Essai
Nouvelle parution
M. Véron, Louis Jouvet ou le grand art de plaire

M. Véron, Louis Jouvet ou le grand art de plaire

Publié le par Matthieu Vernet

Référence bibliographique : M. Véron, Louis Jouvet ou le grand art de plaire, L'Entretemps, collection "Champ théâtral", 2015. EAN13 : 9782355391972.

 

Marc Véron, Louis Jouvet ou le grand art de plaire

 

Montpellier : L'Entretemps, coll. "Champ théâtral", 2015.

EAN 9782355391972.

446 p.

Prix 29EUR

Présentation de l'éditeur :

Un artiste en rupture nette et franche avec le répertoire et les auteurs à succès des premières années du XXe siècle pouvait-il gagner à sa démarche un vaste courant d'opinion ? En 1925, Louis Jouvet s'allie à des industriels, des banquiers, des hommes de lettres, des artistes, pour fonder une société qui, pendant un quart de siècle, promeut sur les scènes de la Comédie des Champs-Élysées, de l'Athénée et à travers le monde : Jules Romains, Jean Giraudoux, Molière et combien d'autres ? Cet ouvrage, par des données chiffrées inédites et à l'aide de faits inexplorés jusqu'ici, montre comment la Société du Théâtre Louis Jouvet est parvenue, seule et avec ses homologues du Cartel, à transformer durablement le théâtre français par une constante rigueur dans sa pratique professionnelle, sa quête incessante du style et son profond amour du public. En 1951, Louis Jouvet, au faîte de sa notoriété internationale, fait triompher Molière à New York. En renouant avec les fondements du classicisme, son théâtre aura surmonté la grande crise de 1929 et la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, Jouvet a démontré qu'un théâtre privé, dans le respect de ses équilibres financiers, peut être l'incomparable vecteur d'une réussite artistique totale.

De formation juridique et économique, Marc Véron a toujours été animé par une double passion, pour l'entreprise et pour l'art, en particulier pour le théâtre. Il a notamment été directeur général adjoint de Thomson-CSF/Thalès et directeur général d'Air France. Puis, il a été l'un des fondateurs de la Société du Grand Paris. Simultanément, il a produit des spectacles à l'Oeuvre, au Poche, à Hébertot, au Théâtre 13, au Rond-Point, au Tristan Bernard et à Avignon. A ses moments «perdus», il a rédigé une thèse sur L'Économie du Théâtre Louis Jouvet. 1925-1951.
Louis Jouvet ou le grand art de plaire est un signe de l'admiration qu'il porte à un artiste de pur génie, qui fut aussi l'un des plus remarquables «patrons» d'entreprise privée, au XXe siècle.

Extraits de l'introduction :


Maître Jacques : «Est-ce à votre cocher, Monsieur, ou bien à votre cuisinier, que vous voulez parler ? Car je suis l'un et l'autre.» (L'Avare, Acte III, scène 1). Une imperceptible transposition et la fameuse réplique deviendrait sur les lèvres de Jouvet : «Est-ce à l'acteur, au metteur en scène, à l'écrivain, au conférencier, ou bien au professeur, que vous vous adressez ? Car je suis cela tout à la fois.»
Nous avons résolu d'interroger le directeur de théâtre qui, de 1925 à 1951, prendra successivement à son compte les destinées de la Comédie des Champs-Élysées et de l'Athénée. À partir du 7 octobre 1925, l'artiste pur Jouvet trace son sillon en l'inséparable compagnie du Jouvet chef d'entreprise, son double. Contrairement à ce que prétend Dullin dans le programme du Théâtre de la Cité : «Le théâtre n'est pas un commerce mais un art», le théâtre est un commerce et un art. Le Code de commerce (art. 632, al. 6) se prononce sans ambiguïté : les théâtres, de la même façon que les concerts, les music-halls, les cirques, les cinématographes, les postes privés de radiodiffusion (et de télévision) sont considérés comme des établissements commerciaux. Le directeur d'un théâtre privé, qui se refuserait à en assumer les conséquences, serait voué à disparaître et à subir les affres des procédures en liquidation ou en faillite. Copeau doit cesser son activité en 1924, et cela, n'en déplaise aux justifications qu'il a pu fournir, parce que son exploitation était structurellement déficitaire et qu'il ne pouvait davantage s'en remettre à des mécènes du soin de boucler ses fins de mois. Sans les concours de l'État, Pitoëff aurait dû mettre la clef sous la porte, dans les mois qui ont précédé sa mort, et Dullin, chassé du Sarah-Bernhardt par les autorités municipales, a terminé sa vie privé de théâtre.
Le 7 octobre 1925, Jouvet se résout à la plus astreignante des formalités : il entre comme minoritaire - à défaut de fortune personnelle - dans une société anonyme à large actionnariat, dont la raison sociale et la dénomination commerciale incorporent son patronyme. Ces caractéristiques emportent deux conséquences : son pouvoir artistique est en balance avec celui des apporteurs de capitaux et il devra sans cesse les convaincre de la pertinence de ses choix ; son obligation de résultats est inscrite en filigrane dans l'acte fondateur.
Jouvet est-il préparé à relever le gant ? Oui et non. Il deviendra un gestionnaire strict... des années plus tard. En 1925, sa formation et son expérience en la matière sont inexistantes. A contrario, depuis 1907, il a acquis une maîtrise exceptionnelle de toutes les facettes de son art : régisseur, accessoiriste, décorateur, architecte, comédien et, depuis le 13 mars 1923, metteur en scène. Et surtout, deux échecs ont marqué sa personne d'une trace indélébile. En avril-juin 1913, la responsabilité du Théâtre du Château d'eau qu'il partage avec son complice Camille Corney, le laisse lourdement déficitaire : il mettra de longs mois à éponger ce passif. Le Vieux-Colombier, au sein duquel il a fait ses classes de compagnon, connaît une inexorable détérioration de ses comptes et bilans. Même s'il s'en retire en octobre 1922, Jouvet ressent comme un drame personnel cet échec, imputable à de déplorables décisions stratégiques. Plutôt que de plier à son tour un genou à terre, Jouvet assimile peu à peu tous les ingrédients d'une gestion saine - à une nuance près : à ses yeux, le répertoire n'est passible d'aucune combinaison, d'aucune compromission.
Faisons tout d'abord litière d'une impression en trompe l'oeil. Aujourd'hui, il est banal de mettre en scène, en tous lieux, Romains, Giraudoux et Molière. Dans cette première moitié du XXe siècle, l'irruption sur la scène d'un théâtre privé, pour des séries longues, de leurs oeuvres respectives trahissait l'inconscience ou la témérité du directeur artistique. Jouvet aura presque continuellement de ces audaces qui mettent les nerfs en pelote. Sa hardiesse d'expression ne le cède en rien, en dépit des revers de fortune que lui valent certaines pièces. II ressort de la conférence qu'il prononce, le 20 février 1935, à Rive Gauche, sur «Les problèmes du théâtre contemporain», cet aphorisme essentiel :

«Il n'y a pas, au théâtre, des problèmes, il n'y en a qu'un : c'est le problème du succès. Il n'y a pas de théâtre sans succès. La réussite est la seule loi de notre profession. L'acquiescement du public, ses applaudissements sont, en définitive, le seul but de cet art que Molière appelait "le grand art" et qui est l'art de plaire.»