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Littérature de jeunesse et romanesque : lieu d’élection, paradis perdu ou dernier refuge ? (revue Romanesques)

Littérature de jeunesse et romanesque : lieu d’élection, paradis perdu ou dernier refuge ? (revue Romanesques)

Publié le par Marc Escola (Source : Anne Besson)

Appel à propositions d’articles pour la revue Romanesques 

(Revue du Cercll / Roman & Romanesque, Université Picardie-Jules Verne), Classiques Garnier.

 

Littérature de jeunesse et romanesque : lieu d’élection, paradis perdu ou dernier refuge ?

Propositions attendues pour le 15 mars, articles pour le 9 septembre

 

Y a-t-il une spécificité « romanesque » de la littérature de jeunesse, un lien privilégié entre l’âge du lecteur, voire entre la jeunesse elle-même, et un romanesque « intuitivement décrit comme le mode exacerbé de présentation des événements, des émotions et des actions dans le récit »[1] ? Peut-on repérer et décrire un investissement particulier de la notion dans ce domaine – des traits romanesques qui apparaitraient de manière superlative dans les fictions adressées aux enfants et adolescents ? N’y observe-t-on pas d’ailleurs, sinon une impossibilité, du moins une nette sous-représentation des expérimentations formelles et du minimalisme diégétique souvent associés à la « grande » littérature contemporaine[2] ? Dans quelle mesure peut-on considérer que la littérature de jeunesse serait le lieu d’élection, le paradis perdu du romanesque, ou bien son dernier refuge ?

Il nous faut repartir de l’association a priori non-problématique entre littérature de jeunesse et romanesque. L’enfance, longtemps minorée dans les représentations littéraires, est devenue dans les perceptions des âges de la vie de chacun le moment romanesque par essence – l’enfant, être aux passions intactes, est lâché dans un monde toujours neuf qu’il découvre, errant ou entraîné malgré lui, disponible pour l’aventure : c’est Rémi dans Sans Famillle d’Hector Malot ou Jim Hawkins dans Treasure Island de Robert Louis Stevenson. Plus profondément, l’enfance, temps du passé des auteurs adultes qui la représentent, est toujours, déjà, le temps du récit, et le temps par excellence du romanesque, identifiée comme telle aussi bien par Albert Thibaudet (pour qui Alain-Fournier dans Le Grand Meaulnes « avait compris que l’aventure romanesque n’est purement belle que dans un milieu d’enfants »[3]) que par Michel Murat quand il écrit : le « romanesque nous transporte dans un monde antérieur, héroïque, que caractérisent l’intensité et l’exemplarité des affects », « c’est le monde de l’enfant lecteur que nous avons été et qu’en nous-mêmes nous demeurons, pour peu qu’une occasion se présente »[4].

Les romans adressés à cet âge bénéficieraient ainsi des mêmes privilèges – les auteurs y sont autorisés à avoir recours, sans distance obligée, à un romanesque ailleurs considéré comme obsolète, tant il est vrai que « la littérature pour la jeunesse fonctionne comme un refuge et un incubateur pour des types littéraires provisoirement passés de mode »[5]. Il est certes souvent question d’un « retour du romanesque » dans les fictions contemporaines (éternel retour, qui ces dernières années, s’arrime notamment aux réussites narratives et esthétiques de la forme « série télévisée ») ; mais en ce qui concerne la littérature de jeunesse ces tendances n’ont jamais disparu, jamais vraiment. Si deux moments se détachent avec intensité, d’une part le « grand roman » du XIXe, aux frontières du roman populaire, celui des Verne et Dumas en France, du Moonfleet de John Meade Falkner en Angleterre, et d’autre part depuis le tournant du XXIe siècle le développement des « genres de l’imaginaire » (fantasy et science-fiction), puisant après Tolkien aux sources de l’épopée et du romance médiéval, le roman d’aventures, et les fonctions idéologiques qui lui ont été associées, a pu survivre tard dans le XXe siècle à destination des jeunes (garçons) ; quant au problem novel des années 1970-1990, dont les œuvre de Robert Cormier ou de Melvin Burgess seraient les emblèmes, son réalisme noir a pu être critiqué pour ses excès et son systématisme dans l’exploration des marges les plus extrêmes – pour son romanesque donc[6] !

Ce serait déjà en soi une belle raison de se pencher sur le romanesque en littérature de jeunesse que d’y voir le lieu privilégié d’une exaltation « naïve » des pouvoirs de la fiction[7], remarquable en fantasy notamment, où la célébration du livre, du récit ou de l’imagination est omniprésente. L’impressionnante expansion éditoriale du domaine « jeunesse », et la pleine reconnaissance d’un public adulte adepte de plaisirs « régressifs » de mieux en mieux assumés, pourrait trouver une piste d’explication dans cette « relation romanesque »[8] plus directe et pleinement euphorique.

Et pourtant, il y a lieu de revenir sur l’association obligée entre jeune lecteur et plaisir du romanesque, pour nuancer de multiples points de vue son caractère univoque, et pour repérer en littérature de jeunesse des investissements particuliers des grandes questions théoriques soulevées par la notion de « romanesque », dans ses rapports complexes et évolutifs avec ses « autres », ses « marges » – genres voisins mais distincts, réinvestis (conte, épopée), accents variables mis sur l’axiologie ou sur la didactique.

Historiquement d’abord, ce dossier voudra rappeler que la littérature de jeunesse ne naît pas romanesque, bien au contraire. Enracinée dans l’utilitaire, les vocations didactiques et morales, son lien au divertissement, à l’évasion et plus encore aux affects n’a aucun caractère d’évidence et apparait souvent comme une « conquête » progressivement consolidée. Contre l’idée du « poids » du discours moral dont la littérature jeunesse se serait heureusement allégée au fil de son histoire, on peut toutefois envisager une genèse inverse, du romanesque par la moralité[9]: c’est en effet pour transmettre des connaissances (en histoire, et surtout de manière essentielle en géographie) ou encore pour transmettre des valeurs (morales, idéologiques), qu’on commence à raconter des histoires aux enfants. D’une certaine manière, le projet romanesque d’un Balzac se voulant instituteur pose des questions analogues[10]. L’opposition du didactique et du romanesque en littérature de jeunesse gagnerait donc sans doute à être reconsidérée : l’importance de la morale dans ces corpus, qui en fait un laboratoire des évolutions axiologiques, rejoint un des critères du romanesque selon Schaeffer et reprend toute son actualité en une époque qui voit le retour en force de l’évaluation morale.

Par le biais de la diversité de ses publics, la littérature de jeunesse peut aussi revendiquer le « pluriel de rigueur » des romanesques justement proposés par Franck Wagner[11]. Ecrits par des adultes qui communient dans le jeu de tension, mi-ironique mi-nostalgique, qui fonde le « romanesque » comme « reconnaissance »[12], ces textes sont cependant donnés à des enfants, de jeunes lecteurs dont la culture en formation pose directement la question de savoir s’ils peuvent accéder à cette « reconnaissance » et identifier situations ou personnages comme « romanesques ». On peut aussi estimer que la « double adresse » qui caractérise cette littérature affecte directement la relation romanesque : à celui reçu comme « pur » par des enfants qui en font la découverte chaque fois nouvelle s’ajouterait un romanesque « au second degré » pour les parents qui, eux, en retrouvent les codes réinvestis, retravaillés, souvent parodiés à vrai dire. Mais les publics étaient déjà largement mêlés lors de l’émergence du domaine au XIXe siècle, et rien n’interdit aux adultes, dans les nouvelles pratiques de la crossover fiction[13],  de lire au premier degré, pour le plaisir de l’aventure, ni non plus aux plus jeunes d’accéder à des textes d’une grande sophistication dans leur maniement post-moderne des procédés métaleptiques ou transfictionnels par exemple. Le genre du lecteur supposé a également longtemps affecté le « type » de romanesque qui pouvait être proposé – voir les thématiques et les architextes bien différents des romans « pour garçons » et des romans « pour filles » – et on sait combien la demande sociétale d’une meilleure représentation des rôles féminins veut peser sur ces impensés. Le romanesque aventureux semble ainsi avoir été longtemps réservé aux garçons : y a-t-il des contre-exemples, et comment lire les romans qui aujourd’hui, en une forme d’invention d’une histoire possible, mettent en scène des jeunes fille aventurières, y compris dans les époques passées ?

Enfin, en littérature de jeunesse le romanesque demeure tout proche d’autres catégories poétiques ou épistémologiques avec lesquels le dialogue est constant : le pouvoir d’attraction des excès du roman doit composer en particulier avec celui de l’image, dans les livres illustrés de la petite enfance (y a-t-il un romanesque de l’album ?), mais encore avec celui du conte et du merveilleux (le « pays des merveilles » est-il une terre d’élection du romanesque ? comment penser leurs rapports[14] ?). Quant au lien entre l’épique et l’enfantin, c’est la question posée par Hugo, à travers l’antithèse entre le grand et le petit, avec le personnage de Gavroche, et explicitement dans L’Art d’être grand-père.

On souhaite des articles qui, ressaisissant les perspectives théoriques, s’appliquent à découvrir tout autant des singularités, montrant que le romanesque à destination du jeune public ressortit de pratiques mêlant stéréotypes et inventions.

Les propositions (environ 500 mots) sont à envoyer à Anne Besson (anne.besson@univ-artois.fr)  et Francis Marcoin (marcoinfr62@orange.fr) pour le 15 mars 2019.

Les articles, attendus le 9 septembre 2019, seront soumis à expertise.

 

[1] Francis Langevin, « Présentation » du dossier « Le romanesque dans les fictions contemporaines., Temps zéro, n°8, juillet 2014, Yves Baudelle et Francis Langevin, (dir.) : http://tempszero.contemporain.info/document1192 §1.

[2] Il existe bien entendu, même s’ils n’en constituent pas la part la plus visible, une littérature du quotidien et/ou un travail explicite sur la forme dans ce domaine – citons seulement des albums conceptuels comme ceux de Béatrice Poncelet, ou les romans en vers libres de Sarah Crossan.

[3] Albert Thibaudet, « Le roman de l’aventure », La Nouvelle Revue française n°72, 1er semestre 1919, p. 597-611, cit. p. 607.

[4] Michel Murat : « Reconnaissance au romanesque », Le Romanesque, sous la direction de Gilles Declercq et Michel Murat, Presses Sorbonne nouvelle, 2004, p. 223-232, cit. p. 225.

[5] « Children’s literature is a safe-house and incubator for literary modes that are temporarily out of fashion », Kimberley Reynolds (dir.), Modern Children’s Literature. An Introduction, Palgrave McMillan, 2005, p. 4.

[6] Rappelons que parmi les quatre critères proposés par Jean-Marie Schaeffer (« La catégorie du romanesque », Le Romanesque, op. cit., 2004, p. 291-302) figurent deux mentions des « extrêmes » : 1. L’importance accordée, dans la chaîne causale de la diégèse, au domaine des affects, des passions et des sentiments ainsi qu’à leur mode de manifestations les plus absolus et extrêmes » (p. 296) et « 2. La représentation des typologies actancielles, physiques et morales par leurs extrêmes, du côté du pôle positif comme du côté du pôle négatif » (p. 297).

[7] Pouvoirs de la fiction par ailleurs à nouveau célébrés par le discours critiques, sur de tout autres corpus, par les travaux de Tiphaine Samoyault, Marielle Macé ou Alexandre Gefen.

[8] Franck Wagner propose, dans Romanesques 10, 2018, de « nommer relation romanesque ce geste foncièrement ambigu, entre adhésion et distanciation, par quoi auteurs et lecteurs entreprennent, au prisme d’un imaginaire commun remis en jeu par l’imagination, de sans cesse renégocier la relation bijective de la fiction narrative et de la vie » (« En fiction majeure. La relation romanesque dans Là où les tigres sont chez eux, La Montagne de minuit et L’Île du point Némo de Jean-Marie Blas de Roblès », cit. p. 20).

[9] Voir sur ce point Francis Marcoin, Librairie de jeunesse et littérature industrielle au XIXe siècle, Honoré Champion, 2006.

[10] Il cite Bonald dans l’Avant-propos de la Comédie Humaine : « Un écrivain doit avoir en morale et en politique des opinions arrêtées, il doit se regarder comme un instituteur des hommes », Œuvres complètes, A. Houssiaux, 1855, vol. 1, p. 17-32, cit. p. 23.

[11] Franck Wagner, « La relation romanesque. Enjeux contemporains », Romanesques 9, 2017, p. 25.

[12] Voir dans Le romanesque, op. cit., les deux articles de Michel Murat (« Reconnaissance au romanesque », p. 223-232) et Alain Schaffner (« Le romanesque : idéal du roman ? », p. 267-282). Ils posent « un lecteur qui compare son expérience de lecture avec son expérience de la vie » (Schaffner, p. 269), impliquant une connaissance préalable pour identifier la nature romanesque en la « re-connaissant ».

[13] Rachel Falconer, The Crossover Novel. Contemporary Children’s Fiction and Its Adult Readership, Routledge, 2009.

[14] Un volume de la revue Modernités a été récemment consacré à « L’épanchement du conte dans la littérature » (sous la direction de Christiane Connan-Pintado, Pascale Auraix-Jonchière et Gilles Béhotéguy), Modernités n°43, Presses Universitaires de Bordeaux, 2018.