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Les fables de la voix en littérature enfantine : actualités du Narrateur (Der Erzähler, 1936) de Walter Benjamin

Les fables de la voix en littérature enfantine : actualités du Narrateur (Der Erzähler, 1936) de Walter Benjamin

Publié le par Matthieu Vernet (Source : Martin Serge)

Dans le domaine de la littérature pour l’enfance et la jeunesse, si l’on excepte un article d’Ewers (2002) principalement consacré à « la littérature de l’époque bourgeoise » et singulièrement à l’adaptation pour la jeunesse en 1780 par Joachim Heinrich Campe du Robinson de Defoë, très peu d’études à notre connaissance considèrent, voire discutent, l’important essai de Walter Benjamin « Der Erzähler. Betrachtungen zum Werk Nikolai Lesskows » [« Le narrateur. Réflexions sur l’oeuvre de Nicolas Leskov »] de 1936 (Gesammelte Schriften, Hrsg. v. Rolf Tiedemann und Hermann Schweppenhäuser, Stuttgart, Frankfurt, II/2, 1972, p. 438-465).

On pourrait s’étonner de cet état de fait quand on considère parallèlement le succès, pour les études esthétiques, de l’essai « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit » [« L’oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique »]. Nous pensons que les réflexions de Benjamin sur le « Narrateur » devraient recevoir au moins sinon plus de considération dans le cadre des études littéraires. Par ailleurs, des publications récentes fort intéressantes (par exemple : Benjamin, 2011) citent « Le Narrateur » mais réduisent sa portée au genre du conte. À moins de généraliser le régime de ce genre à toute la littérature sans le destiner irrémédiablement à l’enfance et la jeunesse, on ne pourrait apercevoir le levier que peut constituer la pensée de la littérature de jeunesse avec Benjamin et son « Narrateur » pour transformer toute la pensée de la littérature elle-même.

Reconnaissons toutefois que cet essai de Benjamin a suscité quelques commentaires récents tout à fait remarquables :

  • Alexis Nouss (2003), dans une contribution à un colloque lyonnais sur la littérature orale, tire l’essai de Benjamin du côté de la transmission – ce qui bien évidemment ne peut que nous intéresser ;

  • Dominique Rabaté a plusieurs fois évoqué le texte de Benjamin « plus suggestif qu’analytique » (2010, 41) et lui a emprunté en bonne part la problématique de son dernier essai qui met en tension la quête du sens de la vie et d’une vie ; Rabaté fait en quelques pages (35-43) une mise en perspective très éclairante des motifs de Benjamin lui permettant de penser la subjectivation à l’oeuvre dans sa négativité même ;

  • Mathilde Lévêque (2010) – et nous nous approcherions de notre domaine – dans une passionnante étude concernant les textes radiophoniques de Benjamin, a relevé le paradoxe de la pensée de Benjamin : « Benjamin utilise une voix narrative plus complexe. Ni auteur ni narrateur, la voix narrative qui s’exprime donc ici serait davantage de l’ordre du « raconteur ». Or cette forme narrative est considérée par Benjamin comme une forme archaïque, apparemment contradictoire donc avec la modernité du média radiophonique. Klaus Doderer note ainsi que Benjamin utilise la radio précisément pour retrouver cette forme « archaïque » de la narration orale (« mündliches Erzählen »), afin de créer une proximité plus grande avec son auditoire. Cette proximité reste sensible lorsque le texte est simplement lu et non plus écouté. »

Nos propres travaux (Gaïotti, 2009 ; Martin, 2009, 107-108) nous ont conduits à évoquer ce texte de Benjamin et nous demandent de poursuivre les problématiques qu’il engage :

– en littérature jeunesse la notion de « raconteur » et ses notions adjacentes (« racontage ») approcheraient mieux la force des oeuvres que la notion de « narrateur » désormais étroitement configurée par la narratologie ; il nous semble que l’argument de la survivance avancé par Ewers est, de ce point de vue, insuffisant : « L’univers culturel enfantin représente de surcroît un domaine dans lequel sont demeurés vivants non seulement le récit fondé sur le livre mais aussi la narration orale » ; conceptualiser le racontage et le raconteur demanderait aussi d’y adjoindre la notion d’écouteur, en dissociant ces notions assez nettement de celles de la narratologie tout comme de celles qui sont convoquées par le contage dans ses formes traditionnelles aussi bien que contemporaines – ce qui pourrait peut-être permettre de reconsidérer aussi bien les unes que les autres à nouveaux frais ;

– l’argument avancé par Benjamin (« Le conte, encore aujourd’hui, reste le premier conseiller de l’enfance, parce qu’il fut jadis le premier conseiller de l’humanité ») est à repenser au-delà du genre et pourrait peut-être concerner toute lecture-écriture engagée dans ce « conseil de l’enfance » ; on pourrait associer à la considération de la voix par Benjamin (« Quiconque écoute une histoire se trouve en compagnie de celui qui la raconte ; même celui la lit »), une autre qui la suit immédiatement et concerne la poésie : « même celui qui lit une poésie est enclin à prêter sa voix aux mots en vue d’un auditeur virtuel » ; ainsi les oeuvres pour l’enfance et la jeunesse seraient-elles des passages de voix.

Sans faire référence à Benjamin, on peut également suggérer la force de l’oralité de l’écriture en parlant par exemple d’une « lecture par l’oreille » (Letourneux, 2009, 194-195). Mais il serait nécessaire de reprendre la lecture de l’essai de Benjamin d’autant que nous savons bien maintenant tout l’intérêt qu’il a porté aux cultures de l’enfance et de la jeunesse jusque dans ses propres productions littéraires (voir Benjamin, 2011 qui offre un panorama précieux et pratique de cet intérêt de l’essayiste et écrivain). Deux raisons motiveraient une relecture approfondie :

– d’une part, « Le Narrateur » fait la synthèse de plusieurs études antérieures même si, nous le savons, chez Benjamin, aucun texte ne peut offrir un caractère abouti voire définitif ;

– d’autre part, au cours de la rédaction de son essai, Benjamin lui-même écrivait à un de ses correspondants : « Je vois seulement maintenant, occupé que je suis à terminer mes études sur Leskov, à quel point presque tout reste à faire pour ma théorie des formes épiques » (G. S., II/3, p. 1277). Nous nous proposons donc d’y revenir et même d’observer « ce qui reste à faire » étant entendu qu’il nous faut d’abord voir ce qui a été fait !

Le dossier de Strenæ accueillera des contributions qui considèreront le texte de Walter Benjamin en vue de penser au plus juste ce qui fait la force de certaines oeuvres de la littérature pour l’enfance et la jeunesse : un passage de voix comme passage d’expériences dans et par le langage au sens le plus large que nous connaissons puisque, quels que soient les dispositifs, c’est toujours le langage comme transsubjectivation, et donc voix en relation, qui organise et transforme le regard et l’écoute, le sentir et le penser, la mémoire et l’oubli (voir Meschonnic, 1982, 271 et suivantes). En fin de compte, notre souhait le plus cher est de permettre un double mouvement réflexif : une critique de Benjamin, au sens d’une relation critique (Starobinski, 1970, 9-33), et une critique des oeuvres avec Benjamin sous l’angle des fables de la voix qui savent encore aujourd’hui inventer l’inconnu de la relation, cette activité la plus vivante qui soit dès que racontage – ce serait peut-être cela « l’aspect épique du vrai » (la sagesse non comme ensemble de règles mais comme expérience transmise et transmissible) qui rend la littérature à la vie. Et les enfants, nous avec eux, disent : « Encore ! ».

Les propositions (d’une page environ), sont à envoyer avant le 1er octobre 2012 à strenae@revues.org. Les textes définitifs devront être remis le 15 février 2013.

Bibliographie

Walter Benjamin, « Le Narrateur. Réflexions à propos de l’oeuvre de Nicolas Leskov » dans Écrits français (Introduction et notices de Jean-Maurice Monnoyer), Paris, Gallimard, « folio essais », 1991, p. 249- 298.

Walter Benjamin, Enfance. Éloge de la poupée et autres essais, traduit de l’allemand, présenté et annoté par Philippe Ivernel, Paris, Rivages poche, « Petite bibliothèque », 2011.

Hans-Heino Ewers, « La littérature de jeunesse entre roman et art de la narration. » Réflexions à partir de Walter Benjamin, Revue de littérature comparée, 2002/4 n° 304, p. 421-430.

Florence Gaiotti, Expériences de la parole dans la littérature de jeunesse contemporaine, Rennes, PUR, « Interférences », 2009.

Mathilde Lévêque, « Voyage en « Stimmland » : les textes radiophoniques pour la jeunesse de Walter Benjamin », Strenæ [En ligne], 1 | 2010, mis en ligne le 15 juin 2010. URL : http://strenae.revues.org/86

Mathieu Letourneux, « Littérature de jeunesse et culture médiatique » dans Nathalie Prince, La Littérature de jeunesse en questions, Rennes, PUR, 2009.

Marie-Claire et Serge Martin, Quelle littérature pour la jeunesse ?, Paris, Klincksieck, « 50 questions », 2009.

Henri Meschonnic, Critique du rythme, Lagrasse, Verdier, 1982.

Alexis Nouss, « Le conteur comme traducteur » dans Jean-Baptiste Martin, Nadine Decour (dir.), Littérature orale : paroles vivantes et mouvantes, Centre de recherche et d’études anthropologiques, Presses universitaires de Lyon, 2003, p. 297-306.

Dominique Rabaté, Le Roman et le sens de la vie, Paris, José Corti, « Les essais », 2010.

Starobinski Jean, La Relation critique, Paris, Gallimard, « Le Chemin », 1970.