Questions de société

"Le prix unique du livre mérite un débat sérieux", par C. Albanel (Le Monde, 6/6/8).

Publié le par Marc Escola

 

Point de vue
Le prix unique du livre mérite un débat sérieux, par Christine Albanel
LE MONDE | 06.06.08 | 14h03

 

"Il faut du temps pour lire un livre. Il faut du temps pour qu'un auteur naisse. Il faut du temps pour porter un ouvrage, pour le transmettre. Il faut du temps enfin pour qu'il rencontre son public. La littérature s'inscrit dans un temps long. Le manuscrit inachevé d'Irène Némirovsky, Suite française, a mis plus de soixante ans avant d'être découvert et enfin lu.

Les livres ne sont pas égaux face à leurs lecteurs : certains sont d'une lignée connue, immédiatement reconnaissables, bénéficiant d'un large cercle d'admirateurs ; pour ceux-là le chemin est balisé et l'achat d'impulsion. D'autres sont plus discrets, appréciés d'un cercle restreint ; ceux-là ont besoin d'être découverts, recommandés. Les premiers ont leur place partout, les seconds vivent et se développent sur le terreau des libraires. Parfois, la greffe est miraculeuse : imprimé initialement à 5 000 exemplaires, L'Elégance du hérisson de Muriel Barbery ne serait pas aujourd'hui à un million de ventes si les libraires n'avaient pas relayé leur enthousiasme de premiers lecteurs auprès de leurs clients. Pour exister, les livres ont besoin de temps mais aussi d'espace. C'est ce qu'apporte, depuis 1981, la loi sur le prix unique. Pendant deux ans, le même ouvrage est proposé partout au même prix, quel que soit le point de vente, dans une grande ville, en zone rurale ou à Paris. Ce système a permis, en une génération, le développement de tous les circuits de diffusion, la petite librairie comme la grande surface. Aujourd'hui, on trouve des livres partout en France, et c'est tant mieux !

PAS À LA VA-VITE

Que se passerait-il si nous raccourcissions de moitié le délai légal avant les soldes ? La grande distribution, qui ne propose que les meilleures ventes, pourrait être tentée de casser les prix sur ces ouvrages, ouvrages dont les librairies indépendantes ont justement besoin pour porter tous les autres titres. Ces dernières ne survivraient pas à un tel bras de fer, et entraîneraient dans leur chute une partie de l'édition, qui repose sur cette même péréquation.

J'aime Mary Higgins Clark, surtout l'été, mais aussi Jean Echenoz, Pascal Quignard, Camille Laurens... Je veux pouvoir découvrir les Nathalie Sarraute de demain. La chaîne du livre est fragile : en croyant donner un "nouveau souffle" à ce marché si original, on risquerait en réalité l'asphyxie de toute la filière. Le prix unique du livre permet de rémunérer les libraires qualifiés, les loyers en centre-ville, le savoir-faire et la prise de risque des éditeurs, le travail des auteurs. Et ce prix est modique : un livre de poche coûte à peine le prix d'une place de cinéma, et une édition normale celui d'un DVD.

Croire que l'on fera ainsi baisser le prix du livre est également une illusion. Les chiffres nous montrent au contraire que la loi est tout sauf inflationniste : ces dernières années, l'évolution du prix du livre a été inférieure à celle de l'indice général des prix à la consommation. L'Angleterre nous fournit un précieux exemple a contrario : en 1995, le Fixed Book Price a été abandonné. Depuis, le prix moyen du livre a augmenté de 49,6 %, alors que l'indice général des prix à la consommation augmentait de 27,6 %, soit une différence de plus de 20 %. Et le nombre de lecteurs n'a pas augmenté, il est même légèrement en baisse !

Il est vrai, cependant, que la loi Lang a plus d'un quart de siècle. Peut-être devons-nous l'adapter, pour qu'elle continue de jouer pleinement son rôle dans le nouveau paysage du livre qui est en train de se dessiner avec l'apparition d'Internet. Je suis ouverte à la discussion, et je souhaite que le Conseil du livre, que j'installerai à la fin du mois de juin, se saisisse de ce sujet : si la modernisation de cette loi se révèle nécessaire, elle se fera ainsi en toute transparence, en concertation avec l'ensemble du secteur. Elle ne se fera pas à la va-vite, au détour d'une loi qui vise à moderniser notre économie et non à mettre en péril le livre et la librairie."

Christine Albanel est ministre de la culture.