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La rencontre cinématographique avec autrui (Paris Diderot)

La rencontre cinématographique avec autrui (Paris Diderot)

Publié le par Alexandre Gefen

La rencontre cinématographique avec autrui 

Journée d’étude organisée par Aurore Mréjen 

Mercredi 5 juin 2019, 09h30-17h30, Amphi Turing, Bâtiment Sophie Germain, Université Paris Diderot.

Axe Théorie sociale et pensée politique du LCSP, Paris-Diderot

Comment rencontre-t-on autrui au cinéma ? Quel type de réalité nous présente un film documentaire ou une fiction ? Cette journée d’étude n’entend pas considérer le cinéma comme objet pour la pensée mais examiner l’expérience cinématographique dans ce qu’elle apporte à la perception du monde et d’autrui. Elle prendra ainsi ses distances avec deux façons d’appréhender l’image : la première s’inscrit dans une tradition platonicienne et implique une séparation entre le monde sensible et le monde intelligible condamnant l’image comme nous détournant du monde vrai. La seconde assimile la « reproductibilité technique » (selon le terme de W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, trad. F. Joly, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2013) du film à une représentation objective ou vraie du réel. À rebours de ces deux positions, il s’agira de se demander dans quelle mesure l’image (l’image-son, l’image-temps, l’image-mouvement) permet d’exprimer une réalité singulière en raison, précisément, de sa forme cinématographique.

La dimension technique sera ainsi appréhendée à travers son utilisation artistique et sa faculté à transfigurer le réel. Par exemple, un gros plan permet de faire découvrir certains détails cachés de l’existence ou l’état psychique d’une personne ; le ralenti ou l’accéléré font percevoir le temps d’une façon singulière en augmentant ou diminuant le nombre d’images d’une durée donnée. De plus, si l’utilisation de la caméra permet de focaliser l’attention sur certains aspects ou détail du réel qui demeurent cachés dans la vie de tous les jours, le montage structure les différents éléments issus du tournage en donnant un sens à l’ensemble. Le choix des plans, la longueur donnée à chacun d’eux, l’ordre dans lequel ils sont organisés, le son ou les paroles qui les accompagnent et surtout le rythme global constituent ce que Merleau-Ponty appelle la « beauté cinématographique » (M. Merleau-Ponty, Causeries 1948, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Traces écrites, 2002, p. 57.

C’est donc à partir de la singularité des trois étapes d’écriture du film (scénario, tournage, montage) que cette journée propose d’examiner la rencontre cinématographique avec autrui et l’apport du cinéma à notre compréhension ou connaissance de l’autre. Dans cette perspective, plusieurs axes pourraient être explorés (les propositions ci-dessous ne sont qu’indicatives et concernent aussi bien la fiction que le documentaire) :

1. L’expression cinématographique du visage et ce qu’elle apporte à la connaissance d’autrui, ses émotions, son fonctionnement psychique et psychologique. Pour Bergman, dont les films sont emblématiques de cette exploration du visage humain, le cinéma est un instrument « si raffiné qu’il permet d’éclairer […] l’âme humaine d’une lumière infiniment plus vive, de la dévoiler encore plus brutalement et d’annexer à notre connaissance de nouveaux domaines du réel » (Cahiers du cinéman°188, p. 18). C’est cette capacité originale du cinéma (en particulier grâce aux gros plans) à révéler et exprimer des états psychiques qui pourrait être ici analysée.

2. La mise en scène du corps et sa faculté à représenter un certain rapport au monde. Comme le montre Merleau-Ponty, le cinéma est parmi tous les arts « celui qui peut le mieux exprimer l’homme par son comportement visible » (Merleau-Ponty, « Le cinéma et la nouvelle psychologie », Sens et non-sens, Gallimard, 1996, p. 74) car il nous donne à voir la pensée dans les gestes, la personne dans la conduite, l’âme dans le corps. Dans cette perspective pourrait être examinée l’étrangeté au monde telle qu’elle s’exprime par exemple avec le personnage de Charlot, qu’Arendt a d’ailleurs interprété comme étant l’une des figures du « paria » (H. Arendt, « Charlie Chaplin : Le suspect », dans La tradition cachée. Le Juif comme paria, trad. S. Courtine-Denamy, Christian Bourgois Éditeur, 1987, p. 200s), dont la seule protection réside dans les ruses qu’il imagine et parfois la bonté inattendue du premier passant venu. Les films de Chaplin révèlent bien la façon dont le corps (filmé en l’occurrence le plus souvent en plans larges ou resserrés) peut signifier l’exclusion et l’inadaptation aux normes sociales. Ce qui invite à analyser la singularité de l’expression cinématographique du corps et des gestes dans la représentation des relations humaines et sociales.

3. Le rapport à la « normalité » tel qu’il s’incarne dans la représentation du monstrueux et de la folie. Par exemple, dans Elephant Man, Lynch nous montre de manière subtile dans son récit que le monstre existe d’abord dans le regard des autres (présenté sous les traits de la curiosité, de la cruauté, de la peur ou d’un humanisme non dénué d’ambiguïté) ; ce qui lui est interdit est son regard à lui. Dans un tout autre contexte, Wiseman donne à voir, dans Titicut Follies, la façon dont sont traités les détenus dans l’hôpital pour aliénés criminels de Bridgewater (Massachusetts). La finesse de son montage parvient à représenter les événements sans les simplifier, en dévoilant de façon à la fois tragique et comique les conditions terribles de détention et l’incompétence de certains médecins (ce qui pose par la même occasion la question de la responsabilité de l’État). Dans cette perspective pourrait être analysée la façon dont la construction du film parvient à questionner et éventuellement modifier notre propre regard sur la norme physique et psychique.

Enfin, une autre partie de la journée s’intéressera au spectateur et aux implications politiques de son immersion dans la représentation du monde proposée par le réalisateur. L’une des particularités du cinéma consiste à nous offrir la possibilité de nous mettre à la place d’un(e) autre pendant quelques heures en nous donnant accès à sa propre perception du monde – dans ses dimensions psychique, émotionnelle ou esthétique. En ce sens, on pourrait dire que le cinéma permet d’incarner la faculté d’imagination nécessaire à la « mentalité élargie », découverte par Kant dans la Critique de la faculté de juger et reprise par Arendt dans sa lecture politique de l’ouvrage (H. Arendt, Juger. Sur la philosophie politique de Kant, trad. M. Revault d’Allonnes, Paris, Seuil, 1991). Si l’imagination compte parmi les conditions d’impartialité du jugement, la possibilité offerte par le cinéma de comprendre le monde depuis une autre place que la nôtre comporte d’importants prolongements politiques. S’agissant par exemple de la situation des migrants, à propos de laquelle certains dirigeants ont pu affirmer qu’il ne fallait pas se laisser guider par l’émotion (pour les accueillir), il s’agirait ici plutôt de se demander dans quelle mesure la capacité du cinéma de nous faire ressentir la situation vécue par des personnes vivant dans d’autres contextes politiques, sociaux ou familiaux, contribue à concrétiser la dimension de représentativité indispensable à la réflexion. Ce qui inviterait également à examiner le type d’imagination à l’œuvre dans l’expérience cinématographique et son influence sur l’impartialité nécessaire à la formation du jugement.

 

Résumés des communications

 Guillaume Le Blanc, Philosophe (Université Paris Diderot) : Charlot athlète des normes

Je souhaiterais pendant mon intervention revenir sur les prouesses corporelles de Charlot et montrer comment elles décontenancent l’ordre social des normes qui fait tenir une société. Ainsi le corps de Charlot n’est-il pas ce corps qui a à s’adapter à des règles externes qui lui assurent en retour sa survie mais il est ce corps inflammable et émeutier qui fait craquer les normes et en institue de nouvelles. Le cinéma trouve là une signification politique inédite : rendre concevable la réinvention des normes et instaurer un raisonnement démocratique au cœur de sa fable.

 Hala Alabdalla, Réalisatrice : Nous cinéma, nous liberté 

Pour un jeune syrien, faire un film ressemble au cri de la naissance.
C’est un passage de l’obscurité à la lumière. Un passage vers une aventure sans fin et sans limite. Tisser des ponts du son et de la lumière afin d’échanger, contacter, bouger, avancer, découvrir, apprendre, témoigner, passer à l’aveu …Vivre. Tous les verbes du monde pourraient prendre place ici.
C’est une mise à nu par une lumière, un mouvement de caméra ou un son.
Il fait un film : Il se donne aux yeux des autres, à leurs cœurs.
C’est une expérience qui ne finit jamais : Son impact est illimité, sans fin et sans frontière. Présence matérielle et immatérielle aussi.
Pour un jeune syrien grâce au cinéma, son cri muet prendra forme et son.
Son cri entassé, étouffé, piétiné, réprimé prendra sa place, son impact et sa liberté à travers le cinéma.
Mon cinéma existe pour me parler.
Mon cinéma existe pour te parler.

 Cécile Flahault, Psychologue (Université Paris Descartes) : Ce que le cinéma peut mettre en scène de la complexité relationnelle dans l’espace psychothérapeutique : le cas de Persona (I. Bergman)

Dès son titre Persona pose la question du soi et de ses facettes. La question de la parole et du refus qu’y oppose l’un des personnages principaux illustrera la proximité et la « confusion des langues », ainsi que la relation paradoxale à l’autre. Ainsi, l’analyse de la relation entre les deux principales protagonistes soulèvera la question du Je et de l’Autre/double, ainsi que la place du thérapeute, de l’interprétation et de l’inter subjectivité patient/thérapeute. La place du tiers dans le devenir du sujet apportera des éléments de conclusion.

 Stefan Kristensen, Philosophe (Université de Heidelberg) : Visage et paysage chez Bruno Dumont 

En repensant à l’argument de Merleau-Ponty selon lequel l’expressivité des personnages est plus forte à travers la posture et les gestes, je considère les films "classiques" de Bruno Dumont, L’Humanité, Flandres et La Vie de Jésus. Dumont montre très souvent des visages qui regardent le paysage, qui regardent d’autres visages. Qui semblent en train d’interroger cette altérité, sans qu’on puisse avoir aucune idée du degré d’empathie ou de compréhension qui se déploie. Avec la phénoménologie du cinéma de Vivian Sobchack, je voudrais montrer quelle est l’incidence de cette manière de filmer sur le spectateur et sa capacité d’action. En d’autres termes, faire le lien entre perception et action dans le cas de Bruno Dumont, le réalisateur le plus phénoménologue.

 Didier Cros, Réalisateur, Entretien avec Aurore Mréjen à propos de son film : La disgrâce (2018)

Au cœur de ce film, les hommes et les femmes que l’on regarde avec difficulté. Ceux sur qui les enfants s’interrogent à haute voix sans retenue, ceux qui suscitent une curiosité malsaine et dont on se moque parfois. Nos semblables, mais des personnes que l’on observe du coin de l’œil faute d’avoir le courage de les regarder en face. 
Ce film donne la parole aux faces détruites, aux identités déglinguées par le hasard ou la destinée. Figures malformées de naissance, visages ravagés par les accidents de la vie. Comment vivre sous le poids de la différence ? Par quoi doit-on passer pour accepter ce que l’on est et le faire admettre aux autres ? Qu’est ce que la singularité la plus dérangeante peut nous dire de notre humanité commune ? 
Ce film est un face à face. Un face à face des témoins avec les spectateurs, et des témoins avec eux-mêmes. Le lieu de l’expression de cette parole n’est pas un endroit comme un autre. Il s’agit du mythique studio de photographie français : "Harcourt" qui, depuis 1934, a vu défiler sur ses plateaux des stars du monde entier. Le temple du glamour, le sanctuaire de la beauté. Ce qui va se jouer lors de cette séance photo avec chacun des témoins de ce film, c’est la réappropriation du regard sur soi. L’occasion de s’offrir une revanche, alors que l’on n’est pas regardé avec respect et considération.

 Alice Carabédian, Philosophe (Université Paris Diderot) : Du monstre à l’extraterrestre : où en est le cinéma de science-fiction dans sa représentation de l’altérité ?

La science-fiction est dès le départ une poétique de l’altérité : non seulement elle enjoint les lecteurs ou les spectateurs à se désidentifier en les projetant dans des espaces-temps autres, mais elle met également en scène des problématisations de l’altérité à coup de monstres, de mutants, de cyborgs, de sociétés alternatives ou encore de technologies imaginaires. La figure du monstre est en cela un des piliers du genre : à la fois repoussoir par rapport auquel va se constituer et s’identifier l’humanité, à la fois danger potentiel, le monstre a pris différents visages, a évolué et a incarné différentes problématiques profondément politiques au fil de l’histoire de la science-fiction (question de la "nature humaine", du racisme, de l’égalité...). Qu’en est-il aujourd’hui ? Comment les films contemporains de science-fiction se saisissent-ils de la question de l’altérité radicale ? Est-il toujours question d’ennemis extérieurs (les aliens) risquant de nous anéantir ou d’ennemis intérieurs (les mutants) prêts à détruire nos modèles sociaux ? Avec les monstres de la science-fiction ce n’est pas seulement la question du rapport à l’autre que soi qui se pose, mais c’est bien notre rapport au monde, à nos catégories de pensée et à la politique. Pour cette raison, la science-fiction, même dans ces productions à grand public et les moins critiques, représente un champ qui ouvre nos perspectives, non parce qu’elle apporterait des réponses comme le ferait un oracle, mais parce qu’elle pose des questions : "Et si...?"

 Yann Dedet, Monteur : De l’opposition dialectique comme nécessité absolue du montage

Analyse de deux séquences : 
— Dans Double Messieurs (Jean-François Stevenin, 1986) : séquence de la bagarre dans la neige entre Stévenin et Bouquet (l’amour comme lutte). 
— Dans Sweet Movie (Makavejev, 1974) : séquence de la célébration de la merde sur l’hymne à la joie.