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Les souverainetés indigènes. Royautés, principautés, républiques et empires autochtones dans les mondes atlantiques (Amérique et Afrique, XVe-XIXe s.)

Les souverainetés indigènes. Royautés, principautés, républiques et empires autochtones dans les mondes atlantiques (Amérique et Afrique, XVe-XIXe s.)

Publié le par Marc Escola (Source : CHRIA)

L’intérêt suscité par la question de la souveraineté indigène ne serait-il jamais autre chose que le goût de l’historien envers « la beauté du mort » pour emprunter cette expression à Michel de Certeau évoquant, en 1970, les travaux des hommes du XIXe siècle et ceux de ses contemporains sur la culture populaire et le folklore ? Il écrivait, en effet, que « la culture populaire suppose une opération qui ne s’avoue pas. Il a fallu qu’elle fût censurée pour être étudiée. Elle est devenue alors un objet d’intérêt parce que son danger était éliminé ».

La souveraineté indigène perçue donc comme un danger en effet car elle est, in fine, un obstacle à la politique de conquête alors menée durant ces cinq siècles par les puissances européennes atlantiques (Provinces-Unies et Suède comprises) depuis la grande scène inaugurale du 12 octobre 1492 quand Christophe Colomb impose la souveraineté espagnole, supplantant une quelconque souveraineté en ces îles. Dès lors, les puissances européennes cherchent à justifier la souveraineté sur une terre par sa découverte ou son appropriation, qui se fait progressivement au cours des siècles suivant les premiers contacts en Amérique.

Une menace dont l’élimination (ou « l’usurpation » selon le juriste Michel Morin en 1997) procède d’un double combat mené par les armes, par les plumes et par les presses tant semble irrésistible la volonté de faire de ces terres étrangères des territoires vierges frappés du sceau du dénuement. Des terra nullius présentées si désertes que même la belle lucidité d’un Montaigne sera prise en défaut, reprenant, dans l’essai « Des cannibales » (Essais, I, 31), les topoï du temps sur la nudité américaine – largement diffusés au travers des éditions des Décades de Pierre Martyr d’Anghiera.

Toutefois la souveraineté indigène ne se réduit pas à cette propice absence et les explorateurs européens n’auront de cesse, pour la plupart d’entre eux, de rencontrer des « rois », de poursuivre des chimères, quand ils ne buttent pas, un temps, sur de solides empires au Mexique et au Pérou dont ils peuvent moins nier la souveraineté qu’ils espèrent, précisément, la soumettre aux vrais rois, espagnols et chrétiens, ou de manière plus modeste, celle par exemple des Algonquins de l’Amérique française, alliés de Samuel de Champlain. De ces expériences naissent des images saisissantes alors d’une souveraineté indigène chahutée d’un bout à l’autre d’un large spectre allant de sa destruction sous des modalités diverses à sa préservation ou sa recomposition ambigüe en passant par son ignorance et la négligence de ses réalités.

Dans le cas de l’Afrique c’est un autre rapport qui s’établit. Cet immense continent est présent dans l’imaginaire européen depuis l’Antiquité, pourtant les explorations portugaises du XVe siècle recomposent un nouvel objet et dessinent une logique différente où la place de la « souveraineté » telle qu’elle est entendue en Europe joue un rôle essentiel et peut susciter une configuration particulière associant droits traditionnels sur un espace et des populations et droit sur une activité comme en témoigne en 1486 la titulature de Jean II du Portugal. D’abord non reconnue, elle donne lieu aux premières rafles d’esclaves d’Afrique de l’Ouest (Gomes Eanes de Zurara, « Chronique de Guinée », 1453). Au fur et à mesure que les peuples rencontrés sont identifiés dans l’imaginaire de l’époque et que des distinctions s’établissent dans la lignée classique médiévale entre « Infidèles »,  « Maures » ou encore « Maures Noirs », l’émergence d’une souveraineté indigène devient possible et le roi du Saloum peut se faire appeler le « Père des Blancs ». Cette reconnaissance sert de barrage à l’accès des Européens à l’intérieur africain. La confrontation des réalités portugaises en termes de souveraineté, en terres américaines et africaines, rend compte également de la nécessité de comprendre les modulations de la souveraineté indigène au sein d’un même espace colonial.

La Conquête, justifiée par l’entreprise d’évangélisation, a, semble-t-il, effacé toute forme de souveraineté indigène dans l’espace américain revendiqué par les empires ibériques aux Amériques. Si, dans le domaine de la foi, les rois d’Espagne imposent la conversion à leurs nouveaux sujets, ils s’inscrivent, sur le plan politique, en continuité avec les anciennes polités amérindiennes en devenant les seigneurs naturels des « Indiens ». Une forme de souveraineté relative, subalterne, est néanmoins reconnue aux Indiens, élément à part entière d’une monarchie polycentrée, notamment par la reconnaissance d’une administration autonome des communautés indiennes par des chefs héréditaires, caciques et principaux. De fait, la Conquête est loin d’avoir éteint toute forme de souveraineté indigène, y compris à l’intérieur des empires européens, si l’on donne à ce concept, au rebours de sa conceptualisation bodinienne, un sens relatif et imparfait. Ce n’est qu’au cours du XIXe siècle que les dernières polités amérindiennes indépendantes furent conquises par les armes : Comanches, Apaches et Sioux des plaines ; Chiriguanos de l’Est bolivien ; Mapuches et Indiens de Patagonie dans ce qui deviendrait, à la fin du siècle, le Sud du Chili et de l’Argentine. Les empires européens, et les Etats indépendants qui leur ont succédé, et qui les ont souvent continués, ont ainsi construit un spectre complexe de relations avec les formes de gouvernements indigènes qu’ils autorisaient, reconnaissaient ou combattaient.

Sur les plans du droit, de l’imaginaire politique, des représentations culturelles et des savoirs scientifiques, la discussion a été continue sur la définition, les limites et la valeur de ces souverainetés indigènes, qu’elles fussent relatives ou absolues. Cette réflexion de longue durée sur la nature des polités indigènes, la grandeur ou la barbarie des empires précolombiens, la dégénérescence ou la bonté naturelle des Indiens, donna lieu à la construction d’épistémologies et de savoirs dès le XVIe siècle. Si le débat sur les justes et injustes titres de la conquête fut l’un des éléments fondamentaux de la formation du droit moderne des gens, une forme naissante d’anthropologie historique naît avec les ouvrages qui évoquent les empires défunts des Aztèques ou des Incas (Inca Garcilaso de la Vega, Sahagún, Motolinía, etc.). Il faut souligner, avec Jorge Cañizares-Esguerra, l’importance de la controverse de l’Amérique, au XVIIIe siècle, pour l’épistémologie, ou l’une des épistémologies, des Lumières : le Nouveau Monde devait-il être connu à travers une histoire naturelle, ou l’histoire tout court ? Dans le second cas, la redécouverte des Antiquités américaines, et de la grandeur des empires précolombiens, devenait le support d’une réflexion anthropologique et historique sur les relations entre l’Europe au reste du monde. Pour les Européens, du Vieux ou du Nouveau Monde, la « Découverte » et la Conquête ont longtemps servi à penser le rapport à l’altérité anthropologique et politique : les souverainetés indigènes peuvent être comprises, ainsi, comme le lieu d’un travail symbolique où naissent des savoirs nouveaux dans les domaines du droit, de l’histoire, de la science politique, de l’anthropologie concernant le processus d’occidentalisation. Les Indiens, et leurs souverainetés vaincues, représentent, dans cette histoire, le spectre d’une altérité défaite, inoubliable, qui hante la conscience occidentale.

Le colloque se propose dès lors de dresser un état des lieux du sujet pour rassembler autour de la souveraineté indigène des chercheurs en sciences humaines et sociales et en droit notamment, afin de saisir les constructions parallèles et associées de la souveraineté des deux côtés de l’Atlantique entre la fin des universaux médiévaux et leur régime de gouvernance au cours des XVe et XVIe siècles et les lendemains des expériences politiques des « Révolutions atlantiques » inaugurant de nouveaux rapports à l’Autorité dans la première moitié du XIXe siècle. Ce regard doit être considéré, en effet, moins comme inerte ou s’attachant à la seule description immunisante d’une extériorité exotique que partie prenante, de manière fondamentale, d’une construction singulière de la Souveraineté moderne européenne elle-même dont la mise en place est profondément associée aux questionnements provoqués ou renouvelés par ces nouveaux horizons du monde, géographiques, religieux et politiques.

Dans cette ambition trois grandes thématiques se dessinent : celle d’abord de l’étude des souverainetés indigènes, parfaites et imparfaites selon les normes bodiniennes (1) ; celle ensuite de leur place dans la controverse du Nouveau monde et des antiquités américaines (2) ; celle enfin du miroir tendu par ces souverainetés autochtones aux pratiques souveraines européennes où le reflet révèle alors dans ces dernières moins des systèmes et des imaginaires drapés dans un glorieux absolu que des réalités elles-mêmes imparfaites d’abord et relatives ensuite à ces formes indigènes qu’elles pensaient rejeter dans leurs marges (3).

  • Si l’on prend un peu de distance vis-à-vis de la conception bodinienne, ou philosophique de la souveraineté comme unité absolue, et que l’on pense cette notion à la fois comme relative et pas nécessairement déterminée par les marques qui la définissent usuellement dans les Etats, il devient possible de penser les différentes formes de droit au gouvernement que reconnurent, implicitement ou explicitement, les empires aux groupes amérindiens, ou comportant des Amérindiens tout au long d’une époque coloniale étirée jusqu’à la fin du XIXe siècle. La (re)construction ou la reconnaissance d’autorités indigènes au sein des empires ou les relations diplomatiques avec les polités indiennes décrivent ce spectre des souverainetés. Cette perspective implique une réflexion sur la nature de ces cités indiennes, prenant au sérieux la capacité de ces derniers à former des gouvernements bien ordonnés, même si non étatiques le plus souvent. Il s’agit aussi d’éviter le biais d’une ethnicisation ou d’une racialisation abusives, pour à la fois décrire la pluralité des types de gouvernements indigènes, le caractère souvent bigarré de leur composition, et les formes diverses de leur articulation aux empires. Les guerres ou les révoltes indiennes, et les négociations qui les accompagnent, diplomatiques ou non, constituent l’un des observatoires les plus intéressants pour comprendre ces souverainetés indiennes, du point de vue des deux partis en présence. Concernant le XIXe siècle, qui semble rejouer les scènes tragiques de la Conquête, deux processus mériteraient également une analyse fine. D’une part, l’association des Indiens au souverain populaire en Amérique latine, sous les espèces de la citoyenneté, avec les résultats mitigés que l’on connaît. D’autre part, l’absorption des dernières souverainetés parfaites indigènes dans les républiques américaines, aux Etats-Unis, en Argentine ou au Chili, sous les figures du removal jacksonien ou de la guerre sans quartier.
  • Le deuxième thème concerne la reconstruction d’un passé indigène au cours du XVIIIe siècle, visant à soutenir, notamment, la position pro-américaine dans le cadre de la controverse du Nouveau Monde (Gerbi, Cañizares-Esguerra), et l’éloge des souverainetés et des lois indiennes du passé. Le débat sur la capacité politique des indigènes – comme « hommes naturels », « bons sauvages » ou peuples stupides et paresseux, « dégénérés » depuis la Conquête – se trouve en arrière-plan ; il intéresse directement l’intégration des autochtones à la citoyenneté.
  • Le troisième thème rappelle que les souverainetés européennes et les formes d’Etat qui les mettent en pratique ne sont pas déconnectées des expériences américaines et africaines de ces mêmes Etats au travers de la colonisation ultramarine et de la gouvernance impériale. La souveraineté se construit dans un processus social, religieux, philosophique et politique complexe dans lequel la dimension impériale et/ou coloniale est partie prenante des débats. S’il ne faut pas réduire la souveraineté indigène à un essentialisme sans histoire, l’avertissement vaut tout autant pour celle(s) des Européens qui n’arrivent pas en Afrique et en Amérique avec une Souveraineté comme un bagage dans les soutes de leurs navires. D’une manière certaine les souverainetés européennes se sont réalisées contre les souverainetés indigènes. Tout contre précisément. C’est-à-dire avec, aussi.

 

Le colloque aura lieu les 24-26 mars 2016. Les propositions de communication sont à envoyer à l’adresse colloquesouverainetes2016@gmail.com sous la forme d’un résumé de 2000 caractères. Elles prendront soin de préciser quelles sources primaires sont mobilisées pour l’étude de cas. Elles seront accompagnées d’une courte notice bio-bibliographique. Elles doivent être adressées avant le 1er mai 2015. Les candidats seront informés de la décision du comité scientifique fin juin 2015. Ces propositions peuvent être rédigées en français, en anglais et en espagnol. Ces langues seront celles du colloque. Les frais de séjour à Nantes (dont quatre nuits d’hôtel) seront assurés par le comité d’organisation du colloque pour un auteur par contribution.

 

Comité d’organisation

Yann Lignereux, Université de Nantes, Centre de Recherches en Histoire Internationale et Atlantique.

Luis Mora Rodríguez, Universidad del Costa Rica, Institut d’Etudes Avancées de Nantes.

Grégory Wallerick, Université de Nantes, Centre de Recherches en Histoire Internationale et Atlantique.

Clément Thibaud, Université de Nantes, Centre de Recherches en Histoire Internationale et Atlantique.

 

Comité scientifique

Antonio de Almeida Mendes, Université de Nantes, CRHIA.

Nadine Béligand, Université Lyon II-LARHRA.

Capucine Boidin, Université Paris III-Sorbonne Nouvelle, IHEAL.

Ângela Domingues, Universidade Nova de Lisboa, CHAM-Açores.

Marcela Echeverri, Yale University.

Eduardo França Paiva, Universidade Federal de Minas Gerais, CEPAMM.

Thomas Grillot, Centre Nationale de la Recherche Scientifique-EHESS (CENA).

Gilles Havard, Centre Nationale de la Recherche Scientifique-EHESS (CENA).

Michel Morin, Université de Montréal.

Isabelle Surun, Université Lille III Charles-de-Gaulle, IRHIS - Institut d’Etudes Avancées de Nantes.

Bertrand Van Ruymbeke, Université Paris VIII.