Questions de société

"Les oreilles ministérielles du Net affolent la blogosphère des profs" (Libération)

Publié le par Bérenger Boulay

Libération, 17 nov. 6h51: Les oreilles ministérielles du Net affolent la blogosphère des profs

Analyse

Une étrange polémique s'estdéveloppée la semaine dernière, entre passion et déraison, vraieshantises et purs fantasmes. A l'origine un appel d'offres desministères de l'Education et de l'Enseignement supérieur pour une «veille de l'opinion». La machine s'emballe alors très vite : dans les médias, particulèrement sur le Net, on parle de «flicage», de «fichage». La réalité paraît pourtant bien plus banale.

«Contagion». Le 7 novembre, le site fabula.org (sur la rechercheen littérature) fait état le premier du fameux appel d'offres daté du15 octobre. «Il faut le voir pour le croire», écrit-il à côté du document. Certaines formulations font effectivement froid dans le dos. On parle de «repérer les leaders d'opinion et les lanceurs d'alerte», d'«anticiper et d'évaluer les risques de contagion et de crise», etc. (lire ci-dessous). La liste des «sources surveillées» est impressionnante : entre autres, «lessites commentateurs de l'actualité, revendicatifs, informatifs, dessyndicats, des partis, des militants d'associations, les blogs, lespages personnelles, les réseaux sociaux», etc.

Sur le Net, c'est l'émoi : on voit la main de Big Brothers'abattre sur un monde où jusqu'ici la liberté semblait totale. Lesenseignants sont en plus de grands blogueurs. Certains pressentent déjàles sanctions qui tomberont à la moindre critique. On apprend pourtantque cette «veille» existe déjà depuis 2006, sous Gilles deRobien, et que tous les grands ministères en ont une. La délégation àla communication, à l'origine de l'appel d'offres, fournit desexplications. Devant l'explosion du Net, la revue de presse des médiasclassiques ne suffisait plus. D'où cette demande d'analyse plurimediaqui s'apparente à un web monitoring. Des précisions ont toutefois étéajoutées dans l'appel d'offres de cette année, notamment sur «les lanceurs d'alerte». «Il fallait préciser au maximum pour le prestataire», argue-t-on. Nécessaire ou non, cela ressemble à une maladresse.

Edvige. L'émotion persiste. Pour deux raisons au moins. D'abordelle exprime une hypersensiblité, particulièrement de la communautééducative, à tout ce qui ressemble à du fichage. On a vu lamobilisation contre le fichier Edvige. Il y a eu aussi le mouvementcontre la base élèves, ce fichier que le ministère voulait introduiredans le primaire, avec des questions sur la nationalité des parents,sur la langue parlée à la maison, sur les suivis particuliers del'enfant, etc. Sous la pression, ces items ont finalement été retirés.

Ensuite, il y a le climat de plus en plus dégradé dans lequel leministre impose ses réformes. Chacune de ses mesures suscite désormaisla suspicion. Plusieurs syndicats - le Sgen-CFDT et le SE-Unsa -s'engouffrent d'ailleurs dans la polémique. Si vous voulez écouterl'opinion, disent-ils en substance, relancez le dialogue social. Ilss'inquiètent aussi du coût du dispositif alors même que l'on supprimedes milliers de postes : 100 000 euros pour l'Education nationale, 120000 pour l'Enseignement supérieur et la Recherche.

Heureusement il en faut plus pour décourager lesenseignants-blogueurs. Un professeur des écoles de Colomier, près deToulouse, vient d'appeler à «la désobéissance pédagogique» et annonce qu'il n'appliquera pas les nouveaux programmes. Il encourt unesanction. Mais son inspecteur l'a reconnu : il a d'abord usé de la «voie normale», le courrier.

Et toujours sur le site de Libération:

«Une expertise apolitique»

Stéphane Mahon dirige lasociété i &e Décision qui, depuis deux ans, assure la «veille del'opinion» pour les ministères de l'Education et de l'Enseignementsupérieur. Il explique à Libération le sens de son travail et dément toute connotation policière.

En quoi consiste cette «veille» ?

Ma société existe depuis quinze ans. A l'époque, je découpais desarticles de journaux papier. Aujourd'hui avec le Net, on doit prendreen compte une infinité de sources qui ne sont pas toutes pertinentes.Notre travail est de distinguer ce qui ressort du bruit et ce qui faitsens. Nous faisons donc une analyse du discours Internet.

Sur un sujet comme l'éducation, il y a énormément de choses, plus oumoins intéressantes. La France détient en outre un nombre record deblogueurs. Mais il y aussi les forums, les sites d'informations,spécialisés, syndicaux, des grands médias, qui expriment des idées.Lorsqu'on veut prendre le pouls de l'opinion, c'est important d'y allervoir. C'est une forme d'attention à l'expression publique.

Concrètement comment faites-vous ?

Nous sommes quatre chargés d'études, sociologues, sémiologues,communicants, tous connaisseurs de ces sujets. On retient un certainnombre de thèmes - la réforme du lycée, celle des programmes duprimaire, etc. - qui orientent notre recherche. Chaque semaine, onremet des rapports d'études de quatre pages. On y indique les lignes deforce dans l'opinion, on décrit la situation à partir des analyses detextes, puis notre vision de l'évolution.

En aucun cas nous ne disposons d'outils d'identification despersonnes. Les blogueurs, dont beaucoup emploient des pseudonymes, nenous intéressent pas en tant que tels. Nous cherchons plutôt leséditorialistes, les leaders d'opinion. J'insiste : nous revendiquons unsocle déontologique très fort. Nous menons une activité d'expertise enlangage et en sciences humaines totalement apolitique. Nous livrons desanalyses de l'opinion de façon photographique.

Tous les ministères sont équipés de ce type d'outils. Maisl'éducation est sans doute le thème qui mobilise le plus. J'aitravaillé pour le ministère de la Justice où il y a aussi des tensions.Pourtant c'est un thème moins débattu sur le Net.

Sur combien de sources travaillez-vous ?

Sur six cents en permanence, avec une qualité extrêmement diversesur le Net. En fait, on prend en compte l'ensemble des médias, en ligneou traditionnels. Car il n'y a pas de sphère étanche. Les médiasnationaux font un article qui, mis en ligne, est ouvert à ladiscussion.

Vous comprenez que des termes comme «repérer les lanceurs d'alerte» puissent choquer ?

Je ne vais pas dire «Il y a là un lanceur d'alerte» aucabinet de Darcos. C'est un terme sociologique qui, sorti de soncontexte, a pris une connotation policière très négative. En fait le«lanceur d'alerte» est celui qui en avançant un nouvel argument vafaire évoluer l'opinion. En fait c'est un leader d'opinion.

La clé du problème est l'opinion, savoir où elle en est à un momentdonné, sur un sujet. L'Internet est un concentré du pire et dumeilleur, de choses pathétiques et extrêmement puissantes.