelle Zénon triomphe de l'abyme. A l'opposé de la quête philosophique cartésienne, l'alchimie occulte en effet bien plus qu'elle n'éclaire. J'irais plus loin en affirmant que la lucidité des personnages, mais aussi celle d'un auteur qui fit des « yeux ouverts » sa devise, participent également du refoulement de la mort maternelle. Malgré lui, l'empereur Hadrien met ce rapport en évidence lorsqu'il déclare que « le véritable lieu de naissance est celui où l'on a porté pour la première fois un coup d'oeil intelligent sur soi-même ». Car non seulement il occulte, en lui déniant sa vérité, l'autre lieu de naissance – « le lieu du crime » – mais, surtout, il présente la réflexion rationnelle comme l'instrument même de cette occultation. Tout pareillement, assurant que « [s]es premières patries ont été des livres », l'empereur éclaire le rôle que le livre et l'écriture sont appelés à jouer, chez Yourcenar, dans le refoulement de la « matrie ». Ce faisant, le texte laisse pourtant poindre le désir dont il procède, celui de l'« oeil ouvert » en l'occurrence, à savoir le désir d'être enfin regardée et reconnue par Fernande, laquelle « détourna la tête quand on lui présenta l'enfant », puis ferma les yeux pour toujours.
A la limite du désir de défaire ces scènes traumatiques, de faire en sorte qu'elles n'aient pas eu lieu, gît celui de ne pas (y) être. Le refus de la contemporanéité, autrement dit, peut être lu comme la négation absolue de l'événement de l'accouchement. Loin d'être une faille de l'édifice yourcenarien, l'anachronisme est son fondement, celui d'une écriture en mal de mère.



Née à Genève en 1967, Carole Allamand réside aux Etats-Unis depuis 1993. Docteur ès lettres, élève de l'Ecole de Psychanalyse de Philadelphie, elle enseigne la littérature du XXe siècle à l'université de Rutgers, près de New York. Ses études sur Marguerite Yourcenar, André Gide, Marguerite Duras, Jack Kerouac et James Ellroy ont paru dans Roman 20-50, The French Review, Etudes françaises, The Journal of Popular Culture, ainsi que dans plusieurs anthologies françaises et étrangères.
Ses recherches actuelles portent sur l'autobiographie, l'écriture du silence, le roman noir américain. Marguerite Yourcenar : une écriture en mal de mère est son premier ouvrage.