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« Littérature contre Storytelling » avant l’ère néolibérale : pour une histoire des « contre-récits » littéraires depuis le XIXe siècle

« Littérature contre Storytelling » avant l’ère néolibérale : pour une histoire des « contre-récits » littéraires depuis le XIXe siècle

Publié le par Alexandre Gefen

 

10-11-12 juin 2015 

« Littérature contre Storytelling » avant l’ère néolibérale : pour une histoire des « contre-récits » littéraires depuis le XIXe siècle

 

Université de Paris-Sorbonne

 

Colloque international et interdisciplinaire

organisé par le Centre de Recherche en Littérature Comparée de l’Université Paris-Sorbonne

et le Labex « OBVIL » (Observatoire de la Vie Littéraire)

avec la collaboration du Centre de Recherche sur les Arts et le Langage (EHESS/CNRS)

Les 10 et 11 juin : en Sorbonne, Amphi Cauchy (esc. T., 3e ét.), 17 rue de la Sorbonne 75005.

Le 12 juin : à la Maison de la Recherche, salle 35, 28 rue Serpente 75006.

« Littérature contre storytelling » : cette formule volontairement provocatrice traduit une certaine expérience de l’engagement littéraire aujourd’hui, à l’heure où triomphe, dans toutes les sphères de la vie sociale, cette nouvelle technique de communication à visée injonctive que Christian Salmon a fait connaître au public français en 2007 sous le nom de « storytelling[1] ». Contre l’emprise croissante d’un outil de communication massivement diffusé par une médiasphère majoritairement acquise à l’idéologie néolibérale, de nombreux artistes et intellectuels travaillent à la résistance — par des « contre-fictions » (Yves Citton[2]), par une « contre-narration » (Christian Salmon[3]).

Le « storytelling », ainsi entendu dans un sens plus restrictif que le terme anglais dont il est issu[4], ne désigne pas « l’art de conter » en général. Également traduit par « communication narrative », il se distingue du récit littéraire (fût-il « populaire » ou « de grande consommation ») par sa visée ouvertement stratégique : pensé dans les services de communication (managériale, politique, publicitaire[5]…), le storytelling utilise « l’art de conter » dans le but de « tracer l’expérience » de son destinataire, dont il vise un acte d’adhésion précis et concret : achat, vote, force de travail. Dans les œuvres littéraires contemporaines qui relèvent de manière évidente du « contre-storytelling » (comme celles de Jean-Charles Masséra ou François Bon en France, Elfriede Jelinek en Autriche, Rodrigo García en Espagne, Don DeLillo aux États-Unis…), on constate facilement que ce sont les valeurs néolibérales véhiculées par les stories pré-formatées qui sont in fine l’objet de la critique, plutôt que « l’art de conter » en tant que tel.

Pourtant, la nouveauté du concept de « storytelling » analysé par Christian Salmon a été remise en cause par certains lecteurs[6], tandis que son appel à une « contre-narration » en résistance au storytelling était compris par d’autres comme un nouvel épisode de la vieille répulsion de l’élite littéraire (française) vis-à-vis du « récit » (estampillé délice populaire), sur fond de théorie du complot[7].

Peut-être ces polémiques ont-elles trouvé un aliment dans certains flottements qui, dans l’ouvrage de Christian Salmon, accompagnent moins la définition du storytelling lui-même que l’appel à y résister : alors que le storytelling est analysé comme un ensemble de techniques nouvelles, mises au point dans les années 1990, les figures tutélaires de la résistance intellectuelle et existentielle selon Salmon demeurent celles du Centre universitaire expérimental de Vincennes (Deleuze et Foucault en particulier), tandis que les écrivains qui incarnent le mieux à ses yeux la « contre-narration » qu’il appelle de ses vœux sont des précurseurs (Melville, Gogol) ou des fondateurs (Kafka) du modernisme européen, ou encore des analystes des totalitarismes  (Danilo Kiš, Hermann Broch, Witold Gombrowicz[8]).

Faisons l’hypothèse que ces flottements temporels sont l’indice de la persistance — dans la longue durée de l’histoire littéraire depuis le tournant de la Révolution française — d’un engagement éthique « contre-narratif » de la littérature : une caractéristique de la « littérature » (définie par Jacques Rancière comme ce « mode historique de visibilité des œuvres de l’art d’écrire[9] » né dans le sillage de la révolution romantique) pourrait être la résistance multiforme qu’elle oppose aux récits mythiques qui structurent l’idéologie dominante et la morale publique d’une société, à un moment donné de son histoire.

Gisèle Sapiro a démontré[10] que l’autonomisation progressive du champ littéraire, du XIXe siècle à nos jours, était inséparable d’une histoire éthico-juridique : celle qui lie fermement les transformations historiques de l’engagement littéraire à l’évolution de la notion de responsabilité de l’écrivain, dans les aléas judiciaires de sa confrontation à la morale publique.

Tenter de baliser les grandes étapes des changements qui affectent les récits dominants, du XIXe siècle à nos jours, permettrait peut-être de dessiner les linéaments d’une histoire alternative des engagements littéraires, attentive aux variations — éthiques, politiques, formelles — qui affectent les modalités contre-narratives de la création littéraire, d’un lieu à l’autre, d’une époque à l’autre, en fonction des récits dominants qu’elle prend en charge pour les mettre en jeu.

Pistes de recherche possibles

  • Compte tenu de la tentative de périodisation qui sous-tend la problématique générale du colloque, une attention spéciale pourrait utilement être accordée aux grandes étapes de l’histoire des idées (en Europe et hors d’Europe), analysées depuis les contre-récits littéraires qu’elles suscitent . Exemples :

. naissance de la « littérature » moderne et critique du grand récit des Lumières et des mythes révolutionnaires

  • prises en charge du « roman national » officiel (français, allemand, espagnol…) par les écrivains européens au XIXe siècle
  • engagements littéraires face aux propagandes (notamment autour des deux guerres mondiales)
  • contre-récits coloniaux puis postcoloniaux face à « l’Histoire écrite par les vainqueurs » (Carlos Fuentes)

. prise en charge de la « fin des grands récits » (Jean-François Lyotard) par la littérature dite « postmoderne »…

  • Réflexion sur les genres littéraires analysés à partir de leur dimension de contre-récit historiquement situé. Exemples :
    • le pamphlet (genre qui, selon Marc Angenot, fleurit du Second Empire à la Révolution de 1968, opposant aux récits dominants un contre-récit apocalyptique, « symptôme des contradictions de l’intellectuel dans la société moderne et faux dépassement de celles-ci[11] »)
    • l’utopie satirique ou négative

. l’épopée parodique, la contre-épopée

  • le roman lui-même comme « faux genre », non-genre intempestif et démocratique issu de l’écroulement de la hiérarchie des genres qui structurait le système des Belles-Lettres (J. Rancière[12]), et lieu privilégié d’une subversion des récits dominants.
  • Faire du contre-récit un critère de définition de la « littérature » invite à déplacer certaines frontières habituelles touchant la valeur littéraire : une chanson, un « roman noir », peuvent avoir une force contre-narrative — moins un contenu « engagé » qu’une faculté formelle à « dé-frayer » les expériences communes, à suspendre les « évidences » apprises —, quand certaines « grandes » œuvres voient leur légitimité mise en cause pour la raison même qu’elles appartiennent au canon : « Paul Valéry est-il vraiment un grand poète ? » demande Nathalie Sarraute en 1947[13] ; « Plus jamais Claudel ! » lit-on sur les murs en 1968…
  • La notion de « contre-récit » littéraire invite à la réflexion sur la place du récit en littérature. Exemples :
    • rejet du récit (par les théoriciens du Nouveau Roman)
    • promotion de récits alternatifs (aux fictions de l’Histoire officielle : littératures européennes d’après 1945, littératures  postcoloniales)
    • mise à distance de la logique narrative héritée d’Aristote (et du « partage hiérarchique du sensible[14] » qu’elle opère) comme structure d’intelligibilité de l’œuvre, au profit d’une « logique des sens[15] » qui met le tout-venant de l’expérience sensible au cœur du texte.

Danielle PERROT-CORPET (danielle.perrot@wanadoo.fr) et Judith SARFATI-LANTER (judithsl@yahoo.com)

Université de Paris-Sorbonne

Centre de Recherche en Littérature Comparée (EA 4510)/Labex « OBVIL »

Programme

Mercredi 10 juin : Sorbonne, Amphi Cauchy 

(Escalier T, 3e étage, entrée par le 17 rue de la Sorbonne)

09 :30 : Accueil des participants et introduction par Danielle PERROT-CORPET (Université de Paris-Sorbonne) et Judith SARFATI-LANTER (Université de Paris-Sorbonne)

10 h-11h 30: La littérature contre l’Histoire ?

Président de séance : Philippe ROUSSIN (CNRS/EHESS)

Jean-Paul ENGELIBERT (Université Bordeaux-Montaigne): “Contre-histoires romanesques. La culpabilité historique dans Disgrace de J.M. Coetzee, The Human Stain de Ph. Roth et Mon cœur à l'étroit de M. NDiaye”

Carolina FERRER (Université du Québec à Montréal): « Les “contre-narrations” de l’Histoire dans le roman hispano-américain contemporain »

Clélie MILNER (Institut Catholique de Paris): « Le Troisième Reich et le roman policier, des écrivains allemands des années 1930 à Roberto Bolaño: Le récit d'enquête contre le récit politique »

11h30-12h : pause (café)

12 :00-12h45:

Ivan JABLONKA (Université Paris 13) : autour de L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales (2014). Entretien avec Judith SARFATI-LANTER

13h-14h30 : pause (déjeuner)

14h30-16h : Ecrire contre le récit du Pouvoir

Présidente de séance : Monika FLUDERNIK (Université Albert-Ludwig de Fribourg-en-Brisgau/Institut d’Etudes Avancées de Paris)

Simon BRÉAN (Université Paris-Sorbonne) : « Des voix sans maître : déconstruire de grands récits par la dystopie (Pierre Pelot, 1977-1980) »

Alice BÉJA (Revue Esprit): “La littérature prolétarienne américaine: Écrire la dissidence dans la terre du consensus”

Joseph JURT (Université Albert-Ludwig de Fribourg-en-Brisgau): « Le roman moderne, un moyen d’expression privilégié du tragique de l’homme (Malraux, Bernanos) »

16h-16h30 : pause (café)

16h30-17h30 : Littérature de grande consommation et storytelling

Présidente de séance : Erika FÜLÖP (Université de Hambourg)

Lida AMIRI (Université de Melbourne) : « Storytelling in the Age of Globalization: A case study of Khaled Hosseini »

Gianluigi SIMONETTI (Université de l’Aquila) : « Littérature et «brand storytelling». Le récit publicitaire dans le roman ultra-contemporain »

Jeudi 11 juin : Sorbonne, Amphi Cauchy

(Escalier T, 3e étage, entrée par le 17 rue de la Sorbonne)

10 h-11-30 : Le contre-récit : un anti-récit ?

Présidente de séance : Tiphaine SAMOYAULT (Université Sorbonne-Nouvelle-Paris 3)

Erika FÜLÖP (Université de Hambourg) :  « Telling storytelling : la métafiction moderne et postmoderne, négation et/ou affirmation du récit? »

Maryline HECK (Université François-Rabelais, Tours): « Récits d’Ellis Island : Georges Perec face au “storytelling de la mémoire” »

Marie-Jeanne ZENETTI (Université Lumière-Lyon 2): « “Ce discours s’autodétruira dans quelques secondes” – exposition, contre-narration et montage documentaire »

11h30-12h : pause (café)

12h-13h : Littératures postcoloniales : un autre récit

Président de séance : Xavier GARNIER (Université Sorbonne-Nouvelle-Paris 3)

Marion LABOUREY (Université Paris-Sorbonne) : "Moi, Tituba sorcière...Noire de Salem : le récit fictionnel magico-réaliste comme contre-récit historique chez Maryse Condé."

Alexandra BOURSE (Université Paris-Sorbonne): "Parler contre dans la littérature postcoloniale: procédés de déconstruction des stéréotypes sexistes et racistes dans l’œuvre de Michelle Cliff »

13h-14h30 : pause (déjeuner)

14h30- 16h : Écrire face aux discours partisans, de la Première à la Seconde guerre mondiale

Présidente de séance : Marielle MACÉ (CNRS/EHESS)

Alexandre SEURAT (Université d’Angers): « Une poétique du malaise : les anciens combattants face aux « mythes » de l’arrière (L.-F. Céline, L. Guilloux, E. M. Remarque, L. Werth) »

Wolfgang ASHOLT (Université Humboldt de Berlin/Université d’Osnabrück) : « Surréalisme contre storytelling »

Gisèle SAPIRO (CNRS/EHESS) : « Poésie et propagande dans la France occupée : de la vérité des métaphores à la poétique des noms propres »

16h-16h30 : pause (café)

16h30 -18h : Récit factuel, récit fictionnel

Président de séance : Gianluigi SIMONETTI (Université de L’Aquila)

16h30 : Monika FLUDERNIK (Université Albert-Ludwig de Fribourg-en-Brisgau/Institut d’Etudes Avancées de Paris) : « Description in Factual and Fictional Texts ».

17h : Marc LITS (Université Catholique de Louvain) : « Le retour du journalisme narratif, un révélateur des rapports ambivalents entre journalisme et littérature » : entretien avec Alice BÉJA.

Vendredi 12 juin : Maison de la Recherche, Salle 35

28 rue Serpente 75006

10h-11h30 : Littérature : effets de lecture

Présidente de séance : Véronique GÉLY (Université de Paris-Sorbonne)

 Jacques-David EBGUY (Université Paris Diderot-Paris 7): « “Et pourtant”. Hugo, Kafka : la littérature contre le mythe ».

Sylvie SERVOISE (Université du Maine): « Le contre-récit comme effet de lecture : Aragon lecteur de Lampedusa »

Raphaëlle GUIDÉE (Université de Poitiers) : « Contre les pouvoirs du storytelling : la tradition secrète de l’impuissance »

11h30-11h45 : pause (café)

11h45-12h45 : discussion de clôture

Christian SALMON (CNRS/EHESS): Dominations narratives et contre-récits : retour sur la notion de Storytelling, à l’issue des débats du colloque. Entretien avec Danielle Perrot-Corpet, Judith Sarfati-Lanter et Marielle Macé. Suivi d’un échange avec le public.

 

 

[1] Christian Salmon, Storytelling : la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007.

[2] Yves Citton, « Contre-fictions en médiocratie », Revue Critique de Fixxion Française Contemporaine, n°6 : « Fictions et démocratie », 2013 ; Dossier « Contre-fictions politiques », Multitudes, n° 481, mars 2012, p. 70-148.

[3] C. Salmon, op. cit., p.213.

[4] En anglais, le terme « storytelling » ne prend le sens restrictif du néologisme français qu’employé dans le contexte idoine, ou précisé par un nom (« business storytelling ») ou un adjectif (« strategic storytelling », « corporate storytelling »).

[5] À propos de la campagne victorieuse d’Obama en 2008, Christian Salmon expose en ces termes ce que les communicants appellent le « carré magique » du storytelling : « 1. Raconter une histoire capable de constituer l'identité narrative du candidat (storyline). 2. Inscrire l'histoire dans le temps de la campagne, gérer les rythmes, la tension narrative tout au long de la campagne (timing). 3. Cadrer le message idéologique du candidat (framing), c'est-à-dire encadrer le débat comme le préconise le linguiste Georges Lakoff, en imposant un “registre de langage cohérent” et en “créant des métaphores”. 4. Créer le réseau sur Internet et sur le terrain, c'est-à-dire un environnement hybride et contagieux susceptible de capter l'attention et de structurer l'audience du candidat (networking). » (Christian Salmon, « Le carré magique d’Obama », Le Monde.fr, mis en ligne le 17/10/2008. http://www.lemonde.fr/idees/article/2008/10/17/le-carre-magique-d-obama-par-christian-salmon_1108146_3232.html Consulté le 18/07/2014.

[6] Par exemple Marc Lits, « Réévaluation d’un succès éditorial », dans Marc Marti, Nicolas Pélissier (dir.), Storytelling : succès des histoires, histoire d’un succès, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 23-38 ; ou Frédéric Martel, « Une storytelling à la française », Non-fiction.fr, 28/12/2007, http://www.nonfiction.fr/article-308-une_storytelling_a_la_francaise.htm. Consulté le 18/07/2014.

[7] Par exemple Jacques Migozzi, « Storytelling : opium du peuple et/ou plaisirs du texte », French Cultural Studies, vol. 21 (4), 2010, pp. 247-255.

[8] Voir Christian Salmon, Tombeau de la fiction, Paris, Denoël, 1999.

[9] Jacques Rancière, La Parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, (Paris, 1998), Pluriel, 2010, p. 13.

[10] Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (XIXe-XXIe siècles), Paris, Seuil, 2011.

[11] Marc Angenot, La Parole pamphlétaire : contribution à la typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982, p. 353.

[12] Jacques Rancière, notamment La Parole muette, op. cit., et Le fil perdu. Essais sur la fiction moderne, Paris, La Fabrique, 2014.

[13] Nathalie Sarraute, « Paul Valéry et l’Enfant d’Éléphant », Les Temps modernes, janvier 1947, n° 16, p. 610-637.

[14] Jacques Rancière, Le Fil perdu, op. cit., p. 22.

[15] Selon la formule de Paul Cézanne, cité par Gilles Deleuze dans Francis Bacon. Logique de la sensation, (1981), Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », 2002, p. 46.