Questions de société

"Le choix politique de la rédaction du Monde" (03/04/09), par J. Valluy + Charte de bonne conduite vis à vis du journal Le Monde

Publié le par Bérenger Boulay

[Lire aussi: Lettre ouverte à nos amis des Universités (Acrimed 06/04/09)]

Blog http://universitesenlutte.wordpress.com/

“Le choix politique de la rédaction du Monde Publié le avril 3

Lettre à Messieurs Laurent Greilsamer et Philippe Jacqué

Copie :
1) Mesdames et Messieurs les journalistes du journal Le Monde ;
2) listes de discussions [Diffparis1], [PROFS-SUP], [Prep.Coord.Nat], [Débats SLR], [Forum-superieur], [ancmsp]

Le choix politique de la rédaction du Monde


La Rédaction du journal Le Monde a fait le choix politiquedepuis trois mois de se construire comme un adversaire résolu dumouvement universitaire, d'occulter systématiquement aux yeux de seslecteurs les raisons légitimes de cette défense de l'université et dela recherche : la liberté de production et de diffusion des savoirs ;l'indispensable pluralisme paradigmatique dans les sciences humaines,économiques et sociales ; les besoins de notre pays d'investissement enrecherche fondamentale ; la démocratisation de l'accès aux savoirs.Vous avez au contraire constamment réduit ce mouvement, par vos choixd'agenda et de cadrage, à des revendications corporatistes, à unconservatisme larvé de résistance à tout changement, à des réflexesirrationnels de frondes et des contestations perpétuelles voir à desproblèmes psychologiques d'inquiétude ou des phénomènes sociaux derumeurs.
Par effet d'osmose avec les pouvoirs politiques et économiques, vousavez masqué l'ampleur, sans précédent historique, de cette résistanceuniversitaire qui va bien au-delà de celle de 1968 tant du point de vuede l'unanimisme sur l'axe gauche-droite que du nombre d'enseignants etchercheurs mobilisés. Et vous avez relayé avec constance lesrhétoriques gouvernementales d'évaluation et de modulation utiliséesaux seules fins d'économie budgétaire et de subordination politique dela pensée. Vous avez relayé avec plus de constance que les chargés decommunication des Cabinets ministériels toutes les manoeuvres dediversion et d'intoxication conduites par les ministres sans couvrirles rencontres de la coordination nationale des universités, sansrendre compte du modèle d'enseignement supérieur et de recherchequ'elle défend, à travers ses motions, pour les étudiants, pour lesfrançais et pour la démocratie. Vous n'avez rien voulu dire des enjeuxhautement politiques qui sous-tendent la technicité des réformes dustatut des enseignants-chercheurs, de la formation des enseignants, duclassement des revues scientifiques, de l'évaluation des carrières, dela précarisation des personnels et doctorants, des restrictionsbudgétaires imposées à l'éducation nationale…
Monsieur Greilsamer se plaint de cette époque où « la presse tented'esquiver bien des coups », mais ne semble pas avoir la moindreconscience des coups portés au service public de l'enseignement qui apourtant plus d'importance encore pour la santé de notre espace publicet de notre culture démocratique. Et la rédaction du journal a-t-elleconscience des coups répétés que le journal Le Monde, par les articlesde Catherine Rollot a porté aux quatre-vingt mille enseignants dusupérieur, aux dizaines de milliers de chercheurs, aux centaines demilliers d'étudiants dont nous avons la responsabilité chaque année ?Ces coups, nous les avons comptés et nous les avons encaissés depuistrois mois, chaque fois en les accueillant par des tollésd'indignations et de protestations. Les avez-vous entendues ?
Le dernier coup en date fut un coup de trop : “Les Facs mobiliséesvoient leur image se dégrader !” par Christian Bonrepaux, Benoît Floc'het Catherine Rollot. Cet article pourra être utilisé pendant des annéesen TD de Méthodes et techniques des sciences sociales, pour introduirenos étudiants aux rigueurs les plus élémentaires de la recherche etleur illustrer les fautes à ne pas commettre.

“Les facs mobilisées voient leur image se dégrader”
Par son titre “Les facs mobilisées voient leur image sedégrader” (au présent) et les premières phrases des deux premiersparagraphes - “Toutes trois sont des universités éruptives” (auprésent) puis “Cette année, elles sont à la pointe de la contestationcontre les réformes de l'enseignement supérieur.”(au présent) –l'article énonce une thèse centrale qui oriente le développement :celle d'une corrélation entre la mobilisation actuelle (l'actualitédonne sens à la publication de l'article) et les variations d'effectifsde trois universités. Or cette corrélation est actuellementinobservable puisqu'elle ne pourra être observée (sauf à disposer d'uneboule de cristal) qu'à partir de la prochaine vague d'inscriptions àl'automne 2009.
Comme l'expression d'une telle corrélation inobservable est absurde etque les journalistes le savent, ils introduisent un recul historique dequelques années qui créé chez le lecteur l'illusion d'un fondementempirique à la thèse centrale. La supercherie tient en deux points :[1] aucune mobilisation dans les années précédentes ne peut être misesur le même plan que celle qui se déroule depuis trois mois ;l'amalgame est  sociologiquement faux, pour ne pas dire frauduleux,mais il permet aux journalistes de relier le passé au présent etd'induire une validation rétrospective d'une thèse qui, elle, estprospective ce qui est méthodologiquement inacceptable  ; [2] dansl'examen des années passées, ils reconnaissent bien l'existenced'autres variables susceptibles d'expliquer ces baisses d'effectifs(démographie locale,  attaques symboliques du gouvernement contrecertaines matières, structure disciplinaire de l'offre de formation…)mais c'est seulement pour mieux réaffirmer leur thèse (… “Au fil desmobilisations, l'image de l'université se dégrade bien pourtant.” “…lesgrèves ont tendance à aggraver l'hémorragie d'étudiants.”) qui estcelle de la prévalence du facteur “mobilisation” sur tous les autres…et cela sans aucun contrôle de cette inférence.

Il y a en effet de multiples raisons sociologiques qui peuventexpliquer des variations d'effectifs sur telle ou telle université :

  • 1) la demande de formation est en baisse sur certaines disciplinesplus que sur d'autres - notamment en raison des attaquesgouvernementales contre les sciences humaines et sociales – et, parsuite, les variations d'inscriptions dans chaque université dépendentnécessairement de la structure disciplinaire de son offre de formation.
  • 2) l'inscription dans les universités, en provinceparticulièrement, dépend de l'évolution démographique dans leurs zonesgéographiques respectives de recrutement : il suffit de variationslocales de la pyramide des âges dans un territoire pour que varient leseffectifs de classes d'âge susceptibles de s'inscrire dans l'universitéde proximité.
  • 3) les choix d'inscription ne dépendent pas seulement de laproximité géographique ou de la “réputation” de telle ou telleuniversité mais aussi  de choix personnels de la part d'étudiantssouvent désireux d'aller dans une ville éloignée de leur territoirefamilial pour s'affranchir de leurs univers d'origine, familiaux,sociaux ou géographiques.
  • 4) les réputations des universités ne procèdent pas de rationalitésanalytiques - quand bien même les idéologies du moment sur lesclassements diffusent de telles croyances -  mais de processus sociauxde constructions de réputations dans lesquels s'entremêlent les donnéesobjectives, les propagandes politiques ou journalistiques et lesphénomènes de rumeurs.
  • 5)… et de bien d'autres facteurs encore…

De tout cela les journalistes du journal Le Monde sont parfaitementconscients mais ils jouent sur les ambiguïtés chronologiques de leurscorrélations sans fondements pour habiller l'expression de leurconviction politique : la mobilisation loin de défendre l'universitéporte atteinte à ses intérêts. Or cela est faux si l'on considèrel'université principalement comme une institution de production et dediffusion de savoirs.
En raison de leur conviction aveuglante, ces journalistes neparviennent même pas à imaginer la corrélation inverse entremobilisation et effectifs : la radicalisation politique actuellementobservable chez les 18 / 25 ans, qui gonflent aujourd'hui les effectifsélectoraux et militants de la gauche critique, sous l'effet despolitiques gouvernementales, suscite parfois un attrait particulierdans ce public en faveur des universités réputées les plus attachées àla liberté des savoirs et au développement de l'esprit critique… Celatient au fait, qu'entre 18 et 25 ans, et pour certains beaucoup plustard encore, les gens n'ont pas tous les goûts économiques et lesaspirations existentielles de N.Sarkozy, A.Minc, X. Darcos, C.Rollot ouV. Pécresse.

Viennent ensuite une sélection orientée de témoignages savammentchoisis : les Présidents d'Université qui ont d'abord soutenu cesréformes renforçant leurs propres pouvoirs et ne s'en sont distanciésque sous la menace de l'ensemble de leurs collègues ; les étudiantsétrangers qui sont de passage dans un système universitaire dont iln'attendent que la validation du semestre en cours et qu'ils n'aurontpas assumer ultérieurement comme citoyens du pays ; les chefsd'entreprise que les journalistes font parler de trois universités dontl'offre de formation est massivement orientée vers des scienceshumaines et sociales dont les principaux débouchés ne sont pas cesentreprises. Trois types d'acteurs marginaux dans l'univers social deréférence mais qui ont tous en commun d'avoir de bonnes raisons d'êtreindifférents ou hostiles au mouvement de défense de l'université.
La seule chose dont on peut être certain en lisant cet article, c'estque les réputations des trois universités souffriront effectivement dela publication d'un tel article dont l'audience locale risque d'êtrebeaucoup plus importante que la couverture médiatique desmobilisations. En raison même des fautes commises par les journalistesces trois universités pourraient valablement attaquer en justice LeMonde et lui réclamer des dommages et intérêts.

Un tournant dans l'histoire du Monde
Ce dernier article en date de C. Rollot est seulementemblématique de ce qui s'est passé depuis trois mois : je pourrais, sij'en avais le temps, produire des analyses de ce type pour la totalitéde ses publications relatives aux réformes et au mouvement en cours.
Les analyses de votre couverture du mouvement par nos collègues HenriMaler et Olivier Poche (http://www.acrimed.org/article3102.html)démontrent ce que tous les enseignants et chercheurs avaient perçus aufil des derniers mois : les articles de Catherine Rollot, les choix pard'autres journalistes qu'elle de tribunes et témoignages, les choixd'agenda et de cadrage, les omissions aussi ont reflété un effarantaveuglement lié au parti pris initial.
Des dizaines de collègues, à ma connaissance, et peut être beaucoupplus, vous ont écrit pour corriger vos erreurs, vous expliquer ce quevous sembliez ne pas comprendre, vous apporter des informations, voussuggérer d'autres cadrages et d'autres hiérarchisations d'informations.Ils l'ont fait souvent, pour ce que j'ai lu, avec politesse,bienveillance en raison d'un sentiment d'attachement néanmoins troublépar votre parti pris.
Il y a quelques semaines, au moment où commençait à se développerspontanément, comme par rumeur, une campagne de désabonnements, nousavons perçu un léger infléchissement dans la ligne éditoriale, àtravers quelques articles moins hostiles et des choix de tribunes plusdiversifiées. Mais cela n'a pas duré et le bilan des trois mois écoulésest aujourd'hui très lourd. Le temps des efforts d'explication estrévolu : c'est aujourd'hui celui de la rupture.

Le journal Le Monde a creusé, ou simplement révélé, en quelquessemaines un véritable fossé entre lui et la communauté des enseignantset chercheurs, un fossé dont la profondeur est proportionnelle auconsensus, parmi eux, contre ces réformes. La Charte de bonne conduitevis-à-vis du journal Le Monde et surtout le succès qu'elle rencontre nesont que le reflet de ce phénomène dont la rédaction du journal porteseule la responsabilité.
Dans les années 1980 je fus un lecteur assidu de journal, incité encela par mes enseignants du collège, du lycée et de l'université. Dansles années 1990, j'ai continué de le lire de manière plus distanciée enraison de son  évolution un peu décevante. Dans les années 2000 vint letemps de l'exaspération puis finalement, en 2009, du mépris et dudégoût, l'année d'une rupture probablement irréversible.
Ce sont là, les raisons pour lesquelles je crois juste et nécessaire depublier cette charte rappelée ci-dessous afin qu'elle soit diffusée leplus largement possible parmi les enseignants du primaire au supérieuret parmi les générations d'étudiants qui se succéderont dans lesuniversités que vous avez aussi ouvertement desservies

Jérôme Valluy
Enseignant-chercheurs en sociologie politique de l'action publique àl'Université Panthéon-Sorbonne (Paris 1) et au Centre de RecherchesPolitiques de la Sorbonne (UMR CNRS-Paris1), co-fondateur du réseauscientifique TERRA, dernier livre : Rejet des exilés – Le grandretournement du droit de l'asile, Editions Du Croquant, janvier 2009 :http://www.reseau-terra.eu/article876.html

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[Lire aussi: Lettre ouverte à nos amis des Universités (Acrimed 06/04/09)]

Charte de bonne conduite vis à vis du journal Le Monde :

http://www.shesp.lautre.net/spip.php?article58


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7) Eviter de citer les articles du quotidien Le Monde en références bibliographiques dans les travaux de recherche ;
8) Multiplier les analyses sociologiques critiques des choix d'agenda,de cadrage et  de couverture qui fassent apparaître la partialité dujournal. A défaut, lire par exemple celles de l'observatoire des médiasAcrimed : http://www.acrimed.org/article3102.html
9) Corriger systématiquement, dans les écrits et les paroles, cettecroyances encore présente sur la page de Wikipedia -  “D'une façongénérale, sa ligne éditoriale lorgne plutôt vers le centre-gauche.” -en expliquant que cette impression provient d'un léger strabisme maisque la ligne aujourd'hui regarde franchement à droite.
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