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"Le romantisme « frénétique » : histoire d’une appellation générique et d’un genre dans la critique de 1821 à 2010" (Émilie Pezard)

Publié le par Matthieu Vernet

Émilie Pezard soutient sa thèse de doctorat intitulée Le romantisme « frénétique » : histoire d’une appellation générique et d’un genre dans la critique de 1821 à 2010. La soutenance a lieu à l’Université Paris-IV, salle J636, le 27 juin 2012 à 14h.

La thèse a été menée sous la direction de Bertrand Marchal, et le jury est composé de José-Luis Diaz (Université Paris-VII), Anthony Glinoer (Université de Sherbrooke), Françoise Mélonio (Université Paris-IV) et Daniel Sangsue (Université de Neuchâtel).

RÉSUMÉ

L’appellation « genre frénétique », créée par Charles Nodier en 1821, fait aujourd’hui partie intégrante du vocabulaire des études sur le romantisme. Le genre qu’elle désigne donne cependant lieu à des définitions divergentes, tant au niveau des auteurs qui l’exemplifient qu’au niveau des caractéristiques qui le décrivent. Cette thèse retrace l’histoire du genre frénétique tel qu’il a été défini par la critique, de 1821 à 2010, à partir d’une étude des emplois de l’appellation générique dans un corpus de près de 630 textes critiques.

Dans les années 1820 et 1830, la notion du frénétique revêt une visée polémique dans le cadre du débat sur le romantisme. Alors que Nodier inventait le genre frénétique pour le distinguer du romantisme, de nombreux critiques assimilent au contraire, totalement ou partiellement, les deux notions, l’appellation permettant de décrire le romantisme dans ses dimensions violente et excessive. Après plusieurs décennies où le genre disparaît des lectures du romantisme, le genre « frénétique » est à nouveau convoqué au début du xxe siècle et connaît un succès croissant, qui a pour corollaire une complexification des définitions. Manifestation d’une révolte métaphysique ou transposition littéraire d’un èthos, le « frénétique », qu’il soit jugé favorablement ou non, permet aussi généralement de rendre compte de la vogue, à l’époque romantique, d’un genre horrifique et outrancier, héritier du roman gothique anglais. Ce dernier genre, formé par les romans de Radcliffe, Lewis et Maturin, constitue cependant un corpus hétérogène déterminant deux lignées génériques qui méritent d’être distinguées, le roman noir et le frénétique.

POSITION DE THESE :

L’appellation « genre frénétique » a pu être utilisée pour désigner des oeuvres sensiblement différentes. Généralement convoquée pour caractériser les oeuvres de quelques romantiques mineurs parues au début des années 1830, elle a été inventée par Charles Nodier en 1821, pour qualifier des oeuvres qui ne pouvaient être ni Champavert, de Pétrus Borel, ni Les Roueries de Trialph, de Charles Lassailly, parus en 1833. Une telle contradiction explique qu’il soit impossible, dans une étude qui vise à répondre à la question « qu’est-ce que le genre frénétique ? », de traiter directement du genre, c’est-à-dire des textes littéraires qui le constituent, sans se demander d’abord : quel est le genre qu’on a appelé frénétique ? L’étude des emplois de l’appellation générique est un préalable nécessaire à l’étude du genre lui-même, en ce qu’elle seule permet de ne pas construire une notion générique purement théorique, indépendamment de l’histoire littéraire.

Le discours portant explicitement sur le « genre frénétique » peut théoriquement avoir deux sources : d’une part, l’auteur peut choisir d’inscrire son oeuvre dans un genre et le revendiquer ; d’autre part, le lecteur peut classer l’oeuvre qu’il lit dans un genre. Dans l’approche nominaliste qui est la nôtre, seule est possible l’étude de ce second type de généricité — la « généricité lectoriale » selon les termes de Jean-Marie Schaeffer —, le terme « frénétique » n’ayant jamais été utilisé par un auteur pour qualifier directement son oeuvre. Cette originalité de l’histoire du genre frénétique trouve sa source dans la forte connotation péjorative liée à l’appellation « frénétique », qui explique que celle-ci n’apparaisse sous la plume des auteurs que sous la forme d’une dénégation.

Cette étude de l’appellation générique « frénétique » est donc d’abord une étude des usages du terme par les critiques, de 1821, date de l’invention du mot dans son sens générique par Charles Nodier, à 2010 : à partir de près de 630 discours critiques faisant emploi du mot « frénétique » dans son sens générique, cette thèse vise à retracer l’histoire des diverses définitions du genre « frénétique », définitions considérées sous le triple aspect du corpus désigné par cette étiquette (définition extensionnelle), des caractéristiques justifiant la constitution de ce corpus (définition intensionnelle) et de la valeur littéraire attribuée au genre ainsi défini.

Dès lors que l’étude du nom a permis d’aboutir à une description du genre, fondée sur les constantes dans les définitions données au terme générique, il est possible d’étudier la présence du genre dans la critique indépendamment de son nom. L’utilisation de la catégorie « frénétique » résulte d’un geste herméneutique qui, sans pour autant être arbitraire, n’a rien de nécessaire. L’histoire du nom et celle du genre ne font qu’une quand le nom a été fortement institutionnalisé dès la parution des oeuvres qu’il qualifie. Dans le cas du « frénétique », où l’appellation a connu une histoire mouvementée, ces deux histoires sont souvent distinctes. La critique peut donc faire usage d’une catégorie générique qui correspond aux définitions intensionnelle et extensionnelle que d’autres donnent au terme « frénétique », sans utiliser cette appellation : le genre, alors, soit reste anonyme, soit revêt d’autres noms.

La première partie de la thèse, consacrée au genre frénétique dans la critique à l’époque romantique, commence par une étude de l’invention par Nodier de l’appellation : les quelques articles dans lesquels Nodier définit le genre, entre 1821 et 1825, sont situés dans le cadre plus large de son analyse du romantisme, entamée une dizaine d’années avant l’invention du genre frénétique. Une fois analysées la définition que Nodier donne du genre et la valeur ambiguë qu’il lui attribue, il reste à s’interroger sur la postérité immédiate de la notion et ses usages dans la critique entre 1820 et 1840. La faible utilisation du terme générique dans ces années s’explique, non par le fait que le genre identifié comme frénétique serait peu représenté dans la production littéraire, mais au contraire par le fait qu’il est assimilé au romantisme : ce que Nodier et d’autres appellent « genre frénétique », nombreux sont ceux qui l’appellent « romantisme ». De fait, Nodier lui-même, avant d’inventer ce terme générique pour distinguer deux sortes de romantisme, définissait le romantisme tout entier comme il définirait à partir de 1821 le frénétique. Qu’un nom générique soit disponible à partir de cette date pour désigner un certain type de romantisme n’empêche pas nombre de critiques d’assimiler frénétique et romantisme, et le non-usage du terme générique ne signale pas l’absence du genre dans la compréhension de la littérature. Le genre porte donc différents noms selon qu’on l’assimile au romantisme ou qu’on cherche au contraire à l’en distinguer ; dans ce dernier cas, il peut encore être désigné par d’autres appellations génériques : le « genre horrible », « l’école satanique » et la « littérature galvanique » désignent un genre très similaire à celui qu’on appelle « frénétique ».

À partir des années 1840, et jusqu’en 1917, le genre frénétique, comme catégorie interprétative et comme institution, connaît une éclipse, à l’étude de laquelle est consacrée une deuxième partie. La quasi disparition des usages du terme générique dans la critique va de pair avec une disparition du genre, qui trouve trois explications : certaines oeuvres jugées « frénétiques » dans la période précédente sont oubliées, d’autres font l’objet d’une nouvelle interprétation ; les caractéristiques qui définissaient en intension le frénétique définissent dorénavant d’autres genres dotés de leurs noms propres, comme le roman-feuilleton. Le frénétique n’est donc plus une catégorie pertinente pour penser la production littéraire. À partir de la fin des années 1870, le terme générique est redécouvert et fait l’objet d’un usage croissant tandis que les recherches sur le romantisme aboutissent à la constitution d’un corpus singulier résultant de l’influence du roman noir anglais : cette réapparition du nom et la définition d’un genre encore anonyme restent parallèles jusqu’en 1917, date à laquelle Edmond Estève applique le terme « frénétique » à un genre désignant à la fois le romantisme de 1820 influencé par le roman noir et le romantisme de 1830 exemplifié par Pétrus Borel.

L’appellation générique ne cesse plus dès lors d’être utilisée, et son usage croissant s’accompagne d’une complexification des définitions, qui s’ajoutent et se mêlent les unes aux autres plus qu’elles ne se succèdent. L’usage croissant du terme dans la critique ainsi que les variations qui apparaissent dans la forme de l’appellation attestent que le frénétique est désormais une catégorie active, quoique mineure, de la critique. L’étude de la définition extensionnelle donnée au genre montre que la notion, en même temps qu’elle gagne en importance, perd en précision. Le frénétique apparaît comme un genre qui dépasse les clivages roman /drame /poésie ; il désigne aussi bien le roman noir anglais que les oeuvres du romantisme français qui s’en inspirent. S’il reste fréquemment lié au romantisme, apparaissent des usages transhistoriques de l’appellation qui étendent l’extension du genre au-delà des bornes de ce mouvement. L’étude des définitions intensionnelles montre la même variété des usages du terme : le frénétique peut être défini par une esthétique horrifique — qu’on caractérise comme fantastique ou réaliste —, par la manifestation d’un èthos frénétique, ou par une révolte métaphysique. La multiplicité de ces définitions explique que le frénétique se voie affecté de valeurs radicalement différentes. Si le genre que Nodier avait inventé pour le condamner peut, par une ironie de l’histoire, être convoqué pour servir la réhabilitation des petits romantiques, il fait souvent l’objet de jugements de valeur négatifs qui attestent la permanence des critères esthétiques qui motivaient la condamnation du genre par les critiques du xixe siècle.

Au-delà de ces variations qui reflètent l’évolution de la critique elle-même et l’institutionnalisation fluctuante du « frénétique », quelques constantes apparaissent : le frénétique est un genre fondé sur l’horreur et l’exagération, cultivé par des écrivains romantiques qui reprennent les codes génériques institués par Ann Radcliffe, Lewis et Maturin. C’est parce que ces trois écrivains anglo-saxons sont considérés comme les représentants exemplaires du genre fortement institutionnalisé qu’on appelle, depuis le début du xxe siècle, « roman gothique » ou « roman noir », que ces deux dernières appellations sont aujourd’hui souvent utilisées comme des synonymes du genre « frénétique ». Les oeuvres de ces trois auteurs présentent cependant autant de points communs que de différences : si la prise en compte des premiers justifie la cohérence du genre « noir » ou « gothique », les secondes font des romans de Radcliffe, Lewis et Maturin un corpus hétérogène, apte dès lors à déterminer des lignées génériques distinctes.

La vogue, à l’époque romantique, de l’horreur s’inscrit dans la lignée de Lewis et Maturin davantage que dans celle d’Ann Radcliffe. Tandis que les romans noirs de cette dernière présentent une héroïne innocente persécutée par un scélérat dans un décor gothique, et finalement sauvée, l’époque romantique voit se multiplier des récits sensiblement différents : visant à dévoiler le mal à l’oeuvre dans le monde, ceux-ci multiplient les scènes horrifiques qui n’ont rien de surnaturel, et montrent le mal triomphant sur l’innocence pourtant affectée d’une valeur positive. C’est dans cette tension entre éloge de l’innocence et séduction du mal que s’éprouve sans doute l’originalité de la représentation romantique du mal que Nodier qualifiait de « frénétique ».