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"Le français serait-il plutôt la langue de Montaigne". Entretien P. Assouline et A. Compagnon (larepubliquedeslivres.fr)

Publié le par Marc Escola

Dans un récent dossier, la revue Medium s’était interrogée sur la notion d’ »écrivain national » et la pertinence de l’expression « la langue de Molière » pour désigner le français. « La République des livres » s’en était fait l’écho. Retour sur ce débat d’histoire littéraire qui vire au débat d’idées avec Antoine Compagnon, professeur de littérature française au Collège de France et à l’université Columbia de New York, auteur d’essais sur Brunetière, Proust, Montaigne, les Antimodernes et tout récemment d’un Baudelaire, l’irréductible (333 pages, 24 euros, Flammarion)

La République des livres : Pas très ancienne, cette notion d’ « écrivain national », non ?

Antoine Compagnon : Elle date de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle, du premier romantisme, de l’institution du Panthéon comme monument des grands hommes, et de l’idée que l’âme d’une nation se reflète dans ses arts et sa littérature. Jean-Claude Bonnet l’a montré dans Naissance du Panthéon (1998). Les architectes se mettent alors à graver au fronton des bibliothèques et des universités les noms des grands écrivains : Homère, Virgile, Dante, Shakespeare, Cervantès… On fait de même dans les musées, les conservatoires de musique, les salles d’opéra. L’historien de l’art Francis Haskell a étudié ce phénomène dans un petit livre stimulant, La Norme et le Caprice (1976), sur la formation du canon dans les différents arts et sur son inscription sur les monuments.

Etait-ce typiquement français ?

Non. On retrouve une semblable conception nationale, morale et pédagogique de la littérature dans la seconde moitié du XIXe siècle en Angleterre, avec le poète et critique Matthew Arnold, en Allemagne après la formation de l’Empire, et en France après 1870 dans l’école de Jules Ferry. Quant à l’Italie, elle a tardé à devenir une nation, mais le patrimoine artistique y était déjà un ferment d’unité. La cohorte des écrivains nationaux, c’est un peu l’équivalent du musée, la muséification d’un canon littéraire classique. Avant cela, on ne songeait pas trop à représenter l’esprit de la nation à travers quelques grands écrivains, voire un seul « grand écrivain national » résumant chaque nation européenne.

La notion vous paraît-elle pertinente ?

Elle ne dit pas tout, puisque le grand écrivain se définit justement par le fait qu’il est reconnu hors des frontières et qu’il devient une sorte de produit d’exportation, voire de propagande. Homère et Virgile sont universels, de même que Dante et Shakespeare. Le grand écrivain national représente l’esprit de son pays parce qu’il a acquis une réputation transnationale. Pour qu’un grand écrivain incarne l’esprit de sa nation à l’étranger, il doit y être lu, comme Chateaubriand découvrant une gravure représentant René au fond de la Bohême. La caractérisation du grand écrivain comme écrivain national est donc paradoxale, insuffisante. Il reste toutefois qu’il n’y a de grands écrivains nationaux, c’est-a-dire à prétention universelle, que dans les grandes nations et les grandes langues, qui ont une vocation impériale. Trois textes cernent bien la question : l’article célèbre de Sainte-Beuve, « Qu’est-ce qu’un classique ? » (1850), la fameuse conférence de T. S. Eliot, « What is a classic ? » (1944), et le livre de Frank Kermode, The Classic (1975), sur Virgile comme modèle porté par l’empire romain. On peut en dégager trois critères du classique : l’universalité, l’antiquité au sens de la survie et de la traversée du temps, enfin la maturité, car le classique représente une nation dans sa période la plus accomplie. Il n’est pas sûr que la formule soit attestée en France. L’expression consacrée était plutôt celle de « Grands écrivains français » ou de « Grands écrivains de la France », deux importantes collections chez Hachette, l’une, ancêtre de la Pléiade, donnant des éditions critiques, l’autre des synthèses sur le modèle de « L’homme et l’œuvre ».

Pourquoi ne peut-on se contenter de « la langue de Molière », ni même de la « langue de Voltaire » comme on disait en fait ?

Il existe un problème français singulier, alors qu’il n’y a pas d’incertitude au XIXe siècle sur l’écrivain porte-drapeau des autres grandes langues européennes. Nous n’avons pas encore mentionné Pouchkine, ni Goethe, qui s’imposa vite en Allemagne contre Schiller. Ces grands écrivains nationaux sont sans rivaux et les mêmes noms reviennent partout. En France en revanche, nous sommes confrontés à un embarras de richesses, ce qui peut devenir un handicap puisque il est impossible de déléguer l’esprit de la nation à un seul écrivain, mais ce qui témoigne aussi du caractère exceptionnel de notre littérature. A la différence des autres grandes littératures européennes, qui ont connu des hauts et des bas selon les siècles, qui ont traversé des périodes moins fécondes, la littérature française a pour propriété d’avoir été continue depuis le Moyen-Age et la Renaissance. Elle a produit des grands écrivains à toutes les époques. On ne peut donc pas la résumer en un seul, et c’est sa grandeur. On s’est souvent demandé ce que l’on ferait si l’on ne devait garder qu’un seul nom à graver au fronton auprès des autres grands écrivains européens. Molière ? Oui, mais il s’est illustré dans la comédie, genre insuffisamment noble. Voltaire ou Rousseau ? Oui, mais le consensus n’est pas possible autour de penseurs liés aux Lumières et qui ont annoncé la Révolution. La solution n’est pas facile. […]

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