Questions de société

"Le principe d'université comme droit inconditionnel à la critique" (P. W. Prado, Paris 8).

Publié le par Marc Escola (Source : SLU)

[Voir aussi Le Principe d'Université: texte en ligne & entretien avec Plinio W. Prado (À bout de souffle 05/06/09]

Plínio W. PRADO Jr.
Université de Paris VIII - Vincennes à Saint-Denis
Département de Philosophie


Le principe d'université comme droit inconditionnel à la critique



Texte de l'intervention à la journée interuniversitaire « Université critique pour tous », tenue à l'Université de Paris VIII - Vincennes à Saint-Denis, le 1er décembre 2007. Il était demandé alors d'enchaîner sur « les missions de l'Université ».
Ces remarques ont fait également l'objet des discussions avec les étudiants des « cours » d'automne 2007 à Paris VIII et d'ailleurs ; une version abrégée fut aussi donnée à l'Université de Paris XI Orsay.
Des notes et des précisions ont été ajoutées ici en prolongement aux discussions qui ont eu lieu alors.



I. L'indépendance inconditionnelle.
II. L'exercice libre et public de la pensée.
III. L'agitation critique comme responsabilité envers l'avenir.
IV. Se donner le temps de désapprendre.
V. Principe d'université, barbarie et désobéissance civile.



Par « principe d'université » j'entends ici le principe d'après lequel l'université se définit essentiellement comme le lieu de l'exercice inconditionnel, libre et public, de la pensée.
C'est-à-dire : un lieu travaillé constitutivement par l'interrogation, par la mise en question, par le libre examen réflexif — en un mot : par la critique.
Je dis bien que cette indépendance est de principe, de jure, selon la mission originaire de l'université, et non pas de facto. Chacun ne sait que trop bien combien l'université en fait, dans son fonctionnement empirique, quotidien, est insatisfaisante et problématique. Mais justement : elle ne l'est qu'au regard d'une exigence de principe, et en premier lieu celle du principe énoncé.
Ce n'est que depuis cette exigence que l'on pourra juger et critiquer l'université « réelle », de fait, et lutter pour la rapprocher de ce qu'elle doit être en principe. (Et ce « devoir-être » indique déjà que le « droit inconditionnel à la critique » est en même temps un devoir : un impératif éthique et politique.)
Toute démarche visant aujourd'hui à repenser l'université et ses missions — et tout est à repenser ! — doit nécessairement partir de ce principe d'indépendance ou d'inconditionnalité. Plus encore : elle doit se mettre d'emblée sous son égide, se laisser déjà guider, gouverner en acte, par lui.
J'aimerais seulement rappeler cela, amorcer ici une anamnèse de ce principe. Et en souligner l'enjeu à l'heure actuelle. Je veux dire : au moment où une réforme ministérielle pour le moins fort discutable, mais non discutée, s'impose brutalement en France, vicieusement nommée : de l'« autonomie », de la « liberté » et de la « responsabilité » des universités [1].
Sous ce titre, c'est en fait la mobilisation totale des énergies à plein rendement (sous couvert, entre autres, de ladite « professionnalisation ») qui investit et assiège violemment maintenant l'enseignement supérieur et la recherche — c'est-à-dire les activités de l'esprit par excellence —, menaçant précisément l'indépendance en tant que principe de la vie de l'université.
Depuis plusieurs années l'on met en garde contre le « nouvel anti-intellectualisme d'État » qui se met en place en France. Il revient à vider de sa substance tous les espaces considérés comme inutiles ou improductifs, c'est-à-dire non-rentables à court terme : école, théâtre, édition, justice, santé, culture…, là où l'intelligence est au travail, justement, « tous ces lieux où la société se pense, se rêve, s'invente, se soigne, se juge, se répare. » (cf. « Appel contre la guerre à l'intelligence »). L'actuel gouvernement entend resserrer encore l'étau.
À travers le destin qui est désormais réservé particulièrement aux « sciences humaines » et aux Humanités d'aujourd'hui, ainsi qu'aux droits humains fondamentaux, on verra qu'il y va finalement de notre sort actuel, c'est-à-dire : du sort fait dorénavant à l'humain, et partant à l'inhumain (s'il est vrai que l'un ne va pas sans l'autre, et que l'humain n'est humain que par ce qui, en lui, l'excède, constitutivement).
À cet égard il sera difficile de ne pas reconnaître, dans le processus en cours, l'esquisse d'une forme nouvelle de barbarie, au comble du Développement.
Face à celle-ci, et compte tenu de la fin de non-recevoir qu'opposent de force les cadres de l'État à toute discussion argumentée, que reste-t-il d'autre maintenant, comme résistance éthique et politique à cet état de fait, sinon la désobéissance civile (impliquée dans le principe d'université) ?


Les présentes remarques se distribueront en cinq points. À vrai dire, comme le temps me manquera fatalement, ces points abrégeront et condenseront progressivement plusieurs motifs qui demanderaient à être davantage discriminés et déterminés — c'est-à-dire, au sens premier du mot : critiqués.
Des implications pour l'action politique devraient suivre [2].


L'indépendance inconditionnelle.



1. Premier point : il n'y a pas d'université sans une référence première, fondamentale, à un principe d'indépendance. Je veux parler du principe de l'indépendance même de la pensée, de la liberté de l'esprit, que l'on nomme autonomia.
L'autonomia est le principe selon lequel l'esprit se donne à lui-même sa propre loi (nomos), la pensée est à elle-même son propre fondement régissant chacun de ses pas. On peut l'appeler également autarkeia, par référence aux anciennes écoles de sagesse qui sont à la source de l'université, et dont l'exigence d'auto-suffisance des esprits (autarkeis) est indissociable de celle d'autonomia.
Ce principe est décisif. Il permet à la pensée d'échapper à une connivence abrutissante avec les « faits », d'avoir le recul nécessaire pour les questionner, les analyser et les juger — c'est-à-dire les critiquer, d'après ses propres exigences —, et par conséquent de ne pas démissionner devant l'évidence brutale de la « réalité ».
En un mot : cela est la condition absolue pour que des effets de liberté — par exemple l'idée de vie juste, ou d'un meilleur vivre-ensemble — puissent venir s'inscrire dans ladite réalité en la transformant.
Il s'ensuit qu'il appartient au principe d'université, en tant que tel, de n'être subordonné à aucun pouvoir ni à aucune finalité extérieurs : économique, politique, idéologique, médiatique, technique ou technocratique.
C'est en quoi ce principe est inconditionnel. Cela est la condition première, vitale, pour que l'université assume les responsabilités qui sont les siennes dans le monde contemporain.


2. La première université occidentale s'institue justement, à Bologna en 1088, en tant que lieu d'une recherche indépendante par rapport à tout pouvoir. Même si l'université fut initialement et pendant plusieurs siècles mi-ecclésiale mi-laïque, sa naissance est inséparable de cette exigence constitutive d'indépendance et d'autonomie, y compris vis-à-vis du pouvoir ecclésial.
Les exercices de raisonnement hérités des écoles philosophiques antiques, auxquels on s'y adonne alors dans la recherche et dans l'enseignement, dont la quæstio, la capacité à questionner, et la disputatio, l'aptitude à argumenter en public, face à l'autre, appellent et attestent déjà l'autonomia de l'esprit.
L'art de penser par soi-même commence par la capacité de questionner et de discuter, c'est-à-dire de critiquer, publiquement.
Quelques sept siècles plus tard, l'avènement des Lumières et de la Critique donne lieu à une conception « éclairée » de l'université — laïcisée, scientifique et critique, voire spéculative. Le principe d'« indépendance et de liberté » y sera explicitement affirmé à nouveaux frais, et ce sera la fondation, philosophique et institutionnelle, de la première université moderne : à Berlin en 1810.
Il n'est point jusqu'à la Magna Charta des universités, signée par les recteurs des universités européennes lors du 9e centenaire de la fondation de l'université de Bologna (Magna Charta Univesitatum, 1988), qui ne rappelle ce premier « principe fondamental » d'autonomia, condition indispensable d'une université à la hauteur des défis contemporains, « qui, de façon critique, produit et transmet la culture à travers la recherche et l'enseignement ».
Culture dont « dépend dans une large mesure l'avenir de l'humanité », aujourd'hui plus que jamais, est-il précisé dans la Charte.
(Nous sommes donc, déjà là, aux antipodes de la réforme courte, régressive et finalement irresponsable qu'essaient d'imposer actuellement en France les cadres du gouvernement.)


3. On peut dire en effet qu'il y va de la culture comme de l'université — dont on sait que la culture est originairement une des missions majeures.
Culture qu'il convient d'entendre au sens large, après d'autres, comme étant : la capacité de se donner librement des fins (cf. Critique de la fac. de juger, § 83).
C'est dire : l'aptitude à élaborer librement la question : Que voulons-nous être ? Ou : Que devons-nous être ? Ou encore : Quelle vie voulons-nous, qui vaille, qui mérite d'être vécue ?
Ce qui suppose précisément le recul pour critiquer ce que « nous » sommes, ou le mode d'existence auquel on veut nous réduire, ou encore les choses telles qu'elles sont, le monde comme il va.
On le voit : au coeur du principe d'université, cette capacité fondamentale de critiquer, d'élaborer des questions librement et publiquement, constitue en même temps la condition, le gage ou la promesse d'une émancipation.


4. Les conclusions des chercheurs du Séminaire officiel sur L'héritage culturel et les valeurs académiques de l'université européenne (2006) s'inscrivent explicitement dans le droit fil de la Magna Charta, de son sens des enjeux contemporains, et de la place et la responsabilité décisives qu'elle reconnaît à l'université dans le monde actuel et à venir.
Il importe de noter que ce Séminaire corrige le « processus de Bologne », et ce très précisément quant au sujet qui nous intéresse : celui des missions de l'université et de la place — seulement subordonnée, y lit-on — qu'il convient d'y conférer aux buts fonctionnels, à la « formation » au sens réduit de transmission d'informations, et à ladite « professionnalisation ».
Telle est en particulier la visée de l'appel fait à l'Idea of a University de John H. Newman par nombre de ces chercheurs. (« On me demande, écrivait Newman, quelle est la fin de l'enseignement universitaire… ? J'affirme que le savoir n'est pas uniquement un moyen en vue d'autre chose. Il n'est pas le préliminaire de certaines techniques… Il est une fin dans laquelle on se repose et qu'on poursuit pour elle-même. »)
Il en va de même du récent discours inaugural de Drew G. Faust lors de son investissement à la présidence de l'université de Harvard (octobre 2007).
On peut avoir et j'ai une série de réserves, de critiques à faire à ces discours et à leurs limites.
Il reste qu'ils témoignent aujourd'hui d'un sens minimal de la responsabilité envers l'université et son principe d'autonomia. Cette responsabilité commande notamment à l'heure actuelle de résister aux tentatives d'asservir l'université aux buts conjoncturels de la compétition économique mondiale.
Par là même ces discours donnent déjà la mesure de l'étroitesse de vue, de l'incapacité et de l'inconscience des cadres qui occupent à présent les responsabilités gouvernementales en France.


L'exercice libre et public de la pensée.


5. Deuxième point : la faculté de penser par soi-même, d'examiner par soi-même de façon la plus indépendante possible la validité de tel ou tel point de vue, suppose l'exercice public de la pensée ; celui-ci implique que l'on mette sa pensée à l'épreuve de la « dispute » argumentée avec tout autre.
Cela exige un lieu ou milieu où cet exercice peut s'actualiser et se déployer. L'université médiévale s'institue en tant que ce lieu. Sa naissance est contemporaine du déclin des écoles monastiques, elles-mêmes héritières des méthodes de recherche, d'enseignement et de discussion des écoles philosophiques de l'Antiquité.
Avec la modernité et les Lumières on assiste clairement, au cours du XVIIIe siècle, à l'extension progressive de cette culture de la discussion à la société toute entière, par-delà l'enceinte universitaire. Elle finira par se constituer ainsi en un nouveau principe général, décisif : celui de l'espace public [3].
Sans pouvoir m'y attarder ici, je voudrais simplement souligner que le siècle des Lumières, siècle de la naissance de la Publicité, est aussi et indissociablement le siècle de la Critique, y compris de la critique de la Raison et des Lumières.
Au cours de ce siècle — à travers le formidable essor des lettres (des missives) et des relations épistolaires, du roman moderne et en particulier le roman par lettres, des Salons et Cafés littéraires, des Bibliothèques publiques et populaires, de la presse naissante, etc. — un intense débat critique a vu le jour (et en particulier un certain « usage littéraire de la raison » [4]), s'est publicisé, et a finalement culminé avec la Révolution, la Déclaration des Droits et l'élaboration d'un nouvel espace public comme mode de légitimation politique : l'espace républicain.
Or cette publicité de la discussion implique dès le début une ouverture de l'université, de la recherche scientifique et de la formation critique, au public. Par exemple, avec la parution des revues scientifiques destinées aux profanes cultivés, diffusant les collaborations des professeurs des facultés de droit, de médecine, des lettres, etc. On s'y emploie à répandre les Lumières, la raison critique, dans les esprits.
Cela annonce et inaugure déjà la responsabilité pratique, sociale, éthique et politique de l'université moderne : impliquée dans le monde, engagée dans le processus de l'émancipation en marche.

6. L'espace public en tant que principe n'est pas réductible au « lieu public » (comme le montrent aujourd'hui les forums virtuels). Il est plutôt l'espace-temps de la discussion, de la réflexion qu'ouvre une parole publique, orale ou écrite (imprimée, enregistrée, numérisée, publiée).
Par exemple, nous, ici et maintenant.
Il s'agit donc d'une ouverture, un espace de temps, où s'exerce à découvert (en plein jour) l'usage libre et à plusieurs du raisonnement, sans aucune autre contrainte ou autorité par principe que celle de la discussion elle-même, de la disputatio dialogique.
Et critiquer (avant de signifier quelque chose de négatif, le reproche ou le blâme), c'est d'abord cela : examiner, trier (tekhnè diakritikè : l'art de distinguer), nuancer, passer au crible fin, en toute indépendance, telle ou telle opinion ou proposition : rechercher les présuppositions qui s'y trouvent impliquées, y discerner ce qu'elle a de nécessaire ou légitime et ce qu'elle a d'arbitraire.
Juger (krinein), par exemple, du bien-fondé de la prétention à la vérité d'un énoncé, de celle à la beauté d'une forme, ou de celle à la véracité d'une expression de sentiment, ou encore de celle à la justice d'une loi (par exemple, l'actuelle loi française dite de l'« autonomie » des universités).
Et ce au cours d'un examen public de la raison critique, qui à l'occasion peut inclure une critique de la raison.
C'est à cette condition que peut se former un public de citoyens — et de citoyens du monde, cosmopolites — cultivés et éclairés par une culture de la discussion (tout le contraire de la culture de la consommation). Ils deviennent alors aptes en principe à contraindre le pouvoir de se justifier devant l'opinion publique.
C'est en ce sens précis que le principe de Publicité conditionne la possibilité d'un processus d'émancipation [5].
Rien n'est au-dessus ni à l'abri du questionnement et de l'examen critique, tout doit pouvoir être soumis à la critique libre et publique de la raison : l'autorité de la tradition, celle des conceptions reçues, les impératifs et les délibérations de l'État, etc.
Y compris, bien entendu, les présents propos que je suis en train de tenir ici.


7. L'action de résistance des mouvements des scientifiques depuis les années 1960, soucieux d'assumer la responsabilité de la recherche dans le processus d'émancipation, s'est éminemment guidée sur ce principe de Publicité, par-delà les limites de l'espace universitaire. Comme on l'a vu notamment en Angleterre, aux États-Unis, au Canada, en France (par exemple, le groupe « Survivre » fondé par le mathématicien Alexander Grothendieck).
Ces mouvements font un large usage public (auprès de ladite opinion publique) de la fonction critique du savoir, afin de montrer comment l'autonomie de la société, le processus de son émancipation, n'est pas effectué, mais plutôt entravé par la politique menée par le pouvoir public. Plus encore : pour arguer qu'une telle émancipation ne saurait finalement avoir lieu dans le cadre de la civilisation industrielle (ou postindustrielle) elle-même, étant donné le rôle qu'elle assigne immanquablement à la science et à la technologie. (Thèse à laquelle aboutit à sa manière, trois décennies plus tard, le manifeste Industrial Society ands Its Future d'un autre mathématicien, Theodore Kaczynski.)
Au regard de ces analyses critiques et pratiques, on mesure combien nos collectifs d'aujourd'hui, comme « Sauvons la recherche », « Sauvons l'université » et bien d'autres, si nécessaires dans leurs exigences et leurs visées actuelles, se fondent sur des revendications qui restent cependant encore largement étroites, corporatistes, défensives et timides.


8. La Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, puis la Déclaration Universelle de 1948, recueillent l'héritage de l'expérience moderne de la Publicité et l'élèvent au titre des libertés et droits humains fondamentaux : les droits à la liberté d'opinion et d'expression, le droit à la liberté de la presse, le droit de chercher, de recevoir et de répandre des informations.
Kant écrivait : « L'unique palladium des droits du peuple, c'est la “liberté d'écrire” et le droit à la liberté d'expression. » (Et si cette liberté essentielle est abolie, alors il est temps de se révolter.)
Or ces libertés et ces droits fondamentaux sont aujourd'hui largement bafoués, en permanence, par la presse et les médias dominants de ce « pays des droits de l'homme », la France, comme si de rien n'était.
« On n'a jamais menti autant que de nos jours », notait déjà Alexandre Koyré, à tel point que l'on peut dire, concluait-il, que « tout le progrès est mis au service du mensonge. »
Cela est vérifié doublement par le présent contexte de la réforme sur ladite « autonomie » des universités (cf. n. 1). Celle-ci ne s'attaque pas seulement au principe d'espace public, de discussion et de délibération à l'intérieur de l'université, en y imposant la finalisation de la recherche, de l'enseignement et de leur gestion d'après les besoins de la compétition économique : elle s'attaque à ce principe à l'échelle générale de la société — de ladite opinion publique, de l'ensemble des citoyens — en y organisant le forcing de sa réforme.
Politiques, entrepreneurs et présidents d'université, avec l'honteuse complicité servile des journalistes, s'allient ainsi dans un front d'arrière-garde (dit « moderne » dans le lexique de la novlangue en vigueur) outrageant ensemble le principe universitaire et républicain de Publicité [6].
Autrement dit : les « décideurs » ont opté de concert pour le verrouillage général de l'espace public, en choisissant de soustraire à la discussion publique, par tous les moyens, y compris les plus ignobles, une réforme qui manifestement ne saurait résister à une confrontation publique d'arguments.
Ils n'aspirent nullement à convaincre par la raison leurs interlocuteurs naturels (à commencer par les universitaires, les premiers intéressés) de la légitimité des choix faits, mais décident plutôt de les éliminer de la discussion par la manoeuvre, c'est-à-dire par la force : simulacres de débat au ministère, dans la presse et sur les plateaux télévisés, « fermetures administratives » des universités, censure, mensonges, refus d'information et désinformation, jusqu'à l'intimidation générale, voire aux arrestations arbitraires de leurs interlocuteurs [7].
D'où la présente question : devant cet état de fait, où l'État oppose la force à la discussion argumentée, que reste-t-il d'autre pour faire entendre raison dans la réalité, et défendre en acte l'université et le principe d'université, sinon la désobéissance civile ?
C'est-à-dire : l'acte qui brise, interrompt le lien de la loi à son exécution (mécanique, automatique) et, à l'encontre de l'indifférence (de la banalité courante du mal), fait appel publiquement à l'aptitude de tout un chacun à juger par soi-même : à distinguer (dijudicare) par soi-même le juste de l'injuste et à l'assumer en conséquence dans ce qu'il dit et ce qu'il fait (cf. §§ 26-27).



L'agitation critique comme responsabilité envers l'avenir.


9. Troisième point : ce qui vient d'être rappelé, à gros traits, circonscrit la charte minimale de toute université digne de ce nom, et en particulier de l'université moderne. Cette charte tient en un mot : exigence inconditionnelle d'exercice libre et public de la pensée critique, au principe même de l'université et condition de tout processus d'émancipation.
En témoigne la discussion déjà évoquée, entre philosophes et savants, qui eut lieu à Berlin entre 1807 et 1810, et qui fut à l'origine de la fondation de la première université moderne. Un modèle d'université sur lequel les pays dits développés et en voie de développement se sont appuyés tout au long des XIXe et XXe siècles, à commencer par les États-Unis.
L'université de Berlin se fonde explicitement — philosophiquement et institutionnellement — sur les principes invoqués d'« autonomie » (Selb-staendigkeit, d'auto-institution), d'« indépendance et de liberté » de la recherche et de l'enseignement.
Ce sont là, nous l'avons dit, les conditions premières, indispensables à la mise en oeuvre de sa double mission : d'une part, poursuivre la « recherche de la Science pour elle-même », « sans aucune contrainte ni finalité déterminée », à l'écart donc du positivisme et de l'utilitarisme des pouvoirs publics et privés (comme le soulignent Schleiermacher et Humboldt ; c'est pourquoi le rapport au pouvoir de l'État doit se réduire au minimum, c'est-à-dire finalement au seul appui financier, gage matériel de l'autonomie de l'université, dont l'État se doit par ailleurs de garantir le respect) ; — d'autre part, remettre ce savoir à la « formation spirituelle et morale de la nation », c'est-à-dire à la mise en route d'un processus de Bildung de la communauté des citoyens, qui est le processus même de l'émancipation.
L'université serait ainsi le lieu de la présentation encyclopédique, systématique et unitaire de l'ensemble des savoirs et de leur fondement (le lieu de leur présentation synoptique : Übersichtsdarstellung, dirait Wittgenstein), mais aussi le lieu de leur synthèse avec l'idéal pratique gouvernant son action éthique, sociale et politique « dans le monde ». Lieu, en somme, de l'unité des intérêts scientifique et pratique, voire émancipatoire de la raison, où à la fois s'engendre la connaissance vraie et se réalisent les justes fins.


10. Encore faudrait-il nuancer. Car à y regarder de près, le sujet du savoir dans l'université de l'idéalisme allemand est moins la Nation ou le Peuple que l'Esprit spéculatif ; il ne se manifeste pas dans l'État, mais plutôt dans un Système, et le savoir spéculatif ne prétend être légitimé que par lui-même. Cette université paraît donc négliger finalement la légitimation par le récit humaniste (comme l'eût dit Lyotard) d'une communauté en route vers sa liberté à travers l'appropriation des savoirs.
Ce sera un point majeur sur lequel reviendra, plus d'un siècle après, le projet ou contre-projet de l'Université Libre de Berlin : la légitimité du savoir ne réside pas en lui-même, répliquera-t-on, mais dans un sujet pratique ou éthique et politique, l'humanité s'auto-constituant en direction de sa libération.
L'Université Libre de Berlin repart ainsi du principe critique d'après lequel « le travail scientifique est parfaitement inconcevable sans une réflexion libre sur les conditions politiques de ce travail lui-même, sans une définition du rôle pratique et critique de l'université dans la société » (cf. Rudi Dutschke et al., La révolte des étudiants allemands, 1968).
On passe alors de la fondation ou légitimation de l'université par le grand récit du devenir de l'Esprit spéculatif à celle par le récit de l'émancipation de l'humanité.


11. Il reste que c'est à travers le débat philosophique berlinois qu'une philosophie de l'université moderne s'élabore (une philosophie moderne de l'université, ou comme le dirait Schopenhauer, plutôt ironiquement, une philosophie universitaire de la modernité) [8].
Sur fond de criticisme kantien, il apparaît alors que la fondation de l'université ne peut être pensée et effectuée sans le recours à une philosophie de l'histoire, laquelle, avec des variantes, certes, se présente finalement comme le récit du mouvement d'un Sujet vers son accomplissement, quelque nom que l'on donne à celui-ci, esprit, nation, peuple (historique ou « historial »), ou encore prolétariat ou humanité.
C'est cet horizon de réalisation, ou d'émancipation, qui s'estompe, clairement dès les années 60 : la nouvelle doxa qui se met en place alors, la technocratie, n'a que faire du scénario moderne de l'accomplissement de l'esprit ou de l'émancipation de l'humanité toute entière. Le seul enjeu que reconnaissent désormais les décideurs est celui de l'optimisation des performances du système, plus-value incluse. C'est « la réduction du savoir à l'office du marché », que pointait Lacan dès le lendemain de 68, lors de la création du Centre expérimental de Vincennes.
Quatre décennies après, le durcissement actuel du discours technocratique, devenu ouvertement « décomplexé », c'est-à-dire cynique, n'en est somme toute que le corollaire.
Or l'optimisation des performances et des bénéfices n'est qu'un enjeu technique, techno-économique, et ne saurait en tant que tel constituer une finalité pour l'être-ensemble, un but de vie pour la société toute entière.
Mais tout est mis en place par le système technoscientifique-libéral-médiatique pour faire oublier cette question critique : celle des fins.
Ce qu'atteste de façon frappante à l'heure actuelle une certaine perte du sens des possibles, qu'on appelle aussi asthénie ou fatigue, sentiment d'insuffisance ou d'impuissance (étant entendu, paraît-il, à force de conditionnement techno-économique et managérial, que ce qu'est « la réalité » a été fixé une fois pour toutes dans la doctrine néolibérale).


12. On trouvera les principes d'université humboldtiens formulés aux États-Unis quatre-vingt ans plus tard par Charles S. Peirce.
(Entre Humboldt et Peirce il y aura assurément une place à faire à John H. Newman et à son Idea of a University [1952, 1958], que d'aucuns tiennent pour la meilleure réflexion jamais écrite sur l'université. Néanmoins, dans les limites de ces notes, il nous faudra réserver ce sujet.)
L'université, définie par Peirce comme une association d'hommes « dotée et privilégiée par l'État », se doit d'assurer, d'une part, « que le peuple puisse recevoir une formation intellectuelle », et que, d'autre part, « les problèmes théoriques qui surgissent au cours du développement de la civilisation puissent être résolus » (cf. « University » [1891], Century Dictionary). Encore une fois, la double mission : recherche scientifique, se déployant de façon indépendante dans un espace de réflexion critique collective, et formation intellectuelle et éthique des citoyens, dans l'horizon d'émancipation.
Le terme « guidance » qu'emploie Peirce pour désigner cette formation intellectuelle (an intellectual guidance), si l'on met l'accent sur ses effets éthiques, voire éthico-politiques, peut être entendu comme la traduction anglo-saxonne de la Bildung humboldtienne, qui elle-même s'inscrit dans la lignée de l'humanitas latine et de la paideia grecque.


13. On aura reconnu en cette double mission la charte minimale rappelée ici (§ 9). Elle concentre les ressources dont l'université assume originairement la garde et porte la promesse, là où se trouvent toujours ses chances les plus décisives, sa réserve en possibles et en à-venir.
Ce potentiel de l'université européenne reste vivant aujourd'hui, y compris dans ledit « modèle anglo-américain » — et à certains égards davantage dans ce modèle —, quoi qu'en ait le discours journalistique, c'est-à-dire ministériel et patronal en France à l'heure actuelle.
En témoignent encore les propos récents de Drew G. Faust à la présidence de l'université de Harvard.
Comme si son message s'adressait aux réformateurs actuels de l'université française, qui se complaisent à alléguer le « modèle anglo-américain », la présidente de Harvard remet les choses au point : « Les universités américaines sont largement copiées, relève-t-elle, mais nos imitateurs montrent souvent une appréciation limitative (limited appreciation : une acception réduite) des principes de libre investigation et de la culture de l'indiscipline créatrice (culture of creative unruliness) qui nous définissent. »
Et Faust de prendre le soin de rappeler encore ceci : « Par leur nature, les universités entretiennent une culture de l'agitation et même de l'indiscipline (a culture of restlessness and even unruliness). »
Et cela est précisément au coeur de leur responsabilité envers l'avenir.
(Signalons tout de suite, à l'attention des autorités françaises et du milieu patronal, ainsi que des ministres et des journalistes de ce pays, qu'il ne s'agit pas du tout ici des propos d'on ne sait quels « agitateurs » ou « extrémistes » qui seraient l'apanage des universités en France ; il s'agit d'une position tout simplement sensée dans le monde d'aujourd'hui et plutôt répandue, tenue par une présidente d'université et partagée par nombre de responsables du développement de la recherche et de l'enseignement supérieur en Europe, aux États-Unis et ailleurs, dont plusieurs sont cités dans les présentes remarques.
Ce n'est qu'à l'intérieur de l'Hexagone et de son affligeant conformisme politique, entrepreneurial et médiatique actuel, qu'on peut estimer pouvoir faire croire que la question de l'université se réduirait aujourd'hui, dans le monde présent de la complexification, à l'opposition simpliste « agitateurs » vs. « réformateurs » (cf. § 20), avec, pour conséquence, l'élimination concrète des premiers nommés, la clôture du débat et le classement de l'affaire. Le tout en concertation, bien entendu, avec les lobbys entrepreneuriaux et financiers à courte vue.)


14. Une culture de l'agitation critique est donc au coeur de la responsabilité de l'université envers l'avenir.
Trois observations alors sur cette perspective, afin de la situer brièvement :

1) Restlessness, c'est l'absence de repos, l'inquiétude, l'agitation, l'« intranquillité ». S'il y a de l'agitation, de l'incontrôlé ou du non-réglé, de l'indiscipliné (unruled, unruly) dans la nature et la culture de l'université, c'est que celle-ci a essentiellement affaire à cette matière immatérielle et explosive par excellence qu'est le savoir : son apprentissage, sa recherche, son exploration, sa découverte, son invention.
Comme nous le disions en commençant : l'université est travaillée constitutivement par l'interrogation, par la mise en question, par le libre examen réflexif, en un mot : par la critique.
L'histoire des sciences le montre, l'aventure de la connaissance est faite plutôt de discontinuités, de « crises », paradoxes et « catastrophes ».
Lesdites « production » et « transmission » (et « application ») du savoir ne vont pas sans transformation : transformation du savoir lui-même, transformation du monde et de notre rapport au monde, transformation de nous-mêmes. Elles déstabilisent aujourd'hui l'idée même que l'humanité se faisait de ce qu'elle est et ce qu'elle doit être.
L'agitation, l'instabilité et la déstabilisation sont inhérentes donc à l'investigation, à l'invention scientifique, jusque dans ses retombées technologiques, ainsi qu'à l'exercice de l'enseignement (si du moins il n'est pas simple répétition et maîtrise, mais consent à s'aventurer dans le non connu, à « enseigner ce que l'on ne sait pas » (Michelet)).
Ce n'est pas le savoir vivant, en mouvement, se métamorphosant, mais les cadres, les experts et les gestionnaires qui aiment l'ordre, l'adaptation et le contrôle, la programmation.

2) L'agitation et la déstabilisation sont la condition impliquée dans l'accueil de l'événement, ce qui arrive selon l'inattendu, quel que soit le champ d'activités (de disciplines) auquel on s'adonne : science, arts, technologie, littérature, philosophie, éthique, didactique, politique.
Et il appartient à la responsabilité scientifique, artistique, etc., de savoir accueillir l'événement dans sa venue imprévisible, qui défie, ébranle et désorganise les savoirs constitués, les systèmes de référence donnés, les paradigmes établis, les compétences acquises
Or l'accueillir, c'est s'y exposer, accepter de se remettre en question. (Être disponible pour l'auto-questionnement : condition pour devenir versé dans l'art du krinein, l'art de la pensée critique).
(C'est encore dans le droit fil de cette disposition moderne que Pessoa-Soares met en oeuvre justement une ascèse de l'inquiétude ou de l'agitation, du desassossego, dans Le Livre de l'intranquillité.) [9]

3) À la fin du XVIIIe siècle, dans les textes kantiens sur l'homme, la santé de toute organisation (vitale, institutionnelle) est déjà présentée en termes d'agitation : ce qui fait vivre, qui empêche de verser dans la mort ou la vie-morte, vaine, par exemple celle de l'engourdissement doctrinaire, celle des « destructeurs des nuances » (§ 20).
Analysant précisément le motif kantien de l'« agitation de l'esprit (Agitation des Gemüts) », Lyotard montre que celle-ci est « l'ombre portée de la condition critique dans l'expérience ». Ce que Kant appelle « une excitation de la force de vie », une intensification.
En revanche, dans la vie comme dans l'histoire (y compris dans la vie et l'histoire des institutions), la pure et simple « adaptation » aux conditions données signifie toujours l'affaiblissement, le manque de force créatrice, la perte de l'énergie inventive, sénilité et mort.
Les « réformateurs » actuels de l'université française, experts ès adaptations, feraient par conséquent bien mieux d'y réfléchir.
La physique moderne aussi nous a appris que l'idée de contrôle parfait d'un système et de son évolution (y compris donc de la variable « temps »), abaisserait plutôt qu'elle n'élèverait sa performativité. Celle-ci a besoin d'un « jeu », d'une indétermination, pour avoir des chances de s'accroître.
Une certaine ouverture à l'inattendu, par conséquent, une disponibilité à l'incalculable, doit entrer dans les calculs d'une stratégie de recherche, y compris technologique, là même où l'objectif demeure strictement le gain de performance : le nouveau, l'imprévu, le non-programmé, ce qui fait la différence, est le meilleur atout, dans la compétitivité, pour obtenir un surcroît de performance.
Il s'ensuit que le principe de financement des recherches à fonds perdus (sans en attendre un profit immédiat) n'est pas incompatible avec le calcul d'innovation et de rentabilité, bien au contraire, il en est la stratégie la plus sophistiquée.
Ce qu'attestait encore, récemment, le physicien Albert Fert.


15. Dans cette culture de l'agitation critique réside, en somme, la vraie responsabilité de l'université, qui est sa responsabilité envers l'avenir.
(Bien entendu, concernant une université d'élite comme Harvard, l'accès à cette culture de l'agitation et de l'indiscipline créatrice reste encore trop strictement réservé aux enfants privilégiés des familles riches, et est loin de devenir un droit pour tous. C'est là un point de principe (du principe d'université) par rapport auquel Harvard a encore bien du chemin à faire. Il reste qu'en même temps on voit clairement, à partir de cette exigence d'agitation critique, ce qu'un élitisme pour tous pourra vouloir dire.)
Et par « avenir » il faut bien entendre, désormais : l'avenir de l'humanité.
Faust le précise aujourd'hui, après bien d'autres, après les signataires de la Magna Charta des Universités, les chercheurs du Séminaire officiel de 2006, mais aussi, diversement, après Humboldt, Newman, Peirce, Du Bois, Horkheimer et l'Institut de recherches sociales, les fondateurs de l'Université Libre de Berlin, les créateurs du Centre expérimental de Vincennes, les penseurs du XXe siècle attachés à penser l'à-venir après l'idéologie du progrès et sans le secours des philosophies de l'histoire.
C'est cette responsabilité qui nous fait aujourd'hui l'obligation inconditionnelle de résister aux offensives visant ne justifier la raison d'être de l'université que par des critères qui lui sont extérieurs, nommément son « adaptabilité » à l'accroissement de la compétition mondiale, c'est-à-dire son annexion par les intérêts industriels de ladite « guerre économique » mondialisée.


Se donner le temps de désapprendre.


16. Quatrième point — et ici le temps (justement) me contraint à abréger davantage. Je vais donc me contenter de quelques remarques encore plus brèves, télégraphiques.
Elles se concentreront sur la question de l'enseignement, puisque celle-ci tend à être reléguée au second plan dans les discussions actuelles. Cette mise entre parenthèses n'est pas sans rapport avec la façon dont le système universitaire incline à mettre en opposition enseignement et recherche, contraignant l'enseignant-chercheur à privilégier l'un au détriment de l'autre (en général la recherche précisément, là où la carrière de l'enseignant-chercheur est « évaluée » ; on aurait là un indice pour opérer à la distinction schopenhauerienne entre ceux qui vivent pour l'enseignement et ceux qui vivent de l'enseignement...).
Et pourtant, la question de l'enseignement est majeure, cruciale. Qu'il suffise de considérer l'immense crise que connaît l'éducation aujourd'hui, en France et dans tous les pays modernes — et à laquelle un enseignement digne de ce nom se doit de riposter désormais, à son échelle, autant que possible.
Au lieu de cela on assiste plutôt à l'extension d'une vaste entreprise de mise au format de l'esprit par des savoirs réduits et réducteurs, laquelle tient lieu désormais de « formation » dans notre société, de l'école à l'enseignement supérieur, en passant par les innombrables « formations » parallèles et autres concours consacrés à ce formatage opérationnel, la « formation des maîtres » incluse.
À l'encontre de l'esprit du temps, pour qui former est plutôt conformer, il convient de rappeler — en la plaçant en tête des remarques qui vont suivre — ce qu'on pourrait appeler la formule de la mission formatrice, fondamentale, fondatrice de l'université : elle ne consiste pas à faire des humains des opérateurs professionnels performants, mais à faire des opérateurs professionnels des humains [10].



17. Il faudra parler d'un enseignement fondamental comme on parle de recherche fondamentale.
L'enseignement en tant que formation de l'esprit et même de la personne : formation « générale » non-finalisée (ou : une fin en soi), infonctionnelle, critique, éthique — quelque nom qu'on donne à ce que Montaigne appelait la formation au « métier d'être humain », afin de « vivre à propos », de mener une vie qui vaille d'être vécue.
Au cours de cet enseignement, on se donne le temps — première exigence, sans condition. À l'encontre de la hâte générale. Le temps de questionner, à travers la lecture et le démontage d'un discours, par exemple, l'étude d'un objet, la pratique d'une écriture, l'exercice de la réflexion ou l'analyse d'un phénomène. Temps pour chacun d'explorer notamment ses questions sans réponse, et d'apprendre l'insuffisance des réponses admises, des conceptions toutes faites.
En un sens toute la question est là : prendre le temps, et le prendre pour « soi », pour se consacrer à soi et à l'autre du soi (cet autre qui en soi est plus que soi), pour raffiner le sens critique et éveiller le sens des possibles (tout le contraire, donc, du temps dépensé productivement, soit à la performance, soit au divertissement, en tous les cas au marché).
(Ce que veut dire originairement « école », skholê : le lieu où on est libéré des occupations utilitaires (le travail, le commerce), où on a le temps libre pour « étudier » (meletê), pour travailler sur soi (therapeuein), la seule occupation « digne d'hommes libres (autarkeis) ».)
Ce temps consacré à l'écoute de soi et de l'autre : voilà ce que cherche précisément à interdire le surcroît de mobilisation totale que l'actuel gouvernement français met en place aujourd'hui, sur fond de compétition mondiale, enrôlant encore davantage l'existence de chacun dans la loi générale de l'échange économique. Les nouvelles « pathologies du temps » en sont des signes flagrants. (Berberova : « Ils savent ce qu'ils font, ceux qui organisent la vie des hommes de manière à leur interdire toute solitude », toute existence autre, seconde, « secrète et libre » qui « échappe à leur contrôle ».)


18. Ce temps du questionnement implique en somme l'initiation à l'examen critique des manières de voir et de penser reçues, à la remise en question des préconceptions héritées, un certain désapprentissage, donc (notion-clé de la pratique de soi chez les Cyniques et les Stoïciens, que l'on retrouvera chez Barthes, chez Foucault), bref : un « décapage », afin de se déprendre des opinions admises, de prendre du recul, justement, y compris par rapport à soi, en vue de sortir de son état ou mode d'être initial (ce que veut dire educere).
On y exerce sa capacité de raisonner et de juger par soi-même, en interrogeant à nouveaux frais les styles de vie en vigueur, en se demandant quelle forme d'existence il convient vraiment de mener et pourquoi. On fait l'expérience de la maxime qu'une vie sans examen, sans travail sur soi, ne vaut pas d'être vécue.
Seul ce temps d'exploration permet à chacun, selon son tempo, d'engager l'élaboration de soi-même tout en s'ouvrant à ce qui, en soi, est autre que soi.
Cet enseignement relève par conséquent moins de la transmission d'un savoir tout fait ou d'un savoir-faire que d'une certaine opération portant sur le mode d'être du sujet lui-même, sur son êthos.
Formation qui ne va pas sans une trans-formation, donc, qui ouvre sur une modification de soi, de son rapport à soi et à l'autre du soi : une réforme ou un façonnement éthique, critique, de sa conduite et de sa manière de vivre.
S'engendrer soi-même, au sens de cette transformation de soi : voilà en un mot l'horizon, la tâche par excellence de cet enseignement fondamental, que la tradition appelle aussi maïeutique : laisser être, s'ouvrir, les possibles que chacun porte en soi, les cultiver. (En quoi la maïeutique est bien un façonnement de l'êthos du « sujet » : une étho-poïétique.)
Ainsi compris, l'enseignement ne rend pas autrui mieux informé ou plus compétent ou performant : il le rend autre, voire plus riche, et plus riche de lui-même, de ses virtualités.


19. Cette transformation fondamentale du « sujet » devrait avoir lieu par excellence dans ce qu'on appelle les nouvelles Humanités d'aujourd'hui : arts, littérature, philosophie, sciences humaines et sociales critiques…, y compris ces « contre-sciences » que sont l'ethnologie et la psychanalyse.
Ces Humanités sont en effet les héritières contemporaines des écoles de l'art de l'existence de l'Antiquité : l'art de s'orienter dans la vie, de diriger ou gouverner sa vie, qu'on appelle également raison d'être ou éthique.
Le principe de cet enseignement fondamental et de sa vocation intrinsèquement critique se trouve au coeur des studia humanitatis, les « études d'Humanités » qui se sont développées à l'aube de la modernité, et tout d'abord à Florence autour du Trecento et du Quattrocento, en opposant déjà une résistance à la culture parcellisée et utilitariste grandissante alors.
Elles sont indissociables de la naissance de la pédagogie, de l'humanisme et de la démocratie modernes, comme Lefort l'a rappelé à sa manière, ainsi que Derrida, tout diversement, qui en a également souligné l'actualité.
C'est bien cette formation que Montaigne appela « culture générale » quelques siècles après les Florentins, la concevant comme un contrepoids à l'étroite, voire précoce spécialisation technique, hiérarchisée (on dit aujourd'hui : « professionnalisante »).
On comprendra alors qu'on y voie maintenant une ressource précieuse, un potentiel sans prix, voire une arme, à réélaborer dorénavant.
Les studia humanitatis impliquent de tout temps que l'on travaille à se hausser aussi bien au-dessus de la spécialisation et du philistinisme (de l'incapacité à apprécier une chose indépendamment de sa fonction, de son utilité ou de sa rentabilité) qu'au-delà de ses propres partialités, ses particularités et idiosyncrasies coutumières.
Elles exigent aujourd'hui, plus que jamais — à l'encontre du néo-philistinisme libéral —, le raffinement de notre sens de la nuance (l'acuité pour les différences les plus fines) : un art d'apprécier à neuf les choses — d'accueillir en tant que tel ce qui se présente, le cas —, sans recourir donc à une règle générale préétablie (sans pré-juger). Que ce soit en matière d'art, de justesse des expressions ou de vie inconsciente de l'âme, d'éthique, de politique ou de justice.
(C'est évidemment un tel art qui est requis du citoyen qui se conduit par rapport à l'État et à ses lois non pas en machine, mais en être guidé par la faculté de discerner librement le juste, même lorsqu'il n'a, pour s'orienter, que le seul jugement par soi-même. Art de juger que dit, à sa manière, Genet : s'exercer à « accueillir la révolte de la même façon qu'une oreille musicienne reconnaît la note juste »).


20. La responsabilité devant l'autonomia de la pensée critique (penser par soi-même) et l'exigence éthique dont elle est indissociable (la recherche d'une vie qui vaille la peine de vivre), requièrent ainsi qu'il soit absolument préservé, sauvegardé dans l'université, une zone d'activités, d'investigation, d'enseignement et d'expérimentation non-finalisés : gratuits, désintéressés, non-utilitaires, infonctionnels, non-rentables. C'est là l'essence de ce qu'on appelle université.
L'enseignement fondamental au sens dit (les Humanités), avec tout ce qu'il engage, à commencer par le rapport singulier au temps, relève par excellence, nous venons de le voir, de cette région d'activités.
Or, c'est exactement cette région, l'essence critique de l'université (qui inclut — insistons-y — le droit inconditionnel pour tout un chacun d'en bénéficier), c'est très précisément cela qui constitue la cible des choix politiques qui commandent la présente offensive néolibérale en France, décidée à déposséder l'université d'elle-même.
C'est ce que disent en permanence, avec sa simplification et sa brutalité habituelles, les déclarations de l'actuel président français. Celles-ci ne font certes que relayer, et servir, le discours du nouvel ordre mondial, celui de l'European Round Table of Industrialists, de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), de la Banque centrale, de la Commission européenne.
Dans sa Leçon inaugurale au Collège de France, Roland Barthes disait : « Si, par je ne sais quel excès de socialisme ou de barbarie, toutes nos disciplines devaient être expulsées de l'enseignement sauf une, c'est la discipline littéraire qui devrait être sauvée, car toutes les sciences sont présentes dans le monument littéraire. »[11]
Nul n'ignore cependant que l'actuel chef de l'État français, qui mobilise en continu l'espace public médiatique, paraît avoir son propre avis sur la question (mais qu'en sait-il au juste ?). « Le contribuable, déclare-t-il, n'a pas forcément à payer vos études de littérature ancienne. Les universités auront davantage d'argent pour créer des filières dans l'informatique, dans les sciences économiques. Le plaisir de la connaissance est formidable, mais l'État doit se préoccuper d'abord de la réussite professionnelle des jeunes. » Etc.
Encore une fois : des effets d'évidence (de « bon sens » dit « économique »), à coup de grosses oppositions, simplistes et barbares (« littérature » vs. informatique, « plaisir de la connaissance » vs. rentabilité, amour du savoir vs. « réussite professionnelle », etc.)[12]
Une telle « politique de simplification » était déjà parfaitement cernée par Barthes dans le cours de 1978-1979 au Collège de France (La préparation du roman). Il y condensait en quelques notes ceci, avec une acuité toute benjaminienne : « La civilisation des médias se définit par le rejet (agressif) de la nuance. » « Poésie = pratique de la subtilité dans un monde barbare. D'où la nécessité aujourd'hui de lutter pour la Poésie : la Poésie devrait faire partie des “Droits de l'Homme” ». « La Nuance — si l'on ne l'arrête pas — c'est la Vie — et les destructeurs de nuances (notre culture actuelle, notre gros journalisme) = des hommes morts et qui, du sein de leur mort, se vengent. »
Notons seulement ici que sous les dehors de l'évidence réductrice des propos présidentiels, et au moyen d'eux, il s'agit finalement et bien concrètement de s'en prendre au droit inconditionnel de chacun à l'enseignement fondamental, de s'attaquer aux Humanités d'aujourd'hui et à leur enjeu critique et éthique évoqué (l'interrogation sur le vivre-ensemble, le travail sur le rapport à soi et à l'autre, la recherche d'une manière d'être et de vivre digne de ce nom.) (Cf. Berberova, déjà citée, § 17 : ils savent ce qu'ils font, ceux qui organisent la vie des hommes de manière à leur interdire tout travail sur eux-mêmes…).
En bref : ce que l'offensive néolibérale française cherche à soustraire aux étudiants, à tout un chacun, c'est la possibilité d'éveiller et d'explorer, de cultiver les capacités dont chaque être est doué en puissance : les aptitudes virtuelles à réfléchir par soi-même, y compris sur soi-même, à discuter, à écouter, à critiquer, à inventer.
(La Constitution de la Ve République proclame pourtant que « La Nation garantit l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à la culture » et que cette « organisation de l'enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l'État »…)
Cette offensive tend par conséquent à enlever à toutes ces vies (aux vies des enfants de la nation) les chances de faire fructifier les potentiels dont elles sont nanties par définition : les chances de s'accomplir.
Elle les rend par là même démunies face à la complexité du monde contemporain : désorientées, précarisées, vidées.
Ce qu'on appelle aussi des « hémiplégiques du savoir ».


Principe d'université, barbarie et désobéissance civile.



21. Cinquième point. Tout occupée à calculer et à gérer ses stratégies et ses intérêts, la nouvelle offensive néolibérale n'entend, ne peut ni ne veut rien entendre de la demande des « jeunes » qui grandissent dans un monde déserté par les repères : la demande de quelque chose qui fasse sens.
Demande dont l'enjeu l'emporte pourtant, aux yeux des intéressés, sur les soucis immédiats et courts de « professionnalisation » (qui se révèlent être plutôt ceux du système et de ses intérêts, de son fonctionnalisme et son programme de mobilisation totale).
(Or la littérature, justement, les arts, la philosophie, les sciences humaines critiques, en un mot : les Humanités contemporaines, sont en tout cas compétentes par rapport à cette demande ; elles constituent justement le lieu, nous l'avons vu, où se posent et s'élaborent ces questions : celles du sens, des fins, de la manière de vivre.)
Demandez aux experts : comment se fait-il qu'un tiers des étudiants environ (500.000 au début des années 2000) choisissent de prendre le risque de suivre plutôt des filières qui les intéressent — et qui les intéressent souvent vitalement —, ayant justement trait à la « culture générale », à l'enseignement fondamental au sens défini, aux Humanités, en dépit de l'intimidation qu'ils subissent en permanence de la part des familles, des ministres et des entrepreneurs, qui leur rebattant sans cesse les oreilles de l'absence de débouchés etc. ?
Les experts se disent « intrigués ». (Mais un rapport du ministère de l'Éducation nationale lui-même, daté de 2002, faisait état de « l'engouement des étudiants pour les arts et la culture » et reconnaissait que le ressort fondamental de cette force d'attraction est la recherche « de nouveaux repères ».)
Un tiers environ des « jeunes », mais aussi des moins « jeunes », déjà engagés dans ladite « vie active », est en demande plutôt et d'abord de quelque chose qui « ait de la valeur », dans un monde (libéral, administré) où le « sens », dévasté, devient une ressource rarissime : quelque chose qui permette, donc, que leur raison d'être soit pour ainsi dire éprouvée, que leur vie soit avérée.
C'est bel et bien une demande générale de réflexion, de critique, d'interrogation quant aux fins (des professions, de l'être-ensemble, du Développement), d'élaboration de la forme qu'il convient de donner à sa vie.
Quitte à prendre des risques donc, pour ce faire, voire à assumer et à endurer délibérément la condition de chômeur.
C'est que, encore une fois, l'enjeu de cette demande (éthique) l'emporte sur celui de la « réussite » (« professionnelle »).
Voilà qui est parfaitement inaudible à l'oreille néolibérale (experts et médias compris) et inintelligible à sa logique.
Mais à ne pas écouter cette demande, à vouloir l'étouffer, la dévaster à son tour, on ne fait qu'aggraver un malaise général déjà très répandu et assez insupportable, aux conséquences imprévisibles.


22. Faisons un pas de plus : comment comprendre tous les Français qui choisissent à présent, résolument, de se « désinsérer », de se mettre au chômage plutôt que de rester « insérés professionnellement » et continuer à subir la masse considérable de souffrance que génère aujourd'hui le monde du travail dans ce pays, où les conditions en voie de dégradation deviennent proprement avilissantes et intolérables, catastrophiques ?
Je ne parle même pas ici de la nouvelle vague des suicides au travail, notamment depuis les dernières années (300 à 400 salariés, des ouvriers aux cadres, se suicident sur leur lieu de travail en France chaque année, en ce début de XXIe siècle) ; je ne parle pas non plus de l'insécurité, le stress, l'asthénie et la dépression chez les cadres, les fonctionnaires, partout à l'heure actuelle (cf. les travaux des inspecteurs du travail, des sociologues, des psychiatres, des psychanalystes, des cinéastes) ; je parle « seulement » de la dévastation de l'être-ensemble dans le monde du travail : la destruction méthodique des liens fondamentaux de solidarité entre hommes et femmes travaillant ensemble, soumis dorénavant à l'exigence totale d'augmenter la rentabilité de l'entreprise en « s'impliquant » personnellement, tenus de « s'investir » entièrement, en s'exposant à toutes sortes d'harcèlement, à la peur permanente de la perte d'emploi, sans l'horizon d'un lendemain.
La nouvelle vie administrée : instrumentalisée par les nouvelles techniques managériales, au profit de la concurrence, c'est-à-dire de la guerre, de tous contre tous. (Très exactement ce que l'on promet maintenant d'étendre davantage à l'université.)
Tout cela requiert, donc, qu'on s'interroge également sur l'opposition (axiologique) qui apparaît d'habitude comme allant elle aussi de soi : celle entre « chômage » et « insertion professionnelle ».
Ces nouveaux sans-emploi, qui élisent délibérément à présent le chômage comme mode de vie, par leur choix existentiel, leur désinvestissement de ladite « insertion professionnelle », leur renoncement aux règles de la guerre économique — en un mot : leur désaffection de la loi de la valeur d'échange, — réfutent en acte l'évidence qui voudrait qu'il soit plus sensé aujourd'hui d'être « inséré » que de ne pas l'être. Qui voudrait encore que, dans les conditions actuelles, il y ait plus de « sens » dans l'« insertion » que dans la non-insertion, la désinsertion ou la désertion des industries, la débandade des entreprises.
Ils affirment en acte le primat des pratiques de soi sur l'« insertion » (ou la « réussite ») « professionnelle ».
Si « Il faut travailler (plus) » est un impératif de l'État (du système), les nouveaux sans-emploi inventent alors une forme inattendue de désobéissance civile.


23. Plus encore : c'est nous tous, femmes et hommes d'aujourd'hui, qui avons besoin désormais d'un véritable essor de l'exercice libre et public de la pensée, d'un sursaut de l'interrogation quant aux fins du système (ou quant à leur oubli, leur forclusion), d'un réveil du sens des possibles et de l'invention critique. En un mot : de l'enseignement des fondamentaux, des Humanités contemporaines.
Nous savons tous à présent que l'extension et la pénétration partout des impératifs techno-économiques du système n'entraîne nullement une amélioration de notre condition, un accroissement des lumières, de sensibilité, de tolérance ou de culture dans les esprits, une avancée de l'histoire humaine vers l'émancipation, ni une promesse de vie plus juste pour les générations à venir.
C'est plutôt le contraire que nous voyons s'étendre tous les jours, et de plus en plus vite, en cette première décennie du XXIe siècle.
L'essor de l'enseignement fondamental, au sens ébauché ici, est alors absolument indispensable, plus que jamais, dans un monde où l'on observe partout l'effet dévastateur de l'hégémonie des impératifs d'optimisation des performances et de plus-value.
Y compris désormais dans l'exercice des professions liées à la santé (où les patients eux-mêmes sont triés maintenant selon leur « rentabilité »), à la justice (où le manque de « formation humaine » des magistrats a rendu possible une affaire comme celle d'Outreau, de l'aveu même de la Commission parlementaire d'enquête), à l'ingénierie et aux technologies (où l'on forme maintenant des « hémiplégiques du savoir », selon les termes du rapport Lecourt, car ils sont amputés précisément d'une formation critique et réflexive). Pour ne pas parler des professions liées à l'information et au journalisme… (« mises au service du mensonge », comme le disait Alexandre Koyré).
Sans oublier non plus l'effet de nuisance exemplaire des impératifs du système sur la « formation » de nos cadres de l'État eux-mêmes, nos décideurs, ministres et gouvernants qui, issus pour l'essentiel des grandes écoles du commerce et d'administration (les vrais « appareils idéologiques » de l'État), loin des universités, sont non seulement incultes en règle générale, mais ignorent, de plus, à peu près tout de l'université et du principe d'université — université dont ils entendent pourtant, maintenant, réduire la question à une affaire technique de gestion, de décision technicienne unilatérale, autoritaire, imposée sans discussion à coups d'arrêts et de règlements ; suivie plutôt de répression à l'encontre de ceux qui la désavouent, réfutent leur réforme ou contestent leur façon de faire.


24. En somme, les cadres à la tête de l'État français sont eux-mêmes « formés », mis au format par la transmission des savoirs réduits et réducteurs : ils ne sont pas préparés à proposer un projet politique digne de ce nom à l'ensemble des citoyens, un but de vie à l'être-ensemble, mais seulement programmés pour gérer les affaires du système, dans le but fonctionnel d'accroître sa performativité dans le contexte de la compétition mondiale.
Ils s'identifient entièrement au point de vue du système et à ses réponses, qu'ils ont intériorisé jusque dans leurs traits de caractère, sans jamais pouvoir, savoir ou vouloir l'interroger, ni s'interroger tout court : l'interrogation ici est parfaitement forclose.
Ce faisant, ils servent l'hégémonie de la loi de l'échange économique (et les propriétaires et gérants de capitaux) et sa propension à s'étendre à tout ; ils escomptent surtout tirer un profit personnel de cette fonction, fût-ce au mépris de leur mission publique. Ils entretiennent et exploitent ainsi, « sans complexes », l'intrication entre bien public et gains privés. (C'est le calcul de la servitude que décrit Badiou : se conformer au « service des biens » (des puissants, du libéralisme) en lui asservissant la puissance publique et en tâchant de tirer des bénéfices personnels de cette soumission.)
Mais s'ils sont vénaux (venalis : à vendre) et partant prêts à se laisser acheter au préjudice de la chose publique, ce n'est pas par hasard, par accident ou accessoirement, mais structurellement.
Et dans cette structure, disons : idéologique, ainsi que dans sa reproduction, leur « formation » joue un rôle capital. Que l'on considère un instant leur profil gestionnaire, unidimensionnel ; le cynisme à peine dissimulé, veule et fourbe, qui leur tient lieu d'« éthique » ; l'étroitesse indigente de leur horizon (leur conception du monde et de la vie) en règle générale. Une silhouette béotienne s'impose. Ils n'ont jamais connu eux-mêmes une vraie formation (ou transformation) fondamentale, au sens précisément des Humanités d'aujourd'hui et de leur exigence de « mentalité élargie » : on le ressent très fortement, cela leur fait cruellement défaut. Et par conséquent à l'État et au pays.
Il n'est pas surprenant qu'ils « se servent du gouvernement pour s'intéresser davantage au commerce qu'à l'humanité ».
Ces hommes publics ne croient en fait qu'à l'intérêt privé (en guerre, donc, avec tous les autres intérêts privés).
C'est pourquoi la maxime explicite de leur conduite est celle même du destin capitaliste : que tout le monde est achetable (vénal, vendable, échangeable), comme toute chose. Condition que, comme l'on sait, Baudelaire et Marx décrivent sous le nom de prostitution.
(Et si c'est le cas, pourquoi l'Université, les chercheurs et les enseignants y échapperaient-ils ? Voilà ce que se sont dits bien des présidents d'université.)


25. On ne saurait donc pas faire l'économie de cette question classique : qui forme ou réforme nos réformateurs ? Et comment les réformer eux-mêmes désormais ?
Détournés d'eux-mêmes, n'étant pas exercés en matière d'auto-analyse, de « réforme critique de soi » (comme le préconise précisément, précieusement, la « littérature ancienne ») — cela ayant été déprécié et rejeté a priori par eux-mêmes —, ils en ignorent par avance les ressources et s'en privent irrémédiablement.
Dans ces conditions, seule une culture de discussion serait susceptible d'opérer une telle réforme des réformateurs. Mais cette culture est exactement ce qu'ils repoussent également a priori, avec un mépris de doctrinaires, comme nous le voyons, s'enfermant entre eux, se renforçant et s'enfonçant mutuellement dans leur fonctionnalisme invétéré, servile et cynique, et sa scotomisation foncière, déniant toute réalité autre que celle réduite au principe de rendement (calcul d'intérêts, rapport dépense/bénéfice).
Or il va bien falloir que lesdits responsables politiques (économiques, sociaux, culturels) se forment — c'est-à-dire, se rendent — à l'écoute des besoins, des demandes et des exigences criants de notre temps, si nous ne voulons pas qu'ils nous entraînent avec eux dans leur erre et leur perte.
Une conséquence impérative immédiate en est celle-ci : il faudra nous placer aux antipodes de la lettre et de l'esprit étroitement managériaux de l'actuelle réforme de ladite « autonomie » des universités, et de ce point de vue, mettre tout en oeuvre pour élargir l'enseignement fondamental (les Humanités, la formation ou transformation « humaine » dite, éthique-critique) au-delà des seules facultés des « SHS » : les prolonger transversalement aux autres filières et formations — par-delà le clivage si stupide et si néfaste pour tous entre « culture humaniste » et « culture scientifique » —, et l'étendre notamment aux filières et formations liées à la santé, à la justice, aux technologies, à l'information et au journalisme, ainsi qu'au commerce et à l'administration.
Voilà le principe d'une réforme vraiment moderne, aux effets réellement transformateurs et absolument nécessaire.


26. Nous avons plus que jamais besoin aujourd'hui de l'essor de ce contrepoids ou contrepouvoir des Humanités contemporaines, des « contre-sciences », de la réflexion et de la critique publiques, dans un monde où les sciences, y compris les « sciences de la vie », tendent à être réduites à un enjeu industriel, à un « vecteur économique » comme on dit maintenant, et finalement à un business.
Où, à propos des profits que rapportent les brevets en génétique, par exemple, on parle désormais de « genodollars » (il faudra bien méditer un instant ce que signifie, quant au sort fait à l'humain et à la vie aujourd'hui, l'émergence de ce néologisme accouplant en un seul mot le patrimoine du vivant et son exploitation commerciale.)
Face à la complexité de ces problèmes, la culture (ou inculture) étroitement gestionnaire de nos cadres dirigeants et décideurs est plus qu'insuffisante : ils font plutôt eux-mêmes partie des problèmes.
Or ces problèmes sont par essence du ressort (de la compétence) et de la responsabilité de l'université.
(Ce n'est donc pas le moment de laisser celle-ci être démantelée par ceux-là.)


27. Pour peu qu'on considère sérieusement tout cela — la marchandisation de tout, « vie » comprise —, il devient difficile de ne pas reconnaître que nous avons affaire aujourd'hui à une barbarie d'une nouvelle sorte, une barbarie au comble de la civilisation, au faîte du développement technoscientifique-économique (et dont la possibilité historique était déjà envisagée, entre autres par les penseurs de l'Institut de recherches sociales à Francfort).
Par barbarie j'entends ici un processus interdisant ou faisant obstacle à la destination de l'humanité à l'émancipation (à la culture, au sens de la capacité de se proposer librement des fins, d'élaborer en toute liberté ce que l'humanité, doit être (§ 3) — y compris, désormais, d'élaborer la déstabilisation (§ 14) qui affecte maintenant l'idée que l'elle se fait d'elle-même, du fait des questions sans précédent qu'ouvre le développement technoscientifique).
Quand, à la faveur du capitalisme néolibéral emporté par la technoscience, sans Nature, sans Dieu, sans autre, sans limite qui puisse réguler la fureur de sa dynamique, la marchandisation (l'exploitation, le calcul des profits) étend sa loi à tout, sans exception, santé, justice, information, savoir, éducation, culture, langage, corps et âmes, affects, idée des fins, sens des possibles, vie, pensée…, c'est que nous sommes entraînés dans un processus de ce type.
Un processus, en somme, de destruction de l'histoire humaine, sous le nom civilisé de compétition économique mondiale.
Car il n'y a pas d'histoire humaine sans la capacité de se proposer des fins, de dégager un horizon de promesse, de circonscrire ce qu'il y a à faire.
Or l'horizon d'un temps prometteur s'est estompé aujourd'hui pour nous (au point qu'au dire des historiens, pour la première fois dans l'histoire moderne nos contemporains s'attendent à ce que la condition à venir, l'existence future de leurs enfants, soit pire que ce qu'aura été la leur aujourd'hui. Constat d'échec donc devant l'impératif kantien : « Faire en sorte que la postérité ne cesse de s'améliorer »).
Dérision des discours du « progrès » ; hégémonie en expansion d'un dispositif de réglage en croissance plutôt désespérant. Angoisse et mélancolie.


28. L'université — la recherche, l'enseignement, l'expérimentation — dont nous avons absolument besoin aujourd'hui et dorénavant, est bel et bien tout le contraire de celle que préparent dans leurs cabinets nos petits décideurs asservis aux intérêts à courte vue, en la soustrayant soigneusement à la discussion publique et en s'acharnant à l'imposer aux premiers intéressés et à toute la société par tous les moyens, y compris les plus abjects (§ 8).
On sait que lorsqu'une loi, pour réussir à entrer en vigueur, a besoin de se dérober à la vraie discussion publique, elle atteste par là même son caractère néfaste : son injustice foncière, intrinsèque (cf. Kant, Projet de paix perpétuelle, Appendice II).
Et face à l'injustice manifeste d'une loi on est fondé, en tant qu'être raisonnable et pratique (doué de jugement critique et répondant du juste), à la désobéir.
On est même en devoir de le faire quand l'« incapacité » de la loi est « notoire et intolérable » ; quand nous la jugeons foncièrement injuste en ce qu'elle n'est pas fondée sur les fins que se doit de poursuivre l'être-ensemble, la société civile et humaine.
David H. Thoreau (On the Duty of Civil Disobedience) le précise : « Le citoyen doit-il jamais un instant, ou au moindre degré, abdiquer sa conscience au législateur ? À quoi bon la conscience de chacun alors ? Je pense que nous devrions être d'abord des hommes, et ensuite des citoyens (subjects). Il n'est pas souhaitable de cultiver un respect pour la loi aussi important que pour le juste. »
« Jamais la loi ne rendit les hommes un brin plus justes; et par leur respect pour elle, même les mieux-intentionnés se font chaque jour les agents de l'injustice. »
« La seule obligation que je suis en droit d'assumer est de faire à tout moment ce que j'estime juste. » (C'est-à-dire, d'« exercer librement le jugement et le sens moral », à l'encontre de « la masse des hommes qui sert l'État, non point en humains, mais en machines, avec leur corps. »)
« J'ai à veiller, en tout cas, à ne pas me prêter moi-même au mal que je condamne… J'aurais le sentiment, dans ce cas, de m'être dévalué. ». Et il n'y a pas de pire malheur que la perte de l'estime de soi.


29. Le principe d'université, principe de l'exercice libre et public de la pensée, dont nul ni rien ne saurait être au-dessus, est par là même un principe de résistance critique, de dissidence, qui se doit à l'occasion de s'affirmer comme principe de désobéissance civile.
Notre responsabilité envers l'idée d'université, l'indépendance inconditionnelle qui la fonde et l'obligation envers l'avenir qui nous incombe, l'exige.
« Il existe des lois injustes : consentirons-nous à leur obéir ? »


Plínio W. PRADO Jr.
Université de Paris VIII Vincennes à St-Denis
Département de Philosophie


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http://www.atelier-philosophie.org