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Marges et marginalités au XIXe s. (Doctoriales de la SERD)

Marges et marginalités au XIXe s. (Doctoriales de la SERD)

Publié le par Université de Lausanne (Source : Marie-Agathe Tilliette)

Marges et marginalités au XIXe siècle

Doctoriales de la SERD – années 2020-2022

 

De l’ancien français jusqu’à la langue actuelle, le terme « marges » a une longue histoire polysémique. Issu du latin margo, « bord, bordure », il s’emploie surtout, à partir du XIIIe siècle, dans le vocabulaire technique de l’imprimerie, « espace blanc autour d’un texte écrit ». À côté de cette signification principale, le terme fait l’objet d’emplois métaphoriques (sens abstrait, vocabulaire commercial et économique) jusqu’à acquérir, dans la seconde moitié du XXe siècle, le sens socio-topologique qui nous est aujourd’hui familier. De telles notions permettent donc de développer une réflexion large, qui peut s’appliquer à de nombreux domaines, tout en conservant une cohérence propre : penser les marges, c’est s’efforcer de caractériser et d’analyser les espaces frontières, les zones d’entre-deux ou de périphérie, c’est encore poser la question de la productivité spécifique de ces espaces, de leurs particularités culturelles et épistémologiques.

Dans le contexte du XIXe siècle, plusieurs domaines s’avèrent particulièrement productifs et demandent à être analysés dans les représentations littéraires et artistiques qui leur sont liées. Si le XIXe siècle n’emploie pas le terme « marginaux » au sens social aujourd’hui dominant, il multiplie les appellations pour les désigner, depuis la plèbe jusqu’aux « damnés de la terre », en passant par le terme ambigu de « barbares », qui peut désigner aussi bien le prolétariat industriel que les populations colonisées. Notre vocabulaire actuel recoupe donc bien une réalité proprement dix-neuviémiste, qui invite à faire jouer toute la plurivocité sémantique des « marges » et « marginalités » :

(1) Au sens littéral : les marges recouvrent au moins deux réalités concrètes, lorsque l’on s’inscrit dans l’histoire du livre et de l’édition. Elles désignent avant tout les illustrations (calligraphies, gravures, dessins) qui parent les ouvrages populaires et les éditions de luxe qui se répandent avec l’invention de la lithographie dès la fin du XVIIIe siècle. Pensons par exemple aux célèbres frontispices qui accompagnent la parution de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo ou Les Fleurs du Mal de Baudelaire. Mais les marges font également référence à ce que l’on appelle les « marginalia », c’est-à-dire les notes et commentaires rédigés par des lecteurs, en « marge » des textes. Au XIXe siècle, on en trouve entre autres dans les keepsakes, ces petites anthologies illustrées, souvent offertes en cadeau aux femmes, et qui font chez Flaubert les délices d’Emma Bovary. La pratique se généralise par ailleurs chez les grands écrivains de l’époque. Stendhal, par exemple, se plaît à composer des fragments décousus dans les marges de ses lectures et de ses manuscrits. Ces notes seront réunies dans des Mélanges intimes et Marginalia. Edgar Allan Poe, de son côté, publie sous le titre de Marginalia des notes de lecture et des réflexions littéraires dans plusieurs revues américaines.

(2) Au sens géographique : au XIXe siècle, le mot « marge » est avant tout synonyme de « bord » et de « bordure ». Si elles ne sont pas encore désignées en ces termes, apparaît néanmoins à cette époque un intérêt pour de nouvelles zones reculées, le plus souvent hors des centres urbains, qui amène à s’interroger sur l’opposition, exacerbée au XIXe siècle, entre nature et culture, civilisation et sauvagerie. Certains romanciers conçoivent la littérature comme le conservatoire d’un folklore et d’une tradition locale (songeons par exemple au Cotentin fantasmé des romans de Barbey d’Aurevilly, au Berry de George Sand ou encore à la Bretagne merveilleuse de Paul Féval), qui ont de plus en plus nettement tendance à se retirer du paysage mental de l’époque. D’autres laissent entrevoir dans leurs écrits les contours de nouveaux espaces urbains, en marge des centres historiques, modernes et effrayants. C’est par exemple le cas de Baudelaire, qui, dans Le Spleen de Paris, donne une visibilité nouvelle aux « plis sinueux des vieilles capitales ». Par ailleurs, les savants et les penseurs de l’époque se penchent sur les cas d’enfants sauvages (tel le docteur Itard auprès de Victor de l’Aveyron) qui mettent à l’épreuve leurs catégories mentales. En outre, se pose tout au long du XIXe siècle la question coloniale, qui oppose les centres de pouvoir métropolitains et les espaces périphériques dominés, autre forme de marge, non pas tant géographique ou démographique que politique. Les récits de voyage (Chateaubriand, Gautier, Maxime Du Camp…), la littérature exotique (Pierre Loti ou Jules Verne), ou encore la peinture orientaliste (Delacroix) proposent des représentations des colonisé.e.s qui contribuent à leur marginalisation tant idéologique qu’artistique et culturelle.

(3) Au sens social : il s’agit avant tout d’étudier la représentation littéraire et artistique des marginaux, figures situées à la lisière de toute appartenance sociale et nationale : mendiants, vagabonds, Bohémiens, prostituées occupent dans les champs littéraire et artistique une place ambiguë, entre rejet et fascination. Plus généralement, la question des marginalités invite à considérer également les groupes minoritaires et les comportements déviants qui peuvent avoir pour conséquence une forme de discrimination voire d’exclusion (définie, avec Robert Castel, comme un processus qui renvoie à un jugement prononcé par une instance officielle). Il convient alors de rappeler que la marginalité n’est pas seulement un état, mais aussi le résultat d’un parcours, d’un processus. Enfin, en examinant ces représentations et situations à la lumière des sciences humaines actuelles, il est intéressant de penser l’agentivité des marginalisé.e.s. Comment les personnes marginalisées par le genre, la race, la classe peuvent-elles accepter ou remettre en question ces classifications et notamment les distinctions binaires ? Dans le cas des femmes, marginales non par leur nombre mais par les places qui leur sont assignées, comment la tension se joue-t-elle entre la marge et le centre chez les romancières, poétesses, peintres et sculptrices, penseuses et figures de l’ésotérisme qui reprennent certains mythes et imaginaires, en inventent de nouveaux – des académiciennes du début du XIXe siècle aux femmes recevant la Légion d’honneur, de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne à l’organisation de mouvements féministes ?

(4) Au sens poétique et esthétique, la marginalité invite à interroger la création à différents niveaux. À l’échelle la plus large, la question de la reprise de certaines formes désuètes telles que le sonnet ou des formes poétiques plus anciennes peut être lue comme un phénomène de retour ou de revendication des marges. De manière plus générale, on peut se demander si toute tentative de « singularisation » esthétique ne revendique pas une forme de marginalité s’opposant à des esthétiques conformistes ou sclérosées. Sur le plan poétique on peut se demander dans quelle mesure le concept de marginalité s’applique à la dynamique des récits et aux personnages, notamment en ce qui concerne les personnages secondaires du roman réaliste, ces figures qui restent à la limite de l’intrigue. Le lien entre trajectoires narrative et sociale des personnages mérite également d’être interrogé. Les parcours des personnages romanesques impliquent constamment le passage de la marginalité à la consécration ou l’inverse, mettant souvent en question ces deux notions, qu’on pense par exemple à Julien Sorel ou à Jean Valjean. Poser la question de la marginalité ou du conformisme des personnages par rapport à un certain nombre de normes invite à interroger l’axiologie et la construction de la valeur dans les textes, par exemple à l’aune du concept de héros problématique défini par Georg Lukács. L’adéquation et la dissonance entre les représentations littéraires et la réalité sociale méritent enfin d’être questionnées. Certains personnages omniprésents et valorisés dans les textes sont en effet des marginaux dans la société du XIXe siècle et vice-versa.

(5) Au sens institutionnel : la production littéraire et artistique est marquée par une hiérarchie formalisée par des institutions (académies, salons, prix, etc.), qui prennent une importance particulière au XIXe siècle. On peut alors s’interroger sur la spécificité (sujets, genres, etc.) des œuvres produites à la marge de ces cadres normatifs et parfois regroupées en contre-institutions à l’instar du Salon des refusés de 1863. Au-delà de la stricte question institutionnelle doit également être examinée la revendication explicite d’une esthétique anti-conformiste, à l’instar de la Bohème parisienne ou de la Scapigliatura milanaise, qui illustrent bien comment des postures artistiques excentriques peuvent s’inscrire à leur tour dans un programme attendu. Enfin, l’histoire littéraire du XIXe siècle est marquée par un recours fréquent à l’idée de littérature mineure, comme le souligne l’expression de « petits romantiques », catégorie d’auteurs voués à rester à la marge du canon littéraire et dont les frontières fluctuantes demandent à être questionnées.

Une telle liste n’a aucune prétention à l’exhaustivité, mais vise simplement à montrer la richesse des domaines sémantiques des marges et des marginalités, présents dans les champs littéraires et artistiques et qui pourront donner lieu à des séances de séminaire portant sur l’ensemble du spectre épistémologique du XIXe siècle.

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Nous invitons tout.e jeune chercheur.se dix-neuviémiste (en littérature française et comparée, histoire, histoire de l’art, etc.) à proposer des thèmes de séances ou des communications en rapport avec cet argumentaire, pour l’année universitaire 2020-2021 (la première séance de ce cycle de séminaires aura lieu à l’automne).

Vous pouvez nous soumettre vos propositions, d’une longueur maximale de 600 mots, avant le 30 octobre 2020 à l’adresse suivante :

contact.doctoriales.serd@gmail.com.

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Le comité organisateur des Doctoriales, composé de Fanny Arama (Université Paris Diderot), Mathilde Leïchlé (Université PSL / École Pratique des Hautes Études), Loïc Le Sayec (Université de Picardie Jules Verne), Anne Orset (Sorbonne Université) et Marie-Agathe Tilliette (Université Paris Nanterre), se tient à votre disposition pour répondre à toutes vos questions.

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Vous trouverez de plus amples informations sur le site des Doctoriales : https://doct19serd.hypotheses.org/. Vous pouvez également nous rejoindre sur Facebook : https://fr-fr.facebook.com/people/Doctoriales-de-la-Serd/100005950157187.

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