Essai
Nouvelle parution
Les Malheurs d'Orphée

Les Malheurs d'Orphée

Publié le par Jean-Louis Jeannelle

 

Vient de paraître,de Claude Coste : Les malheurs d'Orphée, Littérature et musique au xxe siècle, Éditions Limproviste, Collection " Les aéronautes de lesprit", 244 pages, 14x22,4 cm, broché, ISBN 2-913764-11-8
Prix public TTC : 22,00 euros

Claude Coste est Maître de Conférences en Littérature moderne à lUniversité de Caen. Il a publié Roland Barthes moraliste (Septentrion, 1998) ; il a co-édité, avec Jean-Louis Backès et Danièle Pistone, Littérature et Musique dans la France contemporaine (Presses Universitaires de Strasbourg, 2001) ; il a également établi, annoté et présenté le cours de Roland Barthes au Collège de France : Comment vivre ensemble (Seuil / Imec, 2002).

 

Pour les écrivains qui se soucient de musique, les malheurs d'Orphée renvoient aux grandes crises de la modernité. La figure solitaire de Poulenc qui ouvre le volume est relayée par les essayistes français que la musique de Berg fascine. Le génie de Beethoven, analysé dans ses « enfances », la substitution de la symphonie et de l'opéra wagnérien aux vieilles cathédrales accompagnent la construction d'un « absolu musical » qui culmine à la fin du XIXe siècle dans une ivresse de la synthèse. Mais que valent les pouvoirs d'Orphée face aux malheurs du monde ? En dessinant une frontière impalpable qui appelle son franchissement, l'écoute cherche à restaurer une harmonie perdue. Géographique, corporelle, générique, la frontière retarde et retient Orphée. Le héros cesse de chanter pour tendre l'oreille, comme Ulysse face aux Sirènes, ou pour devenir oreille, tel le roi de Berio et Calvino, inspiré par un article de Barthes. Entre séparation et réparation, toute l'ouvre de Quignard s'organise elle aussi autour de cette frontière que passent et repassent les personnages dans l'espoir de transformer le regard en arrière en un regard de vie. La frontière passée, la remontée peut commencer. En rétablissant la toute-puissance de l'opéra qui rapproche des écrivains aussi différents que Vian et Soupault, Orphée redonne sa force au chant. Ravel remonte ainsi le silence de l'aphasie grâce à l'amitié de Fargue. Et Giono nous fait entrer dans la fabrique musicale de son ouvre : menacé par le mauvais chant des Sirènes, il restaure le chant du monde et de la littérature, pour fondre les figures d'Orphée et d'Orion. Descendu aux enfers, hésitant au bord de la frontière, confiant dans l'optimisme de la remontée, Orphée est un éternel passant.

(Extrait de l'introduction)

 

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La descente aux enfers occupe toute la première partie du volume. Au commencement du voyage, on rencontre la figure solitaire de Francis Poulenc, le compositeur, mais plus encore le musicologue, troublé par la montée en puissance du sérialisme d'après-guerre. L'intérêt passionné de nombreux essayistes français pour la musique de Berg inscrit le malaise dans une perspective beaucoup plus large : en pointant les paradoxes de la mimèsis, les dangers de l'éclectisme, la division des langages, Étienne Barilier, Pierre-Jean Jouve, parmi quelques autres, s'interrogent sur l'avenir de l'humanisme et nous rappellent que la culture savante est mortelle, comme les civilisations. La figure exemplaire de Beethoven, analysée dans ses « enfances », la substitution de la symphonie et de l'opéra wagnérien aux vieilles cathédrales accompagnent la lente construction d'un « absolu musical » qui culmine à la fin du XIXe siècle dans une véritable ivresse de la synthèse. Brandie contre la réduction de l'utilitarisme ou la futilité du divertissement, cette sacralisation de la musique ne résiste pas à la catastrophe des deux guerres mondiales. Que valent les pouvoirs d'Orphée face aux malheurs du monde ? On entre désormais dans l'ère du soupçon et de la modestie. Comme le dit Debussy avec un rien de provocation mal comprise : « La musique doit humblement chercher à faire plaisir. »

La seconde partie du volume campe au bord de la frontière. Géographique (le Styx, bien sûr, mais aussi tous les fleuves qui traversent l'ouvre de Quignard), corporelle (les orifices qui permettent la fusion avec l'autre), générique (quelles formes choisir, du roman ou de l'essai ?), la frontière arrête, retarde, retient Orphée. Le héros mythologique cesse de chanter pour tendre l'oreille, comme Ulysse face à l'abîme des Sirènes, ou même pour devenir oreille, comme le roi de Berio et Calvino, inspiré par un article de Barthes consacré à l'écoute. Écoute des indices, écoute des signes et des énoncés, écoute de l'énonciation et de la voix, toutes ces écoutes, souvent inquiètes, acceptent la distance et rêvent du comblement. En dessinant une frontière impalpable qui appelle son franchissement, l'écoute est une tension vers l'autre monde, emportée par l'espoir de restaurer une harmonie perdue. « Séparation et réparation » : la simple paronomase trace une limite matérielle et textuelle autour de laquelle s'organise toute l'ouvre de Pascal Quignard. Tantôt libres tantôt aliénés, les personnages de Quignard errent le long du Styx, passent et repassent la frontière dans l'espoir de transformer le regard en arrière en un regard de vie.

La frontière passée, la remontée peut commencer. Cette dernière partie regroupe des textes épars, consacrés à des sujets très divers, mais tous marqués par un optimisme plus confiant en lui-même. Déjà présente chez Berio et Calvino, la renaissance de l'opéra rapproche des écrivains aussi différents que Boris Vian et Philippe Soupault. Moribond après-guerre, l'opéra - livret et partition - retrouve une vitalité inattendue à la fin du XXe siècle, qu'il s'agisse de retrouver les chemins battus d'une tradition bien intégrée ou d'emprunter des voies plus originales. Mais au-delà des différences, le renouveau du genre témoigne que l'« attente » n'est plus aussi « vaine », que le chant n'est jamais bien loin d'un désir de transcendance qui déborde largement les scènes de théâtre.

Obsédé comme Quignard par un passé enfoui, le même Philippe Soupault renoue avec la figure paternelle et avec le Surréalisme défunt, en retrouvant aux deux bouts de sa vie le beau conte du rossignol et de l'empereur (la voix d'un rossignol plein de compassion réussit à éloigner la mort du lit de l'empereur de Chine). En rétablissant la toute puissance de l'opéra, Orphée redonne toute sa force au chant, pour peu que l'on confère au mot sa plus grande expansion métaphorique. « Carus amiciis » (cher à ses amis), Ravel remonte le silence de l'aphasie et de la mort grâce à l'amitié de Léon-Paul Fargue et aux lecteurs de son beau livre d'hommage. Tour à tour dionysiaque et apollinien, le Giono du Journal et de Noé nous fait entrer dans la fabrique musicale de son ouvre. Sans jamais tourner le dos au conflit, menacé parfois par le mauvais chant des Sirènes - la guerre et la stérilité -, Giono trouve l'énergie nécessaire pour restaurer le chant du monde et de la littérature, pour fondre les figures d'Orphée et d'Orion, pour transfigurer la chasse en création. Mais rien n'est acquis, tout est mouvement, pour le meilleur et pour le pire. Descendu aux enfers, hésitant au bord de la frontière, confiant dans l'optimisme de la remontée ? Sans doute ; mais il faut aussi imaginer Orphée en éternel passant.