Questions de société

"La Sorbonne contre les Centaures. Politique de maintien de l'ordre et nouvel assujettissement académique", par E. Dorlin (Médiapart, 02/04/09)

Publié le par Bérenger Boulay (Source : SLU)

LaSorbonne contre les Centaures - Politique de maintien de l'ordre etnouvel assujettissement académique - Elsa Dorlin, Médiapart, 2 avril2009

Elsa DorlinMCF philosophie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Depuisle mouvement anti-CPE au printemps 2006, les sites universitairesmobilisés contre les réformes gouvernementales portant atteintes auxmissions de l'université et de la recherche publique, font l'objetd'une surveillance rapprochée non seulement de la part des forcesétatiques de maintien de l'ordre, mais également de la partd'entreprises privées de sécurité, spécialement recrutées à cet effet.La Sorbonne est à ce titre un cas exemplaire, témoignant de la mise enplace d'une politique inédite, prenant pour cible la populationuniversitaire (étudiantEs, personnel BIATOSS, personnel enseignant), aunom de la préservation de l'intégrité des « biens et des personnes » dusite. Véritable laboratoire d'un nouvel assujettissement académique, laSorbonne est soumise à un quadrillage sécuritaire ayant pour but deneutraliser et d'épuiser le mouvement de contestation qui s'y déploiedepuis plus de deux mois. Depuis plusieurs semaines, donc, lacommunauté universitaire entre à la Sorbonne sous haute surveillance :accueillie par une haie inquiétante – à l'extérieur, les gardes mobileset/ou les CRS, à l'intérieur, les agents de sécurité du Rectorat et lesagents privés de Centaure Sécurité.

Si la Mairie de Paris est bien propriétaire de laSorbonne depuis 1852, en revanche c'est la Chancellerie – le Rectoratde Paris – qui a la charge de la gestion du lieu et des bâtiments. Ellefait ainsi appel à des entreprises privées de sécurité pour seconderles appariteurs (rattachés aux universités), les pompiers, comme sespropres agents de sécurité assermentés. Au moins depuis les évènementsde mai 1968, les ministres de l'éducation, de l'enseignement supérieuret de la recherche ont toujours rechigné à envoyer les forces demaintien de l'ordre dans l'enceinte même des établissements relevant deleur autorité. Depuis plusieurs années, à cette règle de prudence (et,tacitement, de droit) s'est substituée une nouvelle philosophiesécuritaire dont l'objectif est tout autant le contrôle de lacommunauté universitaire, et plus particulièrement de la populationestudiantine réputée particulièrement délicate à gouverner, que laproduction d'un nouvel assujettissement académique, au nom de la« prévention des risques ».

L'omniprésence d'agents de sécurité, qu'ils soientfonctionnaires de police, agents assermentés affectés aux fonctions deprévention des risques d'hygiène et de sécurité (sous l'autorité duRectorat de Paris), agents de sécurité salariés par des entreprisesprivées, constitue le signe d'une modification en profondeur de lagestion et de l'éradication des conflits sociaux en milieuuniversitaire. Le dispositif de contrôle rapproché, intrusif etsuspicieux qui pèse sur les universités constitue, nous le savons, l'undes pans d'une refondation profonde de l'université. Au nom de lamodernisation de l'enseignement supérieur, les réformes issues d'uneconception proprement néolibérale, maintes fois analysée, critiquée etdénoncée, ont pour fondement la généralisation d'un principe deconcurrence (entre les universités, entre les enseignants-chercheurs,entre les étudiants, entre les diplômes). Or, l'imposition et lagénéralisation de ce principe de concurrence dépendent, entre autreséléments, de la mise en place d'un dispositif de sécurité qui a pourfonction l'atomisation des membres de la communauté universitaire,l'éradication de toute mobilisation collective, et l'intériorisation dela politique du « risque » par chacun d'entre eux. Mais de quelsrisques s'agit-il ? :

Premier niveau : Invisibiliser la mobilisation, délocaliser la menace - Présidents d'université et appariteurs :

Les établissements d'enseignement supérieur comme tousles bâtiments publics, qui plus est s'ils sont classés « bâtimenthistorique », sont soumis à un plan renforcé de prévention active desrisques incendie (soutenu par les lois sur l'interdiction de fumer dansles lieux publics, même à ciel ouvert). Or, à l'occasion de cettepolitique de prévention, on assiste de fait à la mise en place d'undispositif d'éradication de ce que l'on appelle désormais des actes de« dégradation », de « malveillance » et « d'incivilité », autorisantles appariteurs à enlever (ou d'ordonner aux agents d'entretiend'enlever) banderoles, tracts, affichages sauvages, informations, …relatifs aux mobilisations, souvent dans l'heure qui suit leurirruption.La Sorbonne est à ce titre un site problématique : ses méandres decouloirs, ses escaliers alambiqués, ses enfilades de salles, sespassages secrets… sont particulièrement difficiles à sécuriser,c'est-à-dire à « nettoyer ». Aussi, une coutume s'est instaurée depuisle mouvement de contestation contre le CPE : la fermetureadministrative. Plutôt que de risquer une mobilisation, les présidentset directeurs d'établissements préfèrent interdire purement etsimplement l'accès aux sites. Les prétendues « universités bloquées »sont la plupart du temps des « universités fermées » par mesure desécurité, obligeant ainsi la suspension totale de toute activitéacadémique et administrative et entraînant la désertion des étudiants,dont on rendra responsables a posteriori les grévistes. Suspensiontotale, ou presque… Nous savons que les nouvelles dispositionsrelatives à la LRU, au Plan Licence, et à la modification du décret surle statut des enseignants-chercheurs convergent en plusieurs points etnotamment sur la valorisation des ressources numériques. Si la mise enligne de documents de cours (bibliographie, plan de cours, textes deréférence, etc.), voire de cours entiers, participe d'une meilleurecoordination pédagogique, elle constitue désormais un critèred'évaluation des enseignants. Il est clair également que cela permet unenseignement « à distance », en attendant que les perturbations sursite soient jugulées, pour qui (enseignants non grévistes, étudiantsprivilégiés bénéficiant d'un matériel et d'un accès adaptés) se sent« pris en otage » par le mouvement de grève. En un mot, une sorte deservice minimum « choisi », avant qu'il ne soit institutionnalisé parla nouvelle politique d'attribution des primes et des promotions ducorps enseignant.

En outre, on comprend aisément que les départements etUFR les plus traditionnellement mobilisés – en l'occurrence ceux etcelles de sciences humaines, sociales et politiques –, comme les pluscréatifs en matière de communication militante, soient les premiersdélocalisés sur de nouveaux campus, dont on nous vante la « qualité devie » académique, mais dont on oublie qu'ils constitueront aussi deslieux particulièrement élaborés pour prévenir toute forme demobilisation future. En outre, privée d'accès à son espace de travail,et donc à son lieu naturel de conscientisation et de mobilisationsyndicale, sociale et politique, la communauté universitaire n'ad'autre choix que d'externaliser ses actions : « cours hors les murs »,actions symboliques (comme la courageuse Ronde des obstinés, place del'Hôtel de Ville)… L'impératif auquel nous sommes soumis de populariserle mouvement, pour attirer l'attention de notre ministre, de l'opinionpublique comme des médias, et aussi une forme de détournement du droitde grève, là où par définition le conflit fait rage : notre lieu detravail.

Deuxième niveau : Garantir lasécurité de tous, identifier et éradiquer les « éléments extérieurs »,diviser la communauté - Rectorat et agents de sécurité assermentés :

C'est à ce niveau qu'entre en scène le plan Vigipirate.Au moindre tractage suspect, l'entrée des universités est contrôlée aunom du plan Vigipirate. Le « prétexte terroriste » autorise ici uneperturbation plus ou moins importante des activités académiques, lasurveillance systématique des lieux, des activités et personnes, ayantpour conséquence une privatisation de l'accès à la connaissance. Lesétablissements d'enseignement supérieur se transforment ainsi enpourvoyeurs de services sur un marché de la connaissance : le contrôledes cartes étudiantes consistant aussi à ne laisser entrer que celleset ceux qui se sont bien acquittés des droits d'inscription dansl'établissement concerné, interdisant un accès libre non seulement auxenseignements, mais aussi aux séminaires, journées d'études etcolloques, traditionnellement ouverts au « public ». Or, ce dispositifmis en place en période de crise est en fait en phase de test avantd'être totalement généralisé : vidéosurveillance, carte d'étudiantmagnétique (type monéo et navigo) donnant accès aux sites, auxbibliothèques, aux services et activités universitaires… assurant lecontrôle individualisé des déplacements des individus, leuridentification, leur localisation.

En considérant la mobilisation universitaire actuellecomme un « risque avéré », selon les termes du plan Vigipirate deniveau rouge en place depuis décembre dernier, le dispositif decontrôle actuel impose un climat de harcèlement de la communautéuniversitaire en général et des militants en particuliers, mais prépareincontestablement les esprits. L'antagonisme est savamment orchestré ausein même de la communauté universitaire entre une minorité de« perturbateurs » (souvent qualifiés d' « éléments extérieurs » àl'université - de « faux étudiants » - lorsqu'il est questiond'occupation, par exemple) et la majorité « silencieuse »d'usagers/clients de l'université « prise en otage », inquiète de nepouvoir assister aux cours, passer ses examens, obtenir son diplôme….On assiste ainsi à la redéfinition ou plutôt à la production d'unecommunauté universitaire inédite (« nous » les acteurs/entrepreneurs,usagers et clients de l'université), qui en jouant sur une purgeendogène (« nous » et « eux »), renonce à tout sens critique.

Mais qu'en est-il au niveau du personnel de sécuritélui-même ? Le premier effet du recrutement massif d'agents de sécuritéprivés (nous assistons actuellement au déploiement d'au moins unecinquantaine d'agents privés rien que sur le site de la Sorbonne,postés à toutes les entrées, et à tous les étages du bâtiment) estévidemment le fait d'une division du travail de sureté entre les agentsfonctionnaires et les agents salariés du secteur privé ; ces derniersétant déployés sur site sur la base de l'ouverture d'un marché publicauquel répondent des entreprises privées de sécurité, spécialisées dansla gestion des situations de crise. Première série de questions : àquel hauteur s'élève le budget dépensé par le Rectorat et/ou lesuniversités pour ce poste de dépense ? D'où vient cet argent et quidécide de l'affecter à ce poste plutôt qu'à un autre ? Deuxième sériede questions : avec qui les agents fonctionnaires se solidarisent-ils ?Pourquoi pas avec le personnel gréviste BIATOSS et enseignant, dans lamesure où leur statut et leur fonction sont menacés de privatisationpure et simple ?

Troisième niveau : Maintenir l'ordre, instaurer la peur, privatiser les universités – L'Etat et Centaure Sécurité, « spécialiste de l'analyse des comportements atypiques » :

Créée en 1995, Centaure Sécurité est une entrepriseprivée de sécurité au chiffre d'affaire brut estimé entre 5 et 10millions d'euros. Elle compte parmi ses clients les universités Paris XNanterre, Paris V et Paris I, mais aussi le Parc Astérix, le MuséeGrévin, Yves Saint Laurent, Lacoste, … En consultant le site Internetde l'entreprise, on apprend que : « Pour optimiserl'efficacité de la chaîne sécuritaire Centaure propose une solutionglobale tant en ressources humaines qu'en moyens techniques. Il s'agitde proposer, après étude, les solutions technologiques les pluspointues et les mieux adaptées aux besoins et au contexte dans lesdomaines suivants : détection incendie, télé et vidéosurveillance,contrôle d'accès, gestion des horaires… ». La mission de Centaure Sécurité à la Sorbonne est une mission de « renfort »des agents de sécurité, fonctionnaires assermentés, dans un contexte oùde l'avis de la Délégation de la Sécurité du Rectorat, la mobilisationde la communauté universitaire menace de se radicaliser. CentaureSécurité doit ainsi veiller à ce que rien n'entrave le « libre accès »aux entrées des bâtiments de la Sorbonne : ce qui signifieconcrètement, qu'elle fait de la prévention de « blocage », nouveauterme pour une pratique classique du répertoire d'actions syndicales :le piquet de grève. En d'autres termes, la « grève » est désormaisassimilée à un « comportement atypique » (cf. le site internet de Centaure Sécurité) du travailleur, en l'occurrence de l'enseignant ou de l'étudiant lambda.

C'est donc à ce niveau que les sociétés privées desécurité interviennent, conjointement avec les forces anti-émeutes, surla base de prérogatives douteuses, voire totalement illégales. En susdes intrusions et contrôles policiers systématiques lors des actionsmilitantes (contrôle d'identité, arrestation, poursuite pourrébellion…), les démonstrations de force quotidiennes qui transforme laSorbonne, mais aussi nombre d'établissements d'enseignement supérieuret de recherche, en places assiégées participent d'un processus généralde criminalisation des mobilisations et actions politiques. Or, enconsultant le texte relatif aux droits et devoirs légalement concédésaux agents privés de sécurité, nous pouvons lire : 1) qu'ils doiventêtre clairement identifiables (et notamment se distinguer des forcespubliques de maintien de l'ordre) 2) qu'ils ne peuvent procéder qu'àune inspection visuelle des bagages à main (sans qu'il soit d'ailleursprécisé si le bagage doit être ouvert ou non !...) et en aucune façon àune fouille de bagage ou à une palpation des personnes sans leurconsentement 3) Et surtout… l'article 4 mentionne :

« Il est interdit aux personnesexerçant une activité mentionnée à l'article 1er ainsi qu'à leursagents de s'immiscer, à quelque moment et sous quelque forme que cesoit, dans le déroulement d'un conflit du travail ou d'événements s'yrapportant. Il leur est également interdit de se livrer à unesurveillance relative aux opinions politiques, philosophiques oureligieuses ou aux appartenances syndicales des personnes » (c'est moi qui souligne).

« La Sorbonne, elle est à nous, on s'est battu pour l'occuper, on se battra pour la garder… » Le fait que des agents privés de sécurité empêchent latenue de piquet de grève, de « blocage », d'occupation ou de touteautre activité militante adoptée en Assemblée Générale des personnelset étudiants de nos universités ; voire, qu'ils constituent un renforthumain et logistique à l'évacuation manu militari des bâtiments, commeà l'identification et au fichage de syndicalistes et militants,constitue une atteinte grave aux libertés. Est-ce à dire que nousvoudrions que ces « basses tâches » soient exclusivement (re)prises encharge par des agents de l'Etat ? De fait, la suite logique seraitplutôt l'autonomisation de la fonction de surveillance et de contrôle(par exemple, grâce à la vidéosurveillance, aux cartes magnétiques et àl'installation de portiques ou de bornes à l'entrée des lieux) : lesvigiles qui auront tant cristallisé notre mécontentement sont aussi une« arme » psychologique qui vise à abaisser notre seuil de tolérance et,partant, représente une solution transitoire.

L'enjeu ici relève de la convergence des luttes et dela réaffirmation de la liberté académique. Pour l'heure, la présencedes agents de l'entreprise Centaure Sécurité sur le site de laSorbonne, comme sur l'ensemble des sites annexes des universitéslocataires du lieu, au nom de la sécurité de tous, est non seulementscandaleuse, mais littéralement illégale. En effet, depuis le 9 février2009, les personnels et étudiants des dites universités ontmajoritairement voté en Assemblée Générale la grève illimitée et, à cetitre, sont au coeur de ce qui constitue « un conflit du travail ».Qu'est-ce qui justifie alors que le rectorat et les présidents desuniversités, qui auraient d'une façon ou d'une autre engagé des fondset autorisé la présence d'entreprises de ce genre au sein desétablissements dont ils ont la responsabilité, ne respectent pas lecode de procédure pénale ?

Si l'ampleur du mouvement qui anime aujourd'hui lacommunauté universitaire et le monde de la recherche est sans précèdentdepuis 68, c'est aussi que nous vivons une situation sans nulle autrepareille. L'application programmée par le gouvernement de « lapolitique du risque » au monde du savoir, et de son pan sécuritaire,est la condition de possibilité indispensable à sa pleinelibéralisation ; elle est aussi le fer de lance de la mise au ban d'uneuniversité et d'une recherche publiques, que nous ne voulons pas tant« défendre » ou « préserver », que contribuer à construire, àpoursuivre et à espérer.

1er avril 2009, Elsa DorlinMCF philosophie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.


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