Essai
Nouvelle parution
M. Lequenne, Le Catalogue (pour mémoires). Montre-moi ta bibliothèque et je te dirai qui tu es

M. Lequenne, Le Catalogue (pour mémoires). Montre-moi ta bibliothèque et je te dirai qui tu es

Publié le par Marc Escola

Le catalogue (pour Mémoires) - Montre-moi ta bibliothèque et je te dirai qui tu es
Michel Lequenne


Paru le : 14/01/2010
Editeur : Syllepse (Editions)
Collection : Des paroles en actes
ISBN : 978-2-84950-234-1
EAN : 9782849502341
Nb. de pages : 827 pages

Prix éditeur : 30,00€


" Idée originale qu'une autobiographie sous forme de Catalogue d'oeuvres des trois mille ans de littérature qui ont jalonné le parcours de l'auteur sur près d'un siècle.

Et quelle vie ! Pas un événement de ce siècle, politique, culturel, voire scientifique... dont il ne se soit mêlé et ait été plus ou moins acteur. Passé de la révolte à la révolution, c'est l'histoire du monde d'en bas qu'il a partagé et qui a déterminé les cahots de sa vie. Par sa fraîcheur, sa franchise, son cheminement alphabétique plein de surprises, cet ouvrage fait souvent penser à un nouveau Montaigne qui aurait réuni des Essais en phase avec les grands drames de notre époque.

Il y a de nombreux points communs entre ces deux Michel : non seulement la passion des livres et des savoirs anciens aussi bien que modernes, mais un goût profond de la vie dans ses moindres aspects, une énergie des sentiments trouvant toujours à s'exprimer dans la colère ou le rire, la hardiesse de l'esprit devant les problèmes les plus ardus et les questions les plus élevées. Il y a aussi des différences éclatantes : à l'inverse du grand bourgeois bordelais, Michel Lequenne n'a jamais envisagé de prendre sa "retraite" au milieu des volumes de sa "librairie".

Strict contemporain du trotskisme et du surréalisme, son engagement révolutionnaire incessant dont ce livre rapporte les épisodes marquants, est inséparable d'une conception de l'humanité suspendue aux perspectives de son émancipation, sans aucune résignation devant les faiblesses des hommes ou les malheurs du temps. Tout le progrès accompli entre l'humanisme sceptique et l'humanisme révolutionnaire, ce n'est pas le moindre mérite de ce Catalogue de le rendre sensible à ses lecteurs.

Né en 1921 au Havre, au travail à 15 ans, réfractaire au STO, résistant trotskiste, Michel Lequenne finit sa vie professionnelle dans l'édition comme chef du service de lecture de l Encyclopaedia Universalis.
Spécialiste de Christophe Colomb, co-traducteur de ses oeuvres complètes, il a aussi donné deux biographies, Christophe Colomb amiral de la mer Océane (Gallimard) et Christophe Colomb contre ses mythes (Jérôme Milton). Coauteur de trois courts métrages : Le peintre Jean Pons, la Mort de Léon Sédov, fils de Trotsky et Sétubal, ville rouge, membre du groupe surréaliste, il a publié aux éditions Syllepse, Le Trotskisme, une histoire sans fard (2005) et un roman d'anticipation, La Révolution de Bilitis (2008).

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Dans Libération du 18/2/10, on pouvait lire cet article:

Pas n'importe Lequenne

Critique

Autoportrait bibliophile d'un piéton du siècle

Par PIERRE MARCELLE

Cepavé doux et déroutant de 800 pages et plus, c'est une vie tout entièreimmergée dans la problématique du siècle qu'il traverse, le siècle XXe - celui, pour reprendre le mot de Rosa Luxembourg, de «socialisme ou barbarie».Pas une somme définitive et objectivée, pas l'histoire qui sehausserait au col exhaustif d'un grand H, dans l'exerciceautobiographique défini par les canons du genre : si d'histoire il estici question en permanence, c'est comme configuration où MichelLequenne, trotskiste jamais renié de 89 ans, tisse le motif buissonnierd'une existence à beaucoup d'égards clandestine, évoquant pour sesdédicataires une «histoire cachée du siècle passé». Et sil'objet est sans conteste autobiographique, c'est sur un mode ludiqueet quasi oulipien dont les bibliothèques seraient les jalons.

Bibliomane. D'où ce titre déroutant : le Catalogue (pour mémoires). Ce catalogue-là qui au premier titre, si l'on ose dire, fit de son auteur ce qu'il fut ; et pas in memoriam, mais bien en guise demémoires aussi pluriels que singuliers. Lequenne y établit modestementque cette vie-là, sa vie, faite de tous les espoirs et de nombred'échecs, en vaudra bien d'autres tant que, quoi qu'il advienne, ilrestera les livres.

Le sien en vaut bien d'autres. C'est à première vue une entreprise foutraque, dont l'auteur énonce en sa préface le pragmatique «mode d'emploi» qui serait tout à la fois celui d'un «puzzle» et d'un «jeu de piste».Quelque 200 entrées constituent les pièces du puzzle, toutes au nomd'un auteur à ses yeux essentiel en ce qu'il fut un marqueur du jeu depiste de sa vie. L'ordre de la lecture de ce volume-bibliothèque estdicté par celui, alphabétique, des noms d'auteurs qu'il y range. Al'intérieur de ces «chapitres», mille renvois reconstituent unechronologie intime. C'est manière de dire que, au regard du contextedramatiquement historique, les aléas de la vie privée, si le savoir neles ordonne, sont des péripéties. Cette humilité vaut d'embléemanifeste explicite : «Enfant athée, les "génies" me sont vitedevenus des dieux. C'était vraiment une sorte de trouble religieux quime prenait en présence des murs austères de dos reliés desbibliothèques publiques. J'étais là en présence du savoir objectivé.Posséder ces livres, c'était posséder le savoir, en même temps que,pour l'enfant pauvre que j'étais, c'étaitsans doute la forme suprême du "posséder".»Hugo et Vallès sont sur ces rayonnages, bien sûr, et Guilloux,évidemment, mais tous les autres, et les éblouissements de ladécouverte à travers Zévaco, Dumas ou Cyrano, la soif effrénée decomprendre dans les gnostiques, les Lumières et les classiques dumarxisme, la vastitude du monde dans Freud autant qu'Homère,l'universalité de Dante et de Shakespeare, de Cervantes et de Rabelais,et… et… Lequenne - c'est un leitmotiv - ne fut pas plus sectaire danssa vie de militant que dans celle de bibliomane. Chroniqueur desgrandes dames de la littérature dans les Cahiers du féminisme,il y invite Sappho aussi bien que Nathalie Sarraute, en passant parOlympe de Gouges, bien sûr, et Dorothy Parker : et ce en un temps où,au sein du mouvement révolutionnaire, l'exercice n'était pas sicourant. Et de tel ou telle qui forgea sa conscience et le fithomme-livres, il ne s'imprègne pas du seul chef-d'oeuvre obligé, maistoujours cède à «la manie de lire les oeuvres complètes».

C'est que, comme il est des «fous littéraires», Lequenne fut (etreste) un lecteur fou, et certainement conscient de l'être quand ilconte comment, à l'âge de 15 ans, il estima à quelque 3 000 le nombred'ouvrages «importants» et constitutifs d'un patrimoine mondial. D'où l'ambition révélée de rêveur fou, aussi : «Acharge pour moi de me soumettre à une discipline ascétique de lecture,je pourrais, tout au long de ma vie, ingérer le génie de toutel'humanité.» Le paradoxe est que, aussi extravagant que peutsembler ce programme autodidactique de moderne Pic de la Mirandole, ilfut tenu. Et tous les accidents bons et mauvais de la vie, qui nemanquèrent évidemment pas de le bousculer, contribuèrent à l'humaniserpour le tirer hors de son dogmatisme originel adolescent. Ainsi sedésacralise le Catalogue, qui n'est pas la recensionexhaustive des trois milliers d'auteurs dévorés, mais la narration dupourquoi et du comment de ces carrefours où des hommes et des femmes,des amours et des deuils, des hasards et des nécessités, s'incarnentdans des textes jusqu'à les absorber entièrement, et s'y confondre.Tout lecteur a souvenir de ces vertiges proustiens où la lumière d'unjour, l'odeur d'une grange ou le bruit d'un train imprègnent assez untexte pour constituer l'ultime et immarcescible témoignage de sonmerveilleux. Le lecteur de Lequenne y ajoutera la lumière éteinte deminuit dans le siècle, l'odeur de la poudre et le bruit des bombes.

Chat. En ce sens, si le Catalogue peut nourrir des affinités avec le projet de Bibliothèque idéale de Queneau, il contrarie absolument l'héritage d'un Finkielkraut, dont le récent Coeur intelligent seraitd'une façon ou d'une autre réductible à neuf oeuvres comme autant devaches sacrées. Tout à rebours, Lequenne, matérialiste dialecticien quisait que la vie, c'est plus vivant que ça, fait cohabiter géants etpetits maîtres, et voisiner, tous égaux et nécessaires dans la besaced'une commune humanité, les incontournables de l'université et sespropres élus minuscules. Au passage, l'«encombrante masse de culture»de l'auteur confronte le texte à ses propres convictions (comme parexemple lorsqu'il réhabilite Anatole France contre André Breton, qu'ilvénère), mais aussi à celles - idéologie ou idées reçues - de l'époque.Ainsi du commentaire de Varlam Chalamov (ses Récits de la Kolyma),révélateur des flagrantes limites d'un Soljenitsyne fabriqué par laguerre froide pour les besoins de la mauvaise cause que fut notammentl'identification du communisme au stalinisme. Et c'est toujours letexte qui gagne.

Et défilent entre ces lignes, en marge des pages, les multiples métiers qu'encadrent les tâches multiples d'un fidèle de la IVe Internationale,sur les terrains d'élection affinitaires où il va rejoindre le groupesurréaliste, devenir l'un des meilleurs exégètes de Christophe Colomb,et consacrer la dernière partie de sa vie active à la critique d'art.Le temps s'achève de Michel Lequenne, long chat efflanqué que nousrestitue, au coeur de l'ouvrage, un bref cahier photos en forme d'albumde famille. Riche bilan, et perspectives plus lucides quepleurnicheuses, à l'orée du millénaire qui fait résonner l'échocamarade de Daniel Bensaïd, justifiant l'ambition toujours légitime dechanger la vie et transformer le monde, «au moins pour s'épargner la honte de n'avoir pas essayé».