Essai
Nouvelle parution
M. Serres, Écrivains, savants et philosophes font le tour du monde

M. Serres, Écrivains, savants et philosophes font le tour du monde

Publié le par Marc Escola

 

Ecrivains, savants et philosophes font le tour du monde
Michel Serres


Paru le : 09/04/2009
Editeur : Le Pommier
Collection : essais
ISBN : 978-2-7465-0421-9
EAN : 9782746504219
Nb. de pages : 151 pages

Prix éditeur : 15,00€


Ce livre vous convie à plusieurs tours du monde.

Et d'abord à celui que font les ethnologues pour découvrir les cultures dites « exotiques ». Philippe Descola les ordonne en: totémistes, animistes, analogistes. Ces classes, Michel Serres les utilise pour lire nos propres créations. Etrange et joyeuse surprise, nos écrivains : Michelet, Proust, Flaubert, nos philosophes profonds : Bergson, Leibniz, nos inventeurs dans les sciences : Linné, Galilée, Euclide, voient le monde comme des Inuits du Grand Nord, des Aborigènes australiens ou certaines tribus amérindiennes d'Amazonie! Nos génies inventeraient-ils, si, à l'écart de leur histoire, et de leur société, ils ne pensaient pas autrement qu'elles ? De ce nouveau tour, les oeuvres de notre culture deviennent aussi rutilantes et chamarrées que des mappemondes.

Sommaire:

Notre lignée totémiste
Ame pour tous, habit pour chacun
Moi, monade analogiste
Noces de nature et de culture


*  *  *


Dans Libération du 30/4/9, on pouvait lire un article sur cet ouvrage:

Entre mers et Serres

Renard. Le philosophe dresse une autre carte du monde, dont les cinqcontinents deviennent des archipels où se célèbrent les noces de natureet culture.


ROBERT MAGGIORI

Michel Serres Ecrivains, savants et philosophes font le tour du monde Le Pommier, 154 pp., 15 euros.

Elle est «fille de joie», la connaissance. Inquiète, «ignorante et naïve», ni complète ni autoritaire, «toujoursà l'épreuve, changeante et patiente, légère et mobile, perdue souvent,toujours éperdue, passionnée jusqu'à la folie, résignée à desintuitions étrangères et à ne jamais savourer de victoire», elle fait de ses cueillettes dans les champs ou de ses plongées autant d'occasions d'une «liesse quasi religieuse»ou d'un ravissement d'enfant. Michel Serres, lui, est poisson. Son nomrenverrait aux griffes de l'aigle ou du vautour. Adolescent, les scoutsl'avaient «affublé du totem, personnel, de Renard enthousiaste», et il a appartenu «de longues années à la patrouille des Tigres». Mais, c'est sûr, il est bien un poisson. Sa vie aquatique a mal commencé d'ailleurs. «Monpère marinier ne savait pas nager ; ni le dragueur ni son arpète,encore moins le batelier qui déchargeait le gravier des sablières, nile grutier.» Le jeudi après-midi - c'était le temps où les jeudis étaient vacances pour les écoliers - il apprend, lui, la brasse - «pendu au ventre par une corde à des potences sur le quai», et «en profite pour se noyer».«Comme j'étais né noir asphyxié, trois tours de cordon serrant mon cou, je naquis une seconde fois», par bouche-à-bouche. Il renaît ablette, carpe ou peut-être goujon. Avec son frère et d'autres polissons, ils vont «moins en bande qu'en banc» plonger «sous la drague et explorer les coques vertes des bateaux», habitent Garonne plus encore que leur maison : «Nousconnaissions les confluents et les contre-courants, les cailloux rondset gluants, les roches aiguës, les boues fades et les roseaux durivage, les crues et l'étiage de l'éte.» Ils vivent «dans l'eau, sous l'eau, entre deux eaux» et s'en donnent «à bain joie».

«Enfant-sirène, gars-grenouille, pédopotame», il n'abandonnera que plus tard «ce primitif avatar animal» - lorsqu'il entre dans la Marine, «où il reconnut qu'il devenait adulte et père à ceci que nul ne savait y nager». Il se met sur son trente et un pour aller rencontrer la «fille de joie»,la connaissance scientifique et humaniste : il entre à l'Ecole normalesupérieure, passe l'agrégation, revêt, par une thèse sur Leibniz, leshabits de docteur, enseigne à l'université de Clermont-Ferrand (en mêmetemps que Michel Foucault), à Vincennes, à la Sorbonne, à Stanford etdevient même Immortel en mars 1990. Mais, quand on a fait Navale,parcouru mers et océans, conduit des vaisseaux, participé à laréouverture du canal de Suez, quand on est enfant de paysan et demarinier, quand on s'est fait les muscles dans les mêlées de rugby,quand on a les Cinq Sens emplis du frémissement des feuillessessiles du peuplier, du parfum des granges, des vergers de prunes etde la terre mouillée, de la douceur du pis de vache, du «cri des coqs la nuit»,du goût de la passe-crassane ou de la beurré-Hardy, on n'entre pas dansla connaissance par petit a et petit b, on ne jette pas le «corps»naturel de celle-ci aux orties, pour en fabriquer un par prothèse, touten démonstrations et thèses, analytique des concepts et raisonnementsdialectiques, argumentation en béton et mots que personne ne comprend.Savoir et saveur, au fond, ont même mère. Le poisson finit par épouserla fille de joie : mais leur mariage est noce du corps et del'entendement.

«Brume».Après le Mal propre, la Guerre mondiale, et Récits d'humanisme - réédition en poche du livre de 2006, qui achevait le «Grand récit» composé par Hominescence, l'Incandescent et Rameaux (1) -, Michel Serres publie ces jours-ci Ecrivains, savants et philosophes font le tour du monde. On aura compris que l'Académicien - qui, depuis le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques (1968)a écrit plus d'une quarantaine d'ouvrages - n'est pas un penseur commeles autres. Son chemin est bien reconnaissable au début : avec la sériedes Hermès (2), il dessine une philosophie d'un nouvel esprit scientifique et met au point, à partir de l'étude de la physique du XIXesiècle - la thermodynamique - une théorie de l'information capable decréer des ponts entre les sciences de l'homme et les méthodes propresaux sciences de la nature. Ensuite il trace des lignes de déambulationplus étranges : il était chez Lucrèce et Leibniz, Diderot oud'Alembert, et, «Renard enthousiaste», le voilà du côté de Jules Verne,puis suit les «feux et signaux de brume» de Zola, s'aventure dans le périlleux «passage du Nord-Ouest»qui de la science ouvre sur la littérature, fréquente Michelet etFaulkner, ou Tintin, s'éblouit de Poussin, La Tour, Turner, Carpaccio…Avec les Cinq Sens (Grasset, 1985), il franchit avecallégresse toute frontière entre les genres et les langages : le«corps» de sa philosophie est désormais un vrai corps, avec sa peau,ses viscères, son esprit, ses muscles, ses mains calleuses, ses odeurset ses douleurs.

Dès lors, par les tenants d'une «philosophie forte», technique,démonstrative, il est quelque peu poussé aux marges de la philosophie,vers la littérature ou la «poésie», une philosophie «facile»,incantatoire, où la langue, flattée et caressée avec sapience, jouit dese voir si belle en son miroir. En quelques occasions, il en estatteint - par exemple quand, pour enseigner l'épistémologie etl'histoire des sciences, il est accueilli par le département d'histoirede Paris-I, et non celui de philosophie. Aujourd'hui, à près de 80 ans,il en rit. Il a une notoriété, un large public. Et une sagesse (peusage en vérité) : «Engrangez des trésors d'inquiétude ; elle jette en existence.»En des livres assez courts, dépouillés de tout appareil critiquesavant, il mène ses combats avec une force tranquille, appelle leshommes du monde à contenir leur puissance entre des limitesraisonnables, de façon à ne point défigurer la précaire beauté de lanature dont les réverbérations se font voir dans l'art, la science, laculture tout entière. Et les invite à signer un «contrat» (3) quiferait de la nature non plus un espace à envahir mais un sujet dedroits, et, chez l'homme, réactiverait la valeur de la retenue, de lapudeur, de la modération, d'un plus grand sens de la justice dans larépartition des ressources.

«Grange». Que diable dit-on d'un livre dephilosophie si, comme d'un vin, on dit qu'il a du corps, qu'il fondsous la langue, qu'il fait entendre le ressac et des clocheslointaines, qu'il a un goût de pruneau ou d'écorce d'orange, qu'ilfleure bon les sous-bois, le foin et l'iode marin ? Chaque livre deMichel Serres fait poser la même question, à laquelle, bientôt, onrenonce. Dans Ecrivains, savants et philosophes font le tour du monde, il y a aussi des boeufs et des poissons, des plantes toxiques, des mancherons de charrues, des «cornes alignées dans la grange», des parlers d'oc, des barbes d'épis, des eaux glauques et «Garonne en personne».Pourtant, il y est question de l'émergence des sciences humaines, desclassifications de l'histoire naturelle, des mathématiques, de sciencesde l'information - et de la tentative de faire comprendre «à nouveaux frais»l'origine de toutes ces disciplines. Historien des sciences, Serres neva évidemment pas se contenter, pourrait-on dire, de regarder derrièrelui, dans les traces d'elle-même que la science a laissées. Certes,derrière le méandre d'un fleuve ou au sommet d'un chemin de pierre, onvoit soudain surgir Riemann, Linné, Galilée ou Euclide d'un côté,Leibniz - auquel le philosophe aura toujours été fidèle ! -, Descarteset Bergson de l'autre. Mais à l'horizon, on aperçoit La Fontaine,Flaubert, Proust, plus fugitivement Breughel, Rabelais, Platon ouStravinsky… Aussi pense-t-on qu'il faut pratiquer quelques écarts pourréellement apercevoir les sources de nos savoirs, et savoir où habiteréellement la «fille de joie» que nos regards habitués ne savent plus voir, qu'il faut se bouger, «camper ailleurs»,«quitter le campus»- voyager loin sans ménager sa monture. Les ethnologues, pour découvrirles cultures exotiques, se livrent à des excursions lointaines. Et si,en pensée, on allait aussi loin pour comprendre le monde d'ici-près ?

«Sociétés».Ecrivains, savants et philosophes font le tour du monde nedécrit donc pas le tour du monde que font, ou ont fait, nos écrivains,nos savants et nos philosophes. Pour les faire «voyager», Michel Serresemprunte à Philippe Descola (Par-delà nature et culture,Gallimard 2005) les catégories par lesquelles celui-ci classe lescultures humaines - des Kwakiutls ou des Dogons, des Aborigènesautraliens ou des Inuits -, s'en sert pour refaire une autre carte dumonde, où les «cinq continents limités par des mers» deviennent quatre archipels «où des sociétés, géographiquement éloignées, se regroupent»selon la lignée à laquelle elles appartiennent, et, à la loupe, ycherche la nôtre pour la lire d'un autre oeil, selon qu'il y décèle laprésence de l'une ou l'autre de ces traditions.

La première vision du monde est animiste : elle «voit la même chose en tous les êtres, chacun habillé d'un corps original». La deuxième naturaliste : elle croit «tous les corps formés des mêmes ingrédients, molécules et atomes» et pose que «lesâmes, douées d'intériorité, animent uniquement les humains, différentspersonnellement et divers pour les cultures et les sociétés». La suivante est totémiste : elle comprend les différences entre les humains «grâce à celles quemontrent les espèces animales ou florales», et fait parfois correspondre un être humain à une bête ou à une plante. La quatrième est la vision de l'analogiste, qui, pensant que tout ce qui existe diffère, «s'épuise à découvrir des relations possibles dans ce disparate en désordre».

Qu'est-ce qui participe ou découle de telles traditions dans notreculture, nos mots, nos arts, nos politiques, nos sciences, nosphilosophies, nos techniques, nos fables ? C'est à cela que répond Ecrivains, savants et philosophes…A la fin, on saura que les classifications de l'histoire naturelle sontde tendance totémistes, que les sciences contemporaines etl'informatique participent d'une lignée animiste, que les mathématiquessont analogistes, et que le naturalisme, qui naît comme «artefact pédagogique», est favorable non seulement à l'émergence des sciences humaines mais à tous les processus de formation et de transmission.

Bariolé. On ne dessinera évidemment pas les cheminements par lesquels Michel Serres parvient à le faire entendre. «Me voici prêt à devenir philosophe», écrit-il, après avoir indiqué qu'est philosophe celui qui a fait «les trois tours du monde» : visité la banquise, vu séismes et volcans, traversé des déserts, en se gorgeant «de la dure beauté de la planète», puis, «désespéré mais patient», tenté le «tour du savoir», et, enfin, entrepris, sans espoir d'achèvement, le «tour des hommes», des langues, des cultures, des religions… On les fait avec lui.

Avant de faire halte, on aura ainsi suivi Arlequin au manteaubariolé, tout autant animiste (croire à l'intériorité), totémiste(apprendre à classer), analogiste (parcourir toutes les cultures et «ponter d'extravagantes différences» par de minutieuses homologies) et naturaliste («installer une connaissance des objets par des sujets»),assisté aux noces de culture et de nature, parcouru mille cheminsbuissonniers, peuplés de loups et de souvenirs d'enfance, traverséfleuves et turbulences, découvert de subtiles alliances entre les motset les choses, les mots et les fleurs, les mots et les bêtes, lessavoirs et les saveurs, les poèmes et les sciences. Arrivé à l'étape,l'hôte entendra la voix de Michel Serres, de rocaille et de soleil deGaronne, lancer un message très simple : aussi loin qu'iral'explorateur de cultures, chez les Inuits ou les Bourguignons, lesFuégiens, les Bambaras, les Tzotzil ou les Armagnacs, il ne retrouveraque des cousins. Inutile de parler de la rencontre d'Autrui : il s'agit de retrouvailles ! «Nousn'avons plus besoin de morale ni d'un texte hautement juridique etsolennellement proclamé pour croire que nous sommes des frères, nous lesavons désormais» - ce qui n'est pas garantie de paix, hélas, «puisque brûlent partout des haines entre jumeaux ennemis».

(1) Tous aux éditions du Pommier.

(2) Editions de Minuit : la Communication (1969), l'Interférence (1972), la Traduction (1974), la Distribution (1977), le Passage du Nord-Ouest (1981).

(3)Le Contrat naturel (François Bourin, 1990), Retour au contrat naturel (coffret de 2 CD, Fremeaux & Associés).