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Les âges classiques du XIXe siècle

Les âges classiques du XIXe siècle

Publié le par Ivanne Rialland (Source : Stéphane Zékian)

 

LES ÂGES CLASSIQUES DU XIXe SIÈCLE

(Lyon, automne 2015)

Organisation : Delphine Kolesnik (ENS / IHPC) et Stéphane Zékian (CNRS / UMR LIRE)

 

Il y a dix ans, un ouvrage dirigé par Jean Dagen et Philippe Roger invitait à redécouvrir l’hypothèse d’un « siècle de deux cents ans » qui s’étirerait du règne d’Henri IV à celui de Louis XVI. Ce que les éditeurs du volume nommaient « un long siècle français, politique, religieux, culturel » n’avait, jusqu’alors, rien d’une évidence. L’histoire littéraire, soucieuse de mettre en valeur la singularité de ses objets, a de fait longtemps mis l’accent sur les effets de contraste, voire les franches divergences d’un siècle à l’autre. Nul doute, à cet égard, que la spécialisation par siècles des domaines de recherches et des champs de compétences ait, elle aussi, contribué à différer l’examen d’une telle hypothèse. De ce point de vue, Un siècle de deux cents ans annonçait un possible tournant dans l’appréhension de l’âge classique en France.

Nous nous proposons ici de reprendre l’enquête sous un signe réflexif, en nous interrogeant sur les avatars de la séquence xviie-xviiie siècles dans le discours littéraire, historique, critique et philosophique tout au long du xixe siècle. Car l’idée d’une séquence cohérente menant de la fin des Guerres de religion à la Révolution française n’est en elle-même pas neuve. Elle constitua même, au cours de débats aujourd’hui méconnus, un sujet majeur de controverses indissolublement historiographiques et politiques. Au lendemain de la Révolution française, en effet, l’articulation des xviie et xviiie siècles soulève des questions dont les réponses, souvent très contrastées, sont autant de marqueurs idéologiques. Ce colloque invite donc à analyser, sous l’angle de leurs usages philosophiques et littéraires ainsi que de leurs fonctions sociales et politiques, les configurations concurrentes de ce qu’on n’appelle pas encore communément l’âge classique. Au lieu de séparer les postérités respectives de ces deux siècles, il paraît fécond de mettre en lumière leur solidarité fonctionnelle dans l’économie de la mémoire collective. Non pas, bien sûr, que les xviie et xviiie siècles aient toujours fait l’objet d’un traitement similaire, loin s’en faut. À défaut d’être jugés identiquement, ils furent, en revanche, presque toujours considérés l’un par rapport à l’autre, comme s’ils possédaient mutuellement leur clef d’intelligibilité.

Dès le Consulat, en pleine réaction anti-Lumières, le publiciste Pierre-Louis Rœderer fustige le réflexe, très répandu dans la presse du temps, de « déprimer toujours le dix-huitième siècle en célébrant toujours celui qui l’a précédé ». L’époque, il est vrai, est à la simplification outrancière des représentations séculaires. Dans le Génie du christianisme, Chateaubriand avait donné l’exemple en proclamant que « le dix-huitième siècle  diminue […] chaque jour dans la perspective, tandis que le dix-septième semble s’élever, à mesure que nous nous en éloignons ; l’un s’affaisse, l’autre monte dans les cieux ». Contre ce penchant à vouloir court-circuiter l’héritage des Lumières, de nombreux penseurs libéraux s’efforceront, par la suite, d’accréditer l’hypothèse d’un siècle de deux cents ans, seul susceptible de normaliser un xviiisiècle alors objet de réactions haineuses. Ils avaient fort à faire face à la mouvance contre-révolutionnaire, où l’on pouvait alors dépeindre la transition d’un siècle à l’autre comme une lutte « entre le bien qui finit et le mal qui commence » (Suleau, 1819). Sans tomber toujours dans une pareille outrance, les institutions littéraires et philosophiques n’en éprouveront pas moins, tout au long du siècle, une gêne persistante envers le legs du xviiie siècle. Un demi-siècle après Rœderer, le proudhonien Taxile Delord dressera un même diagnostic, en constatant que « la mode est parmi nos beaux esprits de renier le xviiie siècle, et de descendre en droite ligne de Bossuet » (Delord, 1850).

Jusqu’à la IIIe République, les historiens de la littérature n’auront de cesse de confronter et surtout de hiérarchiser les héritages de ces deux périodes. Le dosage mémoriel dont témoignent les manuels scolaires le montre assez clairement. De La Harpe à Ferdinand Brunetière en passant par Désiré Nisard, René Doumic ou Émile Faguet, le xviiisiècle aura du mal à s’imposer comme une époque légitime à part entière. Ainsi, et comme s’il était impossible d’envisager le xviiisiècle en tant que tel, ses grandes figures ne seront bien souvent honorées qu’à la faveur d’un rapprochement avec le xviisiècle : ce qui les sauve, c’est leur conformité, forcée pour les besoins de la démonstration, à l’esprit d’un xviisiècle lui-même opportunément simplifié. Chateaubriand, sous le Consulat, se plaît ainsi à imaginer Voltaire élevé à Port-Royal. Cinquante ans plus tard, un disciple de Cousin ne procèdera pas autrement, en rapatriant à son tour Diderot dans l’orbite du « Grand siècle » : « par la sincérité, la naïveté, le désintéressement, il est du dix-septième siècle, pour son honneur » (Bersot, 1851).

L’histoire de la philosophie française trahit une défiance analogue envers le xviiisiècle. Le point le plus étudié à ce jour est la façon dont l’école cousinienne institutionnalisa une image sensualiste, donc délétère, du xviiisiècle, pour revaloriser au contraire un xviisiècle spiritualiste dont le principal représentant, Descartes, rendrait toute sa gloire à une France en passe d’être détrônée par l’Allemagne, et sauverait en psychologie un legs empiriste qu’on avait cru confisqué par les Anglais. Les travaux pionniers d’Olivier Bloch, notamment suivi par Pierre F. Daled, ont ainsi montré comment et pourquoi le xixsiècle occultait les matérialismes des Lumières et leur potentiel subversif, en les écrasant sous un cartésianisme dualiste et anti-positiviste dont les effets se font encore sentir aujourd’hui.

Pourtant, le dialogue entre xviie et xviiisiècles revêt bien d’autres formes dans ces histoires. D’une part, il convient de considérer, non pas seulement Victor Cousin et les siens, mais également leurs adversaires, ou ceux qui sont désignés ou se présentent comme tels. Les exemples ne manquent pas, de Pierre Leroux à François Broussais en passant par Joseph Ferrari,  ou bien encore Jean Saphary. Tous configurent autrement le passé de la philosophie, dans des récits où le xviiisiècle, ses problèmes, ses figures et ses méthodes, prennent le pas sur un xviisiècle jugé trop abstrait et métaphysique. D’autre part, ceux qu’on a pu étiqueter comme des "cousiniens" sont loin de constituer un camp homogène. De Philibert Damiron, qui rédige plusieurs Mémoires sur les philosophes du xviiisiècle (La Mettrie, d’Holbach, Diderot, etc.) à Charles Renouvier, qui s’appuie sur le renouveau des sciences de la vie au xviisiècle pour redynamiser le spiritualisme, ils composent un panel bien plus divers et complexe qu’on ne l’a pensé jusqu’ici, des relations possibles entre les deux siècles. Enfin, on a trop peu insisté sur le réinvestissement, souvent tu mais effectif dans les textes, de problématiques propres au xviiisiècle, chez les cousiniens eux-mêmes. Cela passe par un dialogue en sous-main, avec Leroux par exemple, sur la définition diderotienne de l'éclectisme ; par la reprise de problématiques propres à ceux qu’on a pu nommer les anti-philosophes ; et par la promotion de figures comme celles du Père André chez Cousin, notamment pour revenir sur la "persécution" des cartésiens, ou bien de Buffier ou Lelarge de Lignac chez Francisque Bouillier, pour promouvoir un sens interne revivifié entre temps par la figure controversée de Maine de Biran.

Afin de mettre en lumière et d’analyser « le sens politique des oppositions entre siècles » (Bertrand, 2006), on s’emploiera à comparer et surtout à démêler les fils intriqués de ces deux mémoires. Cela passe bien sûr par un retour sur l’historiographie de la Querelle des Anciens et des Modernes. Mais bien d’autres chantiers restent encore inexplorés. Du point de vue postrévolutionnaire, le xviisiècle alimente en effet une mémoire dont le principal caractère est d’être enchâssée dans l’héritage des Lumières. C’est d’abord vrai sur un plan philologique : de nombreux auteurs du xviisiècle ont été édités au siècle suivant, et ce sont encore ces éditions que l’on pratique après la Révolution. Quels sont les effets de cette médiation éditoriale ? Comment le xixsiècle s’émancipe-t-il du prisme des Lumières ? Au-delà des questions philologiques, c’est également au xviiisiècle qu’ont été mis en circulation les schémas historiographiques destinés à penser le xviisiècle, en lui donnant tout à la fois un nom, des bornes chronologiques, une signification historique, une valeur philosophique. Le cas le plus emblématique reste celui du Siècle de Louis XIV de Voltaire, ouvrage séminal mais très délicat à manier, comme l’atteste sa très épineuse réception au lendemain de la Révolution.

Ne seront donc prises en compte, pour la participation à ce colloque, que les communications s’efforçant de penser conjointement les deux siècles et d’en éclairer les mises en regard réciproques.

Les propositions sont à envoyer simultanément aux deux organisateurs : delphine.kolesnik@ens-lyon.fr ; stephane.zekian@ish-lyon.cnrs.fr

Date limite : 1er juillet 2014

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Liste sélective des sources citées :

Ernest Bersot, Études sur la philosophie du XVIIIe siècle. Diderot, Paris, Ladrange, 1851.

Jean-Pierre Bertrand, Philippe Régnier et Alain Vaillant, Histoire de la littérature française du XIXe siècle, 2e éd. actualisée, Rennes, PUR, 2006.

Olivier Bloch (éd.), Images au XIXe siècle du matérialisme du XVIIIe siècle, Paris, Desclée, 1978.

François-René de Chateaubriand, Essai sur les révolutions. Génie du christianisme, éd. Maurice Regard, Paris, Gallimard, 1978.

Victor Cousin, Œuvres philosophiques du Père André, Paris, Charpentier, 1843.

- Cours d’histoire de la philosophie moderne, nouvelle édition revue et corrigée, Paris, Didier-Lagrange, 16 vol.,  1846-1851.

- Cours d’histoire de la philosophie, publié sous le titre Histoire générale de la philosophie. Paris, Didier, 1861.

Jean Dagen et Philippe Roger (éd.), Un siècle de deux cents ans ? : les XVIIe et XVIIIe siècles, continuités et discontinuités, Paris, Desjonquères, 2004.

Pierre F. Daled, Le Matérialisme occulté et la genèse du "sensualisme". Écrire l’histoire de la philosophie en France, Paris, Vrin, 2005.

Jean-Philibert Damiron, Essai sur l’histoire de la philosophie en France au XIXe siècle, Paris, Didot, 1828.

- Essai sur l’histoire de la philosophie en France au XVIIe siècle, Paris, Hachette, 1846.

- Mémoires pour servir à l’histoire de la philosophie au XVIIIe siècle (1858-1864), Genève, Slatkine, 1967.

Taxile Delord, article paru dans Le Peuple de 1850, n° 10, 21 août 1850.

Pierre Leroux, Réfutation de l’éclectisme, où se trouve exposée la vraie définition de la philosophie, et où l’on explique le sens, la suite, et l’enchaînement des divers philosophes depuis Descartes. Paris, Gosselin, 1839.

Charles Renouvier, Manuel de philosophie moderne, Paris, Paulin, 1842.

[Pierre-Louis Rœderer], Œuvres du comte P.-L. Rœderer, Pair de France, membre de l’Institut, publiées par son fils le baron A.-M. Rœderer [...], Paris, Firmin Didot frères, t. 7, 1858.

Louis  de Suleau, «Du siècle de Louis XIV et de la Perfectibilité », Le Conservateur, t. 4, 1819.