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Le mythe de Napoléon dans la poésie française (1815-1848) (Anne Kern-Boquel)

Le mythe de Napoléon dans la poésie française (1815-1848) (Anne Kern-Boquel)

Publié le par Matthieu Vernet (Source : Anne Kern-Boquel)

Anne Boquel-Kern soutiendra sa thèse de doctorat :

"Le mythe de Napoléon dans la poésie française. 1815-1848"

Thèse dirigée par Bertrand Marchal

le lundi 2 juillet 2012 à 14 heures

En Sorbonne, 1 rue Victor Cousin 75005 Paris

Salle J636, escalier G, 3e étage

Jury :

Mme Françoise MÉLONIO

M. Jacques-Olivier BOUDON

M. Sylvain LEDDA

M. Jean-Marie ROULIN

M. Henri SCEPI

Résumé

Entre 1815 et 1848, la figure napoléonienne s’impose comme l’une des sources d’inspiration majeures de la poésie française : les plus grands auteurs mais aussi les chansonniers populaires et les poètes d’occasion se confrontent à l’évocation de celui qui apparaît alors comme l’archétype du héros. Ce travail se propose d’explorer le corpus de la poésie napoléonienne en prenant pour guide la notion de mythe littéraire : de quelles façons, sous quelles formes et avec quels enjeux le mythe littéraire de Napoléon émerge-t-il de cette poésie ?

On se propose ici trois objectifs : rendre compte de la naissance d’un mythe littéraire dans l’histoire ; aller au-delà d’une étude parcellaire pour exposer sa structure d’ensemble ; étudier les sens que prend le mythe littéraire en les comprenant dans le contexte plus large du Romantisme.

Un travail de dénombrement de la poésie napoléonienne sert de point de départ à une analyse qui tente de marier les approches chronologique, thématique et esthétique du mythe. Quatre parties illustrent chacune un segment chronologique du corpus, alternant entre présentations d’ensemble et développements consacrés à des oeuvres précises : passage de la représentation d’un héros épique à celle d’un héros mythique (1815-1821), premier essor du mythe sous la forme d’une aurore libérale (1821-1830), apothéose du mythe (1830-1840), reflux et in fine changement de statut de ce mythe (1840-1848). La cinquième partie propose une étude en synchronie qui synthétise les matériaux précédemment rassemblés : on y explore les thèmes constitutifs et les structures du mythe ainsi que ses liens avec le Romantisme.

 

Abstract

The myth of Napoleon in French poetry (1815-1848)

Between 1815 and 1848, Napoleon became established as one of the major sources of inspiration in French poetry. Writers of all kinds – from the greatest poets of the age to lyricists of popular songs and part-time versifiers – took on the challenge of evoking a figure that came to be presented as the archetypal hero. This study aims to explore the corpus of Napoleonic poetry within the framework of the notion of literary myth: how, in what forms and with what consequences did the literary myth of Napoleon emerge in this poetry ?

The following three objectives are thus proposed: to account for the historical birth of a literary myth ; to go beyond a fragmented analysis in order to identify an overarching structure; to identify and situate the meanings of the literary myth in the broader context of Romanticism.

A cataloguing of Napoleonic poetry serves as a starting point for an analysis that aims to marry chronological, thematic and aesthetic approaches to the myth. Each of the first four parts examines a chronological segment of the corpus, alternating between general presentations and more specific studies focusing on particular works: the transition from the representation of an epic hero to the representation of a mythical hero (1815-1821), the first blossoming of the myth, occurring together with a liberal rereading of Napoleon’s actions (1821-1830), the apogee of the myth (1830-1848), the decline and eventual redefining of the myth (1840-1848). The fifth part proposes a synthesis of the material that has been thus far assembled in order to explore the constitutive themes and the structures of the myth as well as its links to Romanticism.

Position de thèse :

Après sa chute, Napoléon est rapidement devenu « la muse la plus féconde des poètes[1] » du XIXe siècle, inspirant non seulement les écrivains reconnus comme Lamartine, Hugo, Quinet ou Nerval, les chansonniers comme Béranger ou Debraux, mais aussi nombre de poètes de second ordre et de rimeurs populaires. L’ampleur du corpus poétique consacré à l’Empereur a retenu mon attention ; je me suis demandé quelles ont été les formes et les causes de la naissance du mythe napoléonien, qui semble bel et bien se cristalliser dans la poésie, plus propre que le roman ou le théâtre à magnifier sans détour un personnage hors du commun grâce aux ressources du lyrisme et de l’épopée.

D’abord orchestré par la propagande napoléonienne, le mythe de Napoléon présente la particularité d’avoir été historique et politique avant d’être littéraire ; il se distingue en cela des grands mythes de l’Antiquité, dont la genèse est mal connue, mais aussi des mythes nés de la littérature : le personnage de Napoléon préexiste à son incarnation poétique, ce qui n’est pas le cas de Don Juan ou de Faust. Le mythe de Napoléon dans la poésie se réduit-il à la traduction du mythe populaire ? Ou bien y a-t-il réélaboration du mythe par la poésie ? Je suis partie de cette dernière hypothèse, pour travailler dans une perspective essentiellement littéraire.

En effet, il existe, au sein de l’immense bibliographie napoléonienne, un certain nombre d’ouvrages sur le mythe napoléonien[2], mais l’angle d’approche adopté est avant tout historique. Quelques études sont plus directement consacrées aux relations que les écrivains entretiennent avec le mythe napoléonien, mais elles portent en priorité sur les oeuvres postérieures à 1830, lorsque le mythe a déjà atteint sa maturité, tel le livre de Maurice Descotes[3], qui traite surtout du degré de conformité entre le personnage historique de Napoléon et l’image qu’en donnent les grands écrivains français. Enfin, les travaux littéraires sur la question sont pour l’essentiel des études ponctuelles[4], au sens où les oeuvres poétiques incarneraient ses différentes variations. Par conséquent, j’ai essayé d’adopter une démarche qui privilégie l’analyse littéraire de la naissance du mythe dès 1815 et qui l’aborde comme un phénomène global, tout en prenant en compte la spécificité des oeuvres étudiées.

Avant toute chose, j’ai cherché à constituer un corpus destiné à dégager la structure du mythe, en établissant une liste la plus complète possible des poèmes concernés, liste qui n’a encore jamais été établie. Le choix de Waterloo en 1815 et de la Révolution de 1848 donne à mon corpus des bornes de nature historico-politiques, mais correspond également à une période cohérente d’un point de vue esthétique, l’époque romantique. Dans la mesure où c’est la naissance et la construction du mythe qui retiennent mon attention, la date de 1815 s’impose comme point de départ, car elle marque le moment où le culte napoléonien cesse d’être du ressort de la propagande étatique pour entrer dans la légende. En 1848, terminus ad quem de mon corpus, l’arrivée au pouvoir de Louis-Napoléon Bonaparte va lui conférer une autre dimension et d’autres significations.

En m’inscrivant dans la tradition des études de mythes illustrées par Pierre Albouy, Raymond Trousson ou Pierre Brunel, et en m’appuyant sur une définition de la notion de mythe assez large pour pouvoir englober l’ensemble des manifestations auxquelles j’ai été confrontée, j’ai défini les enjeux de ma démarche. Quelles valeurs symboliques, qu’elles soient politiques, sacrées ou idéologiques, peuvent s’appliquer au mythe napoléonien ? En quoi ces valeurs permettent-elles de parler de mythe et non pas seulement de légende ? En quoi le mythe littéraire, réélaboré par la poésie, est-il différent du mythe historique et populaire qui se trouve à son origine ? Quelle est sa place dans l’imaginaire du temps ? C’est à ce type de questions que ma thèse souhaiterait répondre.

 

Mon enquête a commencé par un dénombrement, effectué à partir de différents catalogues bibliographiques. Ces résultats m’ont permis de dresser une liste d’environ six cents titres qui vont du poème ou de la chanson de quelques strophes à l’épopée longue de plusieurs milliers de vers, et dont la majorité se trouve conservée à la Bibliothèque Nationale de France. La lecture et la reproduction de ce matériau très abondant, complexe, hétérogène dans son contenu comme dans son aspect matériel, livres, brochures, journaux, pièces en plus ou moins bon état de conservation, ont servi de fondement à mon travail.

Il a fallu en organiser la présentation ; face à des textes souvent peu connus, le cadre adopté devait permettre de rendre compte de la plus grande partie d’entre eux, tout en considérant la conjonction de tonalités et de qualités littéraires très disparates. Le célèbre Bonaparte de Lamartine se détache au milieu de quantité d’Odes, Stances ou Élégies sur la mort de Napoléon[5], mais aussi, plus insolite, d’une Apothéose de Napoléon traduite directement, selon les dires de son auteur, de l’arabe[6]. L’Ode à la colonne de Victor Hugo précède des couplets sur La Colonne Napoléon ou sur Le Revenant de Sainte-Hélène[7]. Les chants patriotiques voisinent avec l’exaltation mystique d’une Religion napoléonienne[8] ou d’une explication de la signification astrologique de l’Arc de Triomphe. Aux épopées antinapoléoniennes des débuts de la Restauration, comme La Buonapartide ou le Nouvel Attila de Courtois (1819), répond le chant d’adoration des multiples poèmes consacrés aux Cendres de Napoléon dans les années 1840-1841. Enfin, ces oeuvres sont souvent précédées de préfaces, d’avant-propos ou d’adresses aux lecteurs très divers, qui présentent l’intérêt de nous livrer le regard critique des poètes sur le mythe de Napoléon, tout comme sur leur propre pratique poétique.

Le résultat de ce premier travail de dénombrement figure sous deux formes dans les annexes de ma thèse : la liste des poèmes consultés, classés par ordre chronologique, précède la reproduction de quelques textes non réédités, poèmes de circonstances et épopées, reproduits dans le but d’offrir au lecteur quelques exemples non tronqués par les nécessités de l’analyse.

 

Pour respecter la dimension historique du mythe, il m’a semblé bon de consacrer les quatre premières parties de mon travail à un segment chronologique du corpus, et de proposer dans la dernière partie une étude en synchronie du mythe en tentant de synthétiser les matériaux précédemment rassemblés.

Les quatre premières parties examinent ainsi successivement les périodes allant de 1815 à 1821, de 1821 à 1830, de 1830 à 1840 et de 1840 à 1848 ; la mort de Napoléon, l’essor du mythe, les apothéoses renouvelées de sa mémoire jusqu’au Retour des Cendres, et le maintien du mythe jusqu’à l’arrivée d’un nouveau prétendant napoléonien constituent les événements majeurs pris en compte par la poésie napoléonienne : ils ont donc logiquement servi de points de repères. Au sein de ces grandes parties, des chapitres qui présentent la production contemporaine, en mettant l’accent sur les oeuvres les plus importantes : ainsi, j’ai choisi de réserver des chapitres autonomes à Victor Hugo et Gérard de Nerval, mais aussi au Napoléon (1835) d’Edgar Quinet, qui s’inscrit dans la réflexion menée par ce dernier sur la poésie et l’histoire. Cette présentation raisonnée ne se veut pas un pur catalogue, mais une première analyse du mythe et de ses formes poétiques, destinée à mettre en valeur sa richesse et sa diversité mais aussi ses évolutions au fil de la période considérée. Loin d’être figé, le mythe est dynamique et subit de nombreux déplacements d’accents ; ses significations politiques sont multiples.

Je les examine successivement : d’abord repoussoir pour les tenants de la légitimité, la figure napoléonienne se métamorphose en recours pour les opposants à la monarchie, les libéraux et les républicains, qui s’unissent progressivement dans un même culte de l’ancien despote. L’ogre a fait place au sauveur, et même au prophète. De Napoléon et de son héritage, largement réinterprété par le très influent Mémorial de Sainte-Hélène, viendra la nouvelle aurore des peuples enfin libérés de leurs tyrans : c’est du moins ce dont sont persuadés bon nombre de nos poètes, dont certains, à l’aube des années 1840, n’hésitent pas à verser dans le messianisme, en chantant la gloire à venir de l’empereur. Je montre ainsi comment la conjonction d’aspirations politiques et sociales déçues par le présent donne lieu paradoxalement à une dépolitisation du mythe : ces aspirations se dissolvent dans un mysticisme vague qui sacralise le passé à défaut d’envisager l’avenir avec réalisme. En ce sens, on peut croire un temps que la Monarchie de Juillet a bel et bien récupéré à son profit la force du mythe : en anesthésiant la dimension contestataire de la gloire napoléonienne – dimension qui fut ô combien efficace sous la Restauration – elle réintègre l’épisode napoléonien, sous couvert de réconciliation nationale, à la continuité neutre de l’histoire. Il faudra le retour sur la scène publique d’un autre Bonaparte, le prince Louis-Napoléon, pour que cette nouvelle donne révèle sa fragilité : la puissance du mythe, intacte, sert les desseins du prétendant. Mais le mythe de Napoléon, dépolitisé au profit de son successeur, y perd certaines des dimensions acquises au cours des décennies précédentes, en particulier son aura sacrée. Je montre que ces diverses fluctuations politiques ont une influence sur la forme prise par la poésie napoléonienne ; plus la dimension politique du mythe est forte, moins la forme de cette poésie est élaborée ; à l’inverse, plus cette dimension diminue, plus l’esthétisation du mythe progresse.

 

Une fois établies les grandes évolutions historico-politiques du mythe dans les quatre premières parties de ma thèse, j’ai considéré le mythe littéraire napoléonien dans son ensemble, comme un produit des textes et un objet singulier dont j’ai tenté de définir les structures et les significations. Ce sont avant tout des impératifs esthétiques qui président à la constitution du mythe littéraire, tout autant et sans doute plus que des impératifs historico-politiques. À l’appui de cette thèse, j’apporte l’analyse des thèmes, des structures et des significations du mythe, qui sont ceux d’un mythe héroïque classique, réinvestis et adaptés à l’époque contemporaine.

Il s’est agi pour finir d’étudier l’influence du romantisme sur l’image de Napoléon, et de déterminer à quel point cette influence a renforcé le processus de mythification, pour comprendre comment le mythe napoléonien reflète l’esprit de l’époque, mais aussi comment, selon un processus de nature dialectique, le mythe contribue à la construction de cet esprit, ou de cet « espace mental » commun aux poètes de la première moitié du siècle. Les rapports du mythe littéraire avec l’histoire, l’émergence de la notion d’individu, et enfin la poétique, ont permis de dégager le lien capital qui unit le mythe littéraire de Napoléon au romantisme. À travers lui, les poètes interrogent leur relation à leur époque, et tentent de conjurer le désarroi dans lequel les plonge l’instabilité politique de ce début de siècle. Mais ils tentent aussi de définir leur propre statut. Le mythe de Napoléon entre en résonance avec celui du surhomme, et surtout celui du Génie : beaucoup de poètes choisissent, plus ou moins consciemment, de s’identifier à leur héros pour magnifier leur propre rôle dans une société où la place de la littérature est contestée. Enfin, poétiquement parlant, le traitement du mythe est révélateur des mutations formelles de la poésie romantique, parmi lesquels le déclin de l’épopée classique, la recherche de formes de substitution, l’éclatement du cloisonnement générique.

Le mythe littéraire de Napoléon, en définitive, apparaît comme la transposition dans la littérature poétique du mythe historique, dans lequel il puise sa source, mais il s’agit d’une transposition éminemment fluctuante, puisqu’elle varie en fonction de la personnalité des poètes qui la mettent en oeuvre, ainsi que des influences esthétiques qu’ils subissent. En ce sens, le mythe littéraire peut être perçu comme un révélateur privilégié du Romantisme.


 

[1] Pierre Lebrun, Oeuvres, Paris, Perrotin, 1844, t. II, p. 11-12.

[2]. Plusieurs des ouvrages de Jean Tulard s’inscrivent dans cette problématique, à commencer par Le Mythe de Napoléon (Paris, Armand Colin, 1971) et L’Anti-Napoléon (Paris, Julliard, 1965). D’autres travaux traitent de la question, depuis la thèse discutée que défend Philippe Gonnard dans Les Origines de la légende napoléonienne (1906) jusqu’à, récemment, Le Mythe du héros. France et Italie après la chute de Napoléon (2002), par Luigi Mascilli Migliorini. L’ouvrage historiographique de Natalie Petiteau, Napoléon de la mythologie à l’histoire (Paris, Seuil, 1999), explore la façon dont l’histoire de Napoléon et de l’Empire a peu à peu échappé au domaine du mythe et de la légende pour faire l’objet d’études historiques objectives.

[3]. Maurice Descotes, La Légende de Napoléon et les écrivains français du xixe siècle, Paris, Minard, « Lettres modernes », 1967. Pierre Barbéris, « Napoléon : structure et significations d’un mythe littéraire », Revue d’histoire littéraire de la France, sept.-déc. 1970.

[4]. Comme tel chapitre dans des livres consacrés à des auteurs comme Hugo ou Nerval, ou de recueils d’articles variés, comme Napoléon : de l’histoire à la légende (Paris, Maisonneuve et Larose, 2000) ou un numéro de la revue Europe consacré à « Napoléon et la littérature » (avril-mai 1969).

[5]. Ode sur la mort de Napoléon par J.H., officier à la demi-solde de la légion d’honneur, 1821 ; Ode sur la mort de Napoléon par Auguste Crebassol, 1821 ; Stances sur la mort de Napoléon par M. Josselin, 1821 ; Élégie sur la mort de Napoléon, suivie de ses adieux à Marie-Louise, par Mme Bernard, veuve d’un soldat, 1821…

[6]. Apothéose de Napoléon, poème traduit de l’arabe par Victor Lavagne, 1829.

[7]. La Colonne Napoléon, par Émile Roulland, 1833 ; Le Revenant de Sainte-Hélène par Charles Julliot, 1833.

[8]. Religion napoléonienne, par Misset, 1831.