Questions de société

"La professionnalisation de l'université n'est pas la solution", par P. Tortonese (lemonde.fr 22.10.09)

Publié le par Bérenger Boulay

La professionnalisation de l'université n'est pas la solution, par Paolo Tortonese Le Monde | 22.10.09

Article paru dans l'édition du 23.10.09

http://www.lemonde.fr/opinions/article/2009/10/22/la-professionnalisation-de-l-universite-n-est-pas-la-solution-par-paolo-tortonese_1257409_3232.html

Dans Le Monde du 2 octobre, Alain Renaut, professeur de philosophie à Paris-IV, entonne un hymne à la professionnalisation des enseignements universitaires.

Nous connaissons ce tube ministériel, qui rebondit de gauche à droite depuis l'époque de Claude Allègre jusqu'à celle de Valérie Pécresse.M. Renaut n'y ajoute pas grand-chose : il affirme que l'université doitdispenser une formation professionnelle, mais il se garde bien de nousexpliquer en quoi consisteront ses cours, le jour où laprofessionnalisation sera réalisée. Abandonnera-t-il l'exégèse de Kantpour s'adonner aux techniques de la communication d'entreprise ? Ceserait très regrettable, et pour ses étudiants, qu'il sait introduiredans l'univers des philosophes, et pour la communication d'entreprise,qu'il ne connaît guère.

Quand on parle de professionnalisation, il faudrait être clair etfaire d'emblée quelques distinctions. La confusion règne, d'abord etavant tout dans le décret sur le statut des enseignants-chercheurs, quiattribue aux professeurs la tâche de l'insertion professionnelle deleurs étudiants, alors que cette tâche ne peut reposer que surl'institution.

Il n'appartient pas à un professeur d'aider sesétudiants à chercher un travail après leurs études. Cette fonction desoutien des étudiants diplômés doit être attribuée à des services adhoc, qu'il convient de créer dans chaque université. Et il ne faut pasconfondre une politique d'aide aux étudiants au moment de leur accès aumarché du travail, avec une politique de professionnalisation desenseignements.

En outre - c'est la troisième distinction - iln'est absolument pas indifférent de proposer des formationsprofessionnelles qui se situent après les formations généralistes etdisciplinaires, ou bien de proposer le remplacement des secondes parles premières. La première stratégie prend en compte une nécessité detoujours, diversement satisfaite par la société, les entreprises et lesinstitutions : que les jeunes ayant acquis un savoir acquièrent aussiun savoir-faire.

La seconde stratégie prétend imposer lasubstitution du savoir par le savoir-faire, sous prétexte del'inutilité des connaissances théoriques. Il est étonnant de voir unexcellent professeur de philosophie se ranger du côté de ceux quipensent que l'esprit critique, la réflexion méthodologique etl'abstraction sont des choses désuètes. Les universitaires, surtout ensciences humaines, devraient au contraire réaffirmer ce que la sociétérisque d'oublier : que le savoir théorique a aussi une efficacitépratique. Autrement dit, que les compétences se fondent sur desconnaissances.

M. Renaut apporte comme argument en faveur de laprofessionnalisation l'exemple de la philosophie : puisqu'un nombretrès limité de ses étudiants à Paris-IV réussissent au concours del'agrégation, il faudra transformer les formations philosophiques selondes orientations professionnelles qui ne soient pas l'enseignementsecondaire. Mais M. Renaut ne nous dit pas quels sont ces métiers quidevraient dorénavant façonner par leurs exigences les cours desprofesseurs et les mémoires des étudiants. Son raisonnement pourraitêtre repris à l'envers : depuis longtemps, les diplômés en philosophie,comme les diplômés en lettres ou en histoire, ne deviennent pasmajoritairement des professeurs.

Nous croyons qu'il s'agit là dudébouché principal de ces études, uniquement parce que nous ignorons ledevenir professionnel de nos étudiants. C'est une illusion dont ondevrait se débarrasser pour regarder la réalité en face : les études delettres, de sciences humaines et sociales conduisent à une très grandediversité d'emplois. Dans ces conditions, comment les réorganiser selonune orientation professionnelle plus précise ?

Ne vaut-il pasmieux prendre acte de la remarquable richesse de ces enseignements, quipermettent de s'intégrer à des milieux professionnels très diversifiés? On nous objectera que le souci porte non pas sur ceux qui trouvent unemploi, mais sur ceux qui n'en trouvent pas. Mais personne n'a réussi àdémontrer ce qu'on laisse toujours entendre : que le caractèregénéraliste et disciplinaire des formations serait responsable du tauxde chômage. On donne pour acquis ce qui est plus qu'incertain : qu'onne trouve pas de travail parce qu'on n'a pas reçu une formationprofessionnelle assez pointue.

C'est l'autre grande illusion,inutilement démentie par les économistes : on prétend créer un systèmeidéal, dans lequel la prévision des besoins du marché du travailpermettrait de planifier les formations, et d'apporter aux entreprisesexactement ce qu'il leur faut comme ressources humaines. On peuts'étonner de la passion planificatrice dont font preuve certainslibéraux.

Ils oublient deux choses : d'une part que les chefsd'entreprise sont incapables de savoir ce qu'il leur faudra commecompétences précises dans cinq ou huit ans, ce qui correspond au tempsde formation en master et en doctorat ; d'autre part, que les jeunes nesont pas seulement des ressources humaines mais des êtres humains, etque leur motivation au moment de choisir leur filière d'étudessupérieures n'est pas réductible à un projet professionnel.

Ilfaut être bureaucrate et ne jamais avoir parlé avec un étudiant, ce quihélas ! est le cas de nombre de décideurs, pour ne pas comprendre quecette motivation est complexe, et qu'elle répond à des besoins, à desaspirations, à des anxiétés personnelles qu'aucun formulaired'inscription ne pourra jamais refléter.

La conversion de M.Renaut à la professionnalisation forcée est d'autant plus étonnantequ'il avait lui-même émis à ce sujet, il y a quelques années,d'importantes réserves. Je me permets de lui recommander la lecture deson livre : Que faire des universités ? (éd. Bayard, 2002). Ily trouvera une discussion très convaincante sur les dangers de laprofessionnalisation, des pages 90 à 94.

Après avoir évoqué lapolitique professionnalisante suivie par les universités américainesdans les années 1960, M. Renaut écrivait alors : "Le risque paraîtgrand, si l'on procédait de façon aveugle à une semblableprofessionnalisation des filières, en même temps que de vouer dessecteurs entiers du savoir (ceux qui sont sans ouverture directe surdes professions) au sort qui est devenu celui des études latines ougrecques, de faire disparaître définitivement des établissementssupérieurs concernés toute dimension proprement universitaire. D'unepart, la composante constituée par la formation du savoir y céderait lepas, comme dans les écoles professionnelles, à une simple formation ausavoir constitué et professionnellement exploitable. D'autre part, ladiversification de secteurs aussi cloisonnés que peuvent l'être lesprofessions achèverait de retirer tout sens à ce projet derassemblement qu'exprimait l'idée d'université" (p. 92).

Laposition de M. Renaut était alors nuancée : il abordait le problème enpesant le pour et le contre, et défendait fortement la formationgénéraliste en premier cycle. Qu'en est-il aujourd'hui de ces nuances ?Il est regrettable que la polémique politique les ait effacées.

Paolo Tortonese est professeur de littérature française à l'université Paris-III-Sorbonne nouvelle.

Article paru dans l'édition du 23.10.09