Questions de société
Le mouvement des chercheurs et universitaires doit maintenant monter en généralité par Jean-François Bayart, directeur de recherche au CNRS

Le mouvement des chercheurs et universitaires doit maintenant monter en généralité par Jean-François Bayart, directeur de recherche au CNRS

Publié le par Sophie Rabau

http://blogbernardgensane.blogs.nouvelobs.com/archive/2009/02/21/les-ravages-de-la-lru-42.html#more

Le mouvement des chercheurs et universitaires doit maintenant monteren généralité
par Jean-François Bayart, directeur de recherche au CNRS (laboratoireen lutte)


En annonçant la rupture, Nicolas Sarkozy n'avait pas trompé sur la marchandise.Malgré ses incohérences discursives de chauve-souris (voyez
mes ailes, je suis libéral et atlantiste, voyez mon corps, je suis national etprotecteur), ses objectifs sont clairs : d'une part, soumettre la sociétéfrançaise à la dictature d'une rationalité strictement comptable, quantitativeet financière, celle du /New Public Management/, en cassant l'autonomie descorps intermédiaires, des institutions, des métiers ; de l'autre, la corseter àgrand renfort de lois liberticides, de fichiers, de vidéosurveillance, dedescentes policières aux abords des écoles et dans les établissements eux-mêmessous prétexte de lutte contre l'immigration clandestine et la drogue,d'ingérences dans les médias, la magistrature ou le monde des affaires, d'invocationsétatiques de l' «identité nationale » (incitations à la délation à l'appui), detraques contre une « ultragauche » censée être virulente mais dont les jugesont quelque peine à établir la culpabilité. D'un côté, le néo-libéralisme ; del'autre, le dirigisme, et de plus en plus l'autoritarisme. En bref, lenational-libéralisme.


La mise au pas de l'Université et le démantèlement du CNRS, sous prétexte d' «autonomie », de « réforme » et de « mise à niveau
internationale », ne sont qu'un pan de ce projet global, qui concernesymétriquement l'hôpital, la médecine jadis « libérale », les transports, laposte, la Justice, l'Education nationale, et à peu près tous les secteurs surlesquels l'Etat peut agir. La technique gouvernementale est également partoutla même : au mieux, « balader » les partenaires sociaux par des négociations entrompe l'oeil ; au pire, les affronter en exhalant le mépris à leur encontre eten taxant de « corporatistes » leurs objections. De ce point de vue, lediscours du 22 janvier de Nicolas Sarkozy, dans lequel il exprima de manièreparticulièrement mal informée et vulgaire son dédain à l'égard de la communautéscientifique et universitaire, fut peut-être une erreur tactique, du fait del'indignation qu'il suscita, mais certainement pas un dérapagequ'expliqueraient le stress, l'énervement habituel et le machisme de comptoirdu président de la République. Le réformisme autoritaire sarkozien, quiattribue à l'Etat le monopole de la modernité et de la clairvoyance, selon uneinspiration bien française, suppose que les institutions et les métiers qu'ilprend pour cibles soient avilis, pour que soit salie leur dignité, disqualifiéeleur argumentation, et brisée leur résistance. Il y a du viol dans cettetechnique de gouvernement, mais comme dans les opérations ethniques celui-ciest rationnel et stratégique.

Dans ces conditions, les chercheurs et les universitaires ont uneresponsabilité nationale particulière. Parce que leur métier est de comprendrele monde dans lequel nous vivons, parce que leur vocation est au service dupays et non de ses gouvernants successifs, parce qu'ils doivent rendre comptede leurs travaux aux contribuables qui les financent et à l'ensemble desacteurs sociaux, parce qu'ils tiennent entre leurs mains une bonne part del'avenir en tant que producteurs et dispensateurs de la connaissance, la granderessource économique de demain, ils doivent dépasser le répertoire de leursseules revendications et restituer la cohérence d'ensemble de ce qui se passeaujourd'hui en France. L'asservissement de leur profession à la logiquenéolibérale est de la même encre que celui de l'ensemble des services publicset des institutions. Le tout à l'étalonnage (/bench marking/) des performancesde la Recherche et de l'Université, appréhendées dans les termes exclusifs dela bibliométrie et des classements internationaux selon des méthodesquantitativistes hautement contestables et arbitraires, leur dévolution àl'autorité toute-puissante de Présidents transformés en grands patrons, laconfusion systématique dans le discours présidentiel entre la recherchefondamentale – dont la finalité est la connaissance – et larecherche-développement ou l'innovation – au service de l'industrie – sont lesexacts pendants, par exemple, de la « tarification à l'activité » (T2A) quiassure désormais l'intégralité du financement de l'hôpital, de la mue decelui-ci en entreprise soucieuse de « maîtrise des coûts de production » et de« positionnement face à la concurrence » sous la houlette compétitive de «chefs de pôle », et de la liquidation de l'idée même de qualité des soins aubénéfice d'une logique financière
regroupant les malades en « groupes homogènes de séjours » (GHS) quidéterminent une durée idéale de séjour et une tarification non moins
optimale.

C'est également dans cet esprit que des chaînes de productivité sont instauréesdans la Justice, qui automatisent cette dernière et l'inféodent à la Police, ouque les services publics sont démantelés parce qu'ils coûtent cher, sans quejamais l'on nous dise ce qu'ils rapportent en termes d'environnement,d'attractivité internationale de la France pour les investisseurs étrangers, dequalité de vie ou de mutualisation et d'économie d'échelle des dépenses desménages. Chacun en fait l'expérience quotidienne, comme travailleur salarié ouindépendant, comme étudiant ou comme chômeur, comme consommateur, comme usager,comme patient : en voyant un proche n'être accepté en unité de soins palliatifsque si son espérance de vie est supérieure à 2 jours et inférieure à 35 jours,T2A oblige ; en se heurtant à l'opacité de la tarification de la SNCF, d'AirFrance ou de la téléphonie mobile ; en devant continuer à se porter cautionauprès d'un propriétaire pour un enfant trentenaire, titulaire d'un doctorat,mais cantonné dans un CDD à durée illimitée par un Etat qui est le premier àvioler le droit du travail ; en découvrant qu'un tribunal de commerce de Lyons'enorgueillit de délivrer des sentences certifiées ISO 9001 ; en constatantque son épargne a fondu de 40% en 2008 grâce à la merveilleuse gouvernancenéo-libérale des marchés financiers ; en consacrant plus de temps au /fundraising/ qu'à la recherche, ou à l'administration dirigiste de l'exercice de lamédecine « libérale » qu'à ses malades ; en attendant quatre mois au lieu dequinze jours le raccordement de sa maison au réseau électrique depuis queBruxelles a enjoint de dissocier le fournisseur d'énergie de l'exploitant duréseau, pour le bien naturellement de la concurrence et du consommateur !

Il ne s'agit pas de reprendre le vieux débat entre les mérites (ou les défauts)respectifs du marché et de l'Etat, mais de ramener notre classe
politique à un minimum de bon sens. Quel est le coût de ces réformesemphatiques et incessantes qui empêchent les gens de travailler, quand
de simples ajustements les y aideraient ? Est-il bien raisonnable de livrernotre hôpital, notre Université, notre Recherche, notre Justice, nos servicespublics à une gestion néo-libérale dont les limites sont devenues patentes auxEtats-Unis et en Grande-Bretagne, et qui a plongé
le monde dans la plus grave crise économique et financière depuis 1929 ? Dansquelle société, et selon quelles valeurs, voulons-nous vivre ?
Au-delà de leur propre malaise, et de la colère qu'a fait monter en eux lediscours insultant du chef de l'Etat, les chercheurs et les universitairesdoivent, non apporter la réponse, mais poser la question et alerter leursconcitoyens sur les vrais enjeux du national-libéralisme.