Questions de société
La Sorbonne à Abu Dhabi: la France reste muette aux Emirats

La Sorbonne à Abu Dhabi: la France reste muette aux Emirats

Publié le par Marc Escola

Émirats arabes unis : Des activistes incarcérés préparent une grève de la faim  

 

L'ONG "Human Rights Watch" indique dans un communiqué de presse daté du  11 novembre 2011, que les cinq militants, dont Nasser bin Ghaith, économiste et enseignant à l’université Paris-Sorbonne Abou Dabi, allaient débuter une grève de la faim (commencée le dimanche 13) afin que les autorités émiriennes ordonnent leur libération sans condition et abandonnent toute poursuite judiciaire à leur encontre. Ces cinq activistes sont emprisonnés depuis plus de sept mois pour avoir « insulté publiquement » de hautes autorités émiriennes. Ces cinq détenus ont épuisé tous les recours possibles auprès des autorités sans obtenir de résultat.  Ce communiqué contient deux liens importants vers deux documents : une déclaration commune des cinq activistes datée du 11 novembre ; un document de Human Rights Watch listant les nombreuses violations de leurs droits à un procès équitable.

On lire à la suite un article paru dans l’édition du 11 novembre du Monde sous la signature de M. Gilles Paris, chef du service Etranger, intitulé « La France muette aux Emirats ».

Pour les débuts de l'affaire, lire notamment sur Fabula les pages:

"Un professeur de la Sorbonne à Abu Dhabi arrêté".

"Le silence coupable de la Sorbonne".

Et la pétition: Appel du monde universitaire français : Il faut libérer Nasser bin Ghaith ! (Enseignant à l’Université Paris-Sorbonne Abou Dhabi)

 

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Communiqué de HRW:


Les cinq militants sont détenus depuis le mois d'avril, après avoir été accusés d’« insulter publiquement » des hauts fonctionnaires émiriens

Novembre 11, 2011

(Abou Dabi, le 11 novembre 2011) – Cinq activistes emprisonnés il y a sept mois pour avoir « insulté publiquement » de hauts responsables des Émirats arabes unis (E.A.U.) se préparent à entamer une grève de la faim le 13 novembre 2011, a déclaré aujourd'hui Human Rights Watch. Les militants ont affirmé que leur jeûne volontaire se poursuivrait jusqu'à ce que les autorités ordonnent leur libération sans conditions, abandonnent toute poursuite judiciaire à leur encontre.

Dans une déclaration commune [2] émise le 11 novembre, les cinq militants ont fait état de multiples violations de leurs droits fondamentaux par des membres du système judiciaire, des procureurs et des responsables de la prison, citant notamment leur détention prolongée pour des chefs d'accusation motivés par des considérations politiques et la façon manifestement injuste dont leur procès s’est déroulé. Les cinq hommes ont affirmé être maintenant « contraints » d'observer une grève de la faim après avoir langui en prison pendant sept mois et « épuisé tous les recours possibles ». Des groupes internationaux de défense des droits humains, dont Human Rights Watch, ont documenté de nombreuses violations de leur droit à un procès équitable [3] et affirment que le procès qui leur est fait constitue une violation flagrante de leur droit à la liberté d'expression.

« Chaque mois passé derrière les barreaux par ces cinq hommes sur la base de l'accusation absurde d'avoir insulté les dirigeants des Émirats arabes unis apporte un nouveau démenti aux affirmations du gouvernement selon lesquelles ce pays est ouvert et tolérant », a déclaré Joe Stork [4], directeur adjoint de la division Moyen-Orient à Human Rights Watch. « Ce procès est l’illustration d’une tolérance zéro à l’égard de la contestation politique, et n'a rien à voir avec la justice ou la sécurité du pays. »

Les poursuites engagées contre les cinq hommes constituent une violation du droit à la liberté d'expression garanti par la constitution des Émirats arabes unis, ainsi que du droit international en matière de droits humains, a souligné Human Rights Watch.

La Cour suprême fédérale émirienne, qui est chargée de l'affaire, a indiqué qu'elle rendrait son verdict le 27 novembre.

Dans leur déclaration commune, les activistes ont affirmé avoir enduré une « campagne de dénigrement orchestrée et malveillante » par le biais de messages SMS, de réseaux sociaux sur Internet et de chaînes de télévision satellitaires. Ils ont précisé qu'avec leurs avocats, ils avaient porté plainte à de nombreuses reprises auprès de responsables, dont le ministre de la Justice, des procureurs du gouvernement et des responsables de la police, mais que ces plaintes avaient été ignorées. Selon eux, les autorités se sont invariablement abstenues d'enquêter sur les menaces proférées à leur encontre, y compris les menaces de mort.

Ainsi que l’explique la déclaration des cinq hommes: « Les pressions exercées sur l'opinion publique et sa mobilisation pour assurer notre condamnation pour un crime dont il n'est pas prouvé que nous l'ayons commis – tout ceci a sapé les libertés publiques en général, en particulier la liberté d'opinion et d'expression, dans notre cher pays, auquel nous jurons allégeance exclusive. »

Dans leur déclaration, les activistes appellent le gouvernement à mettre sur pied une commission indépendante pour enquêter sur les circonstances de leur arrestation, de leur détention et de leur procès.

Les cinq activistes, qui ont été arrêtés en avril et dont le procès s'est ouvert le 14 juin, sont: Ahmed Mansoor, ingénieur et blogueur; Nasser bin Ghaith, économiste, enseignant à l'Université Sorbonne-Abou Dabi et militant en faveur de réformes politiques; et les cyber-activistes Fahad Salim Dalk, Ahmed Abdul-Khaleq et Hassan Ali al-Khamis.

Ils sont accusés aux termes de l'article 176 du code pénal émirien, qui considère comme un crime d'insulter publiquement des responsables de haut rang. L'affaire étant placée dans le cadre des procédures de sécurité d'État, c'est la Cour suprême fédérale qui en est saisie et il n'est pas prévu de droit d'appel.

La Cour n'a pas permis aux accusés de prendre connaissance des éléments de preuve et des accusations retenues contre eux. Elle n'a pas non plus autorisé les avocats de la défense à procéder à une contre-interrogation d'un témoin de l'accusation et ne leur a pas donné assez de temps pour en contre-interroger d'autres. Sans aucune explication, les autorités ont interdit l'accès des quatre premières journées d'audience au public, à la presse, aux observateurs internationaux et aux familles des prévenus. A plusieurs reprises, la Cour a rejeté ou s'est abstenue de statuer sur des motions visant à libérer les accusés sous caution, alors qu'aucun d'entre eux n'est accusé d'un crime violent et que les autorités n'ont pas indiqué qu'ils présentaient un risque de fuite.

Le code pénal des E.A.U. donne latitude au gouvernement pour emprisonner des citoyens pour le simple fait d'exprimer pacifiquement des points de vue critiques, ce qui est en contravention avec les garanties du droit à la liberté d'expression prévues par le droit international. L'article 176 du code pénal permet de condamner à une peine pouvant aller jusqu'à cinq ans de prison « quiconque insulte publiquement le président de l'État, son drapeau ou son emblème national ». L'article 8 élargit le champ d'application de cette provision en y incluant le vice-président, les membres du Conseil suprême de la Fédération et d'autres.

Les cinq hommes sont accusés aux termes de l'article 176 pour avoir utilisé le forum politique en ligne UAE Hewar, qui est interdit. Human Rights Watch a examiné les messages qu'ils sont accusés d'avoir postés et aucun d'eux ne va au-delà de la simple critique de la politique du gouvernement ou des dirigeants politiques. Il n'y a aucune preuve que les cinq hommes aient eu recours ou aient incité à la violence dans le cadre de leurs activités politiques.

Ahmed Mansoor est susceptible de faire l'objet d'accusations supplémentaires pour avoir incité à violer la loi, appelé à un boycottage des élections et à des manifestations. En mars, peu avant son arrestation, il a soutenu publiquement une pétition signée par plus de 130 personnes réclamant que l'accès au Conseil national fédéral (CNF), un organe consultatif du gouvernement, se fasse par des élections directes au suffrage universel, et que ce Conseil se voie attribuer des pouvoirs législatifs. Avant son arrestation, il a fait de nombreuses déclarations à la télévision et dans d'autres médias sur ce sujet. Ahmed Mansoor est membre du comité consultatif sur le Moyen-Orient de Human Rights Watch.

L'article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques [5] (PIDCP) dispose que « toute personne a droit à la liberté d'expression ... de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce ». Quoique les E.A.U. ne soient pas signataires du PIDCP, celui-ci constitue un ensemble de directives qui fait autorité et reflète les critères internationaux, ne permettant des restrictions à la liberté d'expression, basées sur le contenu du message, que dans des circonstances très restreintes, par exemple dans les cas de calomnie ou de diffamation contre des particuliers, ou de discours constituant une menace pour la sécurité nationale.

L'article 32 de la Charte arabe des droits de l'homme, que les Émirats ont ratifiée, garantit le droit à la liberté d'opinion et d'expression et celui de transmettre des informations à autrui par tout moyen disponible. Les seules restrictions acceptées par cette charte à la pratique de ce droit sont celles imposées par le « respect des droits d'autrui, de leur réputation, ou la protection de la sécurité nationale, de l'ordre public, de la santé publique ou de la moralité publique ». L'article 13(2) de la charte requiert également que les audiences judiciaires soient « ouvertes au public, sauf dans les cas exceptionnels où les intérêts de la justice exigent qu'elles ne le soient pas, dans une société démocratique qui respecte la liberté et les droits humains ».

L'article 12 de la Déclaration des Nations Unies sur les défenseurs des droits de l'homme [6] dispose que chaque État doit prendre « toutes les mesures nécessaires pour assurer que les autorités compétentes protègent toute personne… [contre] tout acte de violence, menace, représaille, discrimination de facto ou de jure, pression ou autres action arbitraire » résultant de leur participation à des activités de défense des droits humains.


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Article de Gilles Paris paru dans Le Monde du 11/11/11


VU D'ABOU DHABI

La France muette aux Emirats

Pour avoir demandé des réformes politiques, cinq militants émiratis, dont un enseignant à la Sorbonne locale, sont en prison. Paris ne réagit pas.

 
La France a-t-elle vraiment révisé sa " politique arabe " à la lumière des " printemps " qui ont vu les régimes autoritaires tunisien, égyptien et libyen renversés par des peuples trop longtemps négligés ? On peut s'interroger à l'examen de la crispation en cours dans la Fédération des Emirats arabes unis (EAU) qui regroupe, outre Abou Dhabi et Dubaï, les plus riches et les plus connus, les principautés de Charja, Ras Al-Khaïma, Oum Al-Qaïwaïn, Ajman et Foujeyra, sur la rive sud du golfe Arabo-Persique.

En mars, des troupes des EAU étaient intervenues au Bahreïn aux côtés des forces saoudiennes pour aider le roi Hamad Al-Khalifa à réprimer l'opposition qui le défiait (l'archipel, majoritairement peuplé de chiites, est dirigé par une dynastie sunnite). Un mois plus tard, les membres de la direction d'une association de juristes étaient remplacés par des personnalités désignées par les autorités. En mai, c'était le tour de la direction élue de l'Association des professeurs. Or, ces deux institutions de la société civile avaient publié le 6 avril un appel en faveur de la démocratie.

Cinq militants réputés ont également été arrêtés après avoir demandé des réformes politiques. Leur procès a débuté en juin. Fahad Salim Dalk, Ahmed Abdul-Khaleq, Hassan Ali Al-Khamis, Ahmed Mansour et Nasser Ben Ghaith sont accusés d'avoir insulté les plus hautes autorités de la Fédération et, pour les deux derniers, de " conspiration contre la sécurité de l'Etat en association avec des puissances étrangères ".

Quatre ONG de défense des droits de l'homme, dont Amnesty International et Human Rights Watch (HRW) qui suit de très près ce dossier, ont plaidé en vain la libération des cinq hommes, insistant sur le manque de preuves justifiant les accusations portées contre eux. Le 3 novembre, sept organisations internationales se sont de nouveaux exprimées pour déplorer de nombreuses irrégularités dans la procédure judiciaire en cours.

Coopération lucrative

L'un des accusés, Nasser Ben Ghaith, enseignait avant son arrestation à l'antenne de la Sorbonne ouverte à Abou Dhabi. A de nombreuses reprises, HRW a demandé à l'université française de prendre position. En vain. Selon l'ONG, le président de la Sorbonne, Georges Molinié, a assuré que le militant émirati ne faisait pas partie des équipes d'enseignants de la Sorbonne d'Abou Dhabi et qu'il n'avait donc pas à intervenir.

Si la relation entre la France et ces émirats repose à l'origine sur une coopération lucrative (industrie militaire), elle s'est enrichie au cours de ces dernières années d'un volet culturel : création, à Abou Dhabi, d'une filiale indépendante de la Sorbonne et, bientôt, d'une antenne du Louvre.

La France, qui a ouvert sur place une base militaire en 2009, peut difficilement se prévaloir de réformes en cours qui justifierait cette discrétion. Au lendemain de l'arrestation des cinq militants, les autorités des EAU (la présidence de la Fédération est traditionnellement occupée par l'émir d'Abou Dhabi, le poste de premier ministre revient à l'émir de Dubaï) ont bien élargi le corps électoral chargé de désigner la moitié des membres du Conseil national fédéral, mais ce dernier est purement consultatif.

Le nombre d'électeurs a eu beau passer de 7 000 à 129 000, soit environ 1,5 % de la population totale d'une Fédération où les expatriés d'Asie, du Proche-Orient ou d'Europe, sont largement majoritaires, les élections qui se sont tenues en septembre ont été marquées par une très faible participation - inférieure à 30 % de ce corps électoral, surtout à Abou Dhabi et à Dubaï - et par l'importance du vote tribal.