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La partie et le tout: les moments de la lecture romanesque (XVIIe-XVIIIe s.)

La partie et le tout: les moments de la lecture romanesque (XVIIe-XVIIIe s.)

Publié le par Marc Escola

La partie et le tout
Les moments de la lecture romanesque sous l'Ancien Régime
(XVIIe-XVIIIe siècles)


Lieux du colloque :
Le 10 septembre, Université de Paris 3, en Sorbonne, 17 rue de la Sorbonne, salle Bourjac.

Le 11 septembre, École Normale Supérieure, 45 rue d'Ulm, salle Dussane.

Le 12 Septembre, Université Paris 8, Saint Denis (M° 13, Saint Denis Université, Bâtiment de la recherche, salle D 003)

Ce colloque bénéficie du soutien de la Sorbonne nouvelle Paris 3 (Bureau du conseil scientifique ; ED 120 Littérature française et comparée ; EA 174 Formes et idées de la Renaissance aux Lumières) ; de l'ENS et du département LILA ; de l'Université Paris 8 (EA 1579 Littérature et histoires)


Colloque international organisé par
l'EA 174 (« Formes et idées de la Renaissance aux lumières ») de l'Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3
l'équipe Fabula à l'École Normale Supérieure
& l'équipe « Littérature et histoires » (EA 1579) de l'Université Paris 8

10, 11 & 12 septembre 2008
Sorbonne Nouvelle,
École Normale Supérieure

Université Paris 8 à Saint-Denis

COORDINATION :
M. ESCOLA & J.-P. SERMAIN

COMITÉ SCIENTIFIQUE

T. Belleguic (U. Laval) M. Delon (Paris 4),
R. Démoris (Paris 3), D. Denis (Paris 4),
B. Didier (ENS), M. Escola (Paris 8 & Fabula à l'ENS), F. Gevrey (Reims), J. Herman (KU-Leuven), F. Lavocat (Paris 7), J. Mallinson (Oxford), F. Piva (Verone), I. Pantin (ENS) J.-P. Sermain (Paris 3)

La littérature des XVIIe et XVIIIe siècles invoque des modèles de composition unifiée mais le roman s'accorde les libertés de la digression, de l'inachèvement, de la dispersion, sans pour autant se référer à une poétique du fragment. Le roman des XVII et XVIIIe siècles s'écrit et se lit d'abord par « parties », le « tout » restant souvent en suspens, ouvert à diverses voies ou refusant toute conclusion.

L'équipe d'accueil « Formes et idées de la Renaissance aux Lumières » de Paris 3, le goupe Fabula et l'équipe « Littérature et histoires » de Paris 8, avec l'École Normale Supérieure, invitent à travailler pendant trois jours sur ces formes poétiques originales et sur les expériences de lecture ainsi ménagées : variations thématiques des épisodes, incohérences d'un personnage, contradictions du récit, hésitation sur la conduite de l'intrigue, arrêts et détours, fins décevantes — qui appellent en retour des efforts pour établir la ligne claire d'un sens symbolique ou la nécessité des déterminismes psychologiques et moraux.

Aux trois journées parisiennes dont le programme est ici donné fait suite une manifestation bruxelloise organisée les 10 & 11 octobre 2008 sur les mêmes questions par Jan Herman (KU-Leuven) et un volet vénitien les 26 & 27 novembre 2008 coordonné par Lucia Omacini.



Mercredi 10 septembre 2008
En Sorbonne, salle Bourjac


Matinée : L'appétit du récit
9h Ouverture : M.-C. LEMARDELAY & I. PANTIN
Présidence : I. PANTIN

9h20 Ugo DIONNE (Montréal) : « Pour introduire aux questions de composition romanesque à l'âge classique »
10h Philip STEWART
« Stratégies proleptiques : l'exemple du Roman comique et du Philosophe anglais »
11h Aurelio PRINCIPATO
« De l'effet appétissant des prolepses narratives »
11h40 Michel FOURNIER (Ottawa)
« Poétique de l'oracle : projection, romanesque et totalité »

Déjeuner libre

Après-midi : Des épisodes
Présidence : R. DÉMORIS

14h 20 Giorgetto GIORGI (Pavie)
« Du roman héroïque à la nouvelle galante du Grand Siècle: histoire principale et épisodes »
15h Christine NOILLE-CLAUZADE (Grenoble)
« Logiques dysfonctionnelles de la fiction classique: les épisodes hors-cadres »
15h40 Anne DUPRAT (Paris 4)
« L'arbre et le réseau. Modèles possibles de la structure épisodique dans quelques romans baroques »
16h40 Camille ESMEIN (ENS)
« Les conclusions de L'Astrée : deux conceptions de l'unité narrative »
17h20 Dominique ORSINI
« L'évocation généalogique dans le roman-mémoires : de la matrice de l'histoire à la matrice du récit »

Cocktail au Club des enseignants

Jeudi 11 septembre 2008
École normale supérieure, salle Dussane


Matinée : Le cercle et la ligne

Présidence : L. OMACINI

9h20 Jean DE GUARDIA (Mulhouse)
« La fiction classique et la cohérence sérielle »
10h Jean SGARD (Grenoble)
« La composition en boucle du Sopha »
11h Nathalie KREMER (KU-Leuven)
11h 40 « Un paradoxal ‘telos' : la toile du récit »
Jean-François PERRIN (Grenoble)
« Hybridation et cohérence : la fabrique du conte chez Gueullette »

Déjeuner au « Pot » de l'École


Après-midi :
Les lettres et le recueil

Présidence : J. MALLINSON


14h Lucia OMACINI (Venise)
« Une structure éclatée : le roman épistolaire au tournant des Lumières »
14h40 Dominique HOLZLE (Grenoble)
« Crébillon à l'épreuve de Richardson: neutralisation du modèle richardsonien de lecture linéaire et expérimentale dans la poétique épistolaire de Crébillon. »
15h20 Françoise GEVREY (Reims)
« La fabrique du conte entre partie d'échecs et jeu de piquet : Brochure nouvelle de Gautier de Mondorge »
16h20 Jacques BERCHTOLD (Paris 4)
« Distension temporelle et dispositif épistolaire dans La Nouvelle Héloïse »
17h Catherine RAMOND (Bordeaux)
« “J'ai mis seulement en ordre les lettres qui le composent » : de la composition à la lecture de quelques romans épistolaires à la fin du XVIIIe siècle (1775-1802) »

Cocktail au « Pot » de l'École

Vendredi 12 septembre 2008
Université Paris 8 à Saint-Denis, salle D. 003


Matinée : Arrêts & détours
Présidence : P. WALD-LASOWSKI

9h20 Béatrice DIDIER
« Discontinuités dans Atala & René »
10h Jan HERMAN (KU-Leuven)
« La linéarité circulaire : la fin du roman comme motivation »
11h Érik LEBORGNE (Paris 3)
« Un cas de roman prolongeable : L'infortuné Napolitain  »
11h40 Florence MAGNOT (Montpellier)
« Se chatouiller pour se faire rire » : Mouhy, le lecteur et l'écriture discontinue de La Mouche »

Buffet

Après-midi : les moments de la lecture

Présidence : B. DIDIER

13h 40 Nathalie FERRAND (CNRS)
« Concevoir, réduire, développer, juger : les quatre temps de la lecture à l'épreuve du roman au XVIIIe siècle »
14h20 Florian PENNANECH (Le Havre)
« La Nouvelle Critique et les fictions d'Ancien Régime : la lecture comme “dix-neuvièmisation” »
15h Anna ARZOUMANOV (Paris 4)
« Lire un roman dans le désordre : le rôle de l'appareil critique »
16h Nicolas CREMONA (Paris 3)
« Des histoires tragiques au roman sentimental : la fiction narrative du début du XVIIe siècle entre unification et diversité »
16h40 Marc-André BERNIER (Trois-Rivières, Québec)
« Invention romanesque et rhétorique de l'allusion. Jamet le Jeune, lecteur des Sonnettes (1749) de Guiard de Servigné »
17h20 Christelle BAHIER-PORTE (Saint-Étienne)
« C'est un mérite de savoir se restreindre et finir » : Le Diable boiteux de Lesage de 1707 à 1726 »

Abstracts:

Nicolas CREMONA (doctorant, Paris 3)
« Des histoires tragiques au roman sentimental : la fiction narrative du début du XVIIe siècle entre unification et diversité »
Histoires tragiques et romans sentimentaux ont connu un grand succès au début du XVIIe siècle. Ces deux genres ne reposent pas sur les mêmes modalités de récit : alors que les recueils d'histoires tragiques jouent de la brièveté, de la diversité et de l'hétérogénéité des sujets et des récits propres à un recueil de nouvelles, les romans sentimentaux jouent plutôt sur une certaine longueur, développent une intrigue à plusieurs fils menés en parallèle sur plusieurs centaines de pages, multipliant les renversements, créant ainsi une tension narrative opérant sur la longueur. Ils n'induisent donc pas les mêmes modes de lecture et d'écriture, ne reposent pas sur les mêmes techniques.
Certains textes essaient pourtant de concilier ces deux genres, comme L'histoire des amours tragiques de ce temps d'Isaac de Laffemas (1607). En effet, ce livre de plus de deux cents pages participe des deux genres, de deux logiques : son titre et son paratexte (préface, sonnet introducteur) le rapprochent des recueils d'histoires tragiques en vogue en ce temps, de même que sa thématique sanglante et sa revendication de vérité annoncées dès l'avant-propos ; mais sa longueur et la complexité de l'intrigue le placent du côté du roman sentimental. La composition du texte illustre cette double postulation, puisque le récit commence comme une histoire tragique qui s'amplifie peu à peu et devient ensuite un récit cadre (procédé délaissé par les recueils d'histoires tragiques à la fin du XVIe siècle), prétexte narratif au développement de sept histoires tragiques totalement différentes racontées successivement par les personnages du récit cadre. Le récit cadre utilise toute la topique du romanesque issue du roman grec, multiplie les intrigues secondaires, et se termine lui-même par des renversements et une catastrophe, comme une histoire tragique, après avoir suscité chez le lecteur des attentes, des effets de suspens et de surprise, grâce à des relances narratives ou à des épisodes insérés ; parallèlement, chaque histoire tragique peut se lire rétrospectivement comme une annonce du dénouement sanglant du récit cadre, comme une mise en abyme. Dès lors, chaque histoire peut se lire à la fois comme un tout, comme un récit autonome, mais aussi comme une partie, un épisode préfigurant la fin et servant à la tension narrative.
Ainsi, Laffemas joue à la fois de la diversité des histoires tragiques, closes sur elles-mêmes, appréciées pour leur concentration et leur dénouement catastrophique, et de la longueur du roman sentimental et des séductions du romanesque. L'histoire des amours tragiques de ce temps se présente à la fois comme une juxtaposition d'histoires autonomes et comme un ensemble cohérent où le tout se reflète et est annoncé dans ses parties. La longueur et la tendance à l'unification présentes dans le récit cadre n'excluent donc pas la diversité et l'hétérogénéité propres au recueil d'histoires.

Florence MAGNOT (Montpellier)
« Se chatouiller pour se faire rire » : Mouhy, le lecteur et l'écriture discontinue de La Mouche.
Le roman de La Mouche commence dès 1736 avec la publication de la première partie d'un roman intitulé La Mouche ou les aventures de Bigand. A une publication séparée de la première partie succède une édition en deux volumes de deux parties chacun, ce premier volet en quatre parties relatant principalement les aventures de Bigand, de son adolescence picaresque jusqu'au moment où il accède à la richesse en faisant un héritage miraculeux et à l'amour en épousant sa bien aimée Lusinette. Ce premier volet en 4 parties s'achève en 1737 sur une sorte d'épilogue sous la forme d'une lettre envoyée par un abbé italien au traducteur français des aventures prétendument italiennes de Bigand, lettre qui relate la fin de vie, parfaitement chrétienne et édifiante, de Bigand et de sa première femme.
En 1742 pourtant, Mouhy décide de ressusciter son héros dont la mort a été racontée, et de revenir spectaculairement sur le dernier portrait de Lusinette et de Bigand : dans La Suite des aventures de M. Bigand, de sainte femme et sainte veuve, Lusinette se transforme en une nymphomane méthodique, à la recherche du plaisir physique absolu qu'elle a connu dans son extrème jeunesse. Trahi et privé d'amour, Bigand est aussi privé d'or, Lusinette s'enfuyant avec toute sa fortune. Suivent de nouvelles aventures de Bigand qui repart chercher or et amour et jette son dévolu sur la fille d'un diamantaire, une jeune fille assez légère dont il s'assure la loyauté en la séquestrant.
Sans entrer ici dans le détail de l'analyse, je me contenterai d'énumérer les points qui retiendront mon attention dans le cadre d'une étude de l'influence de la réception et de la lecture sur l'écriture du texte :
– dans quelle mesure le texte déjà existant tient – et éventuellement¬ ne tient pas– compte du texte déjà écrit : à l'échelle de l'enchaînement d'un chapitre à l'autre, d'une partie à l'autre ou encore du premier roman au second.
– de quelle manière le texte remanié et unifiant les deux volets dans l'édition complète de 1777 procède à un réaménagement global en vue de donner une cohérence à l'ensemble mais aussi d'infléchir le héros et le roman vers ce que le public semble apprécier et reconnaître. Les effets de ces réaménagements sur la poétique et l'écriture elle-même.
– comment, à l'intérieur des parties et des chapitres, Mouhy pratique de très nombreuses cassures et sutures, le texte progressant par à-coups et ruptures et non de manière fluide et continue.
– la différence entre la poétique des vignettes et histoires multiples qui caractérise la première partie du premier volet et l'écriture de la suite beaucoup plus resserrée autour du personnage de Bigand et l'interprétation à donner à ce changement d'esthétique.
Mouhy ne savait pas en achevant le premier roman de La Mouche, qu'il relancerait les aventures de son héros six années plus tard. De même, la publication d'une édition qui unifie les deux romans ne faisait pas partie du programme. En écrivant chapitre après chapitre, en relançant les aventures de son héros en fonction du succès rencontré, en infléchissant l'écriture en fonction de ce que ce héros est devenu au contact de son public et de la manière dont les « grands » romans du temps l'ont formé, ce romancier se montre exceptionnellement à l'écoute des réactions et des demandes de son public, apparemment soucieux de combler la demande d'un lectorat qu'il s'approprie et avec lequel il engage un dialogue fictif et à prolonger l'exploitation du succès d'un héros trop hâtivement placé dans une retraite où il écrit ses mémoires. Il faudra cependant montrer comment cette pratique d'une écriture apparemment à la demande et à l'écoute se joue en même temps de sa propre réponse et de sa servilité assumée pour finalement inventer une poétique originale.
La pratique consciemment et ironiquement commerciale du romancier, l'existence de moments du texte très nettement isolés, la publication d'une édition complète et révisée quelque quarante années après la première publication de la première partie du premier volet (!) sont autant de traits qui convergent pour faire de La Mouche un cas particulièrement intéressant pour qui aspire à se situer à la jonction d'une approche de la lecture, de la réception d'un texte et d'une approche poéticienne.

Florian PENNANECH (Le Havre)
La Nouvelle Critique et les fictions d'Ancien Régime : la lecture comme « dix-neuvièmisation »

Le but de cette communication sera de s'intéresser à un type de lecteur particulier, le critique, et de mettre en évidence la façon dont celui-ci envisage les fictions d'Ancien Régime à partir de modèles d'intelligibilité particuliers qui déterminent diverses opérations herméneutiques. On s'intéressera en particulier à la Nouvelle Critique des années 1950 et 1960 : celle-ci, fondée de façon plus ou moins impensée sur un paradigme d'origine romantique, constitue toute oeuvre en totalité organique. La lecture devient dans ce cas une recherche de cohérence, de cohésion, de convergence, attentive à l'unité plus qu'à la multiplicité, à l'homogénéité plutôt qu'à l'éparpillement, privilégiant la symétrie plutôt que la dissymétrie, la constante plutôt que l'hapax, l'harmonie plutôt que la discordance. De ce point de vue, la Nouvelle Critique est largement tributaire du modèle romantique de l'herméneutique : comme l'a montré Peter Szondi dans son Introduction à l'herméneutique littéraire, le passage de l'herméneutique des Lumières à l'herméneutique romantique correspond à un passage d'une herméneutique des parties à une herméneutique de la totalité. Il s'agit, selon la métaphore consacrée, d'« éclairer » le texte, non plus en éclairant une partie « obscure » à l'aide de parties « claires », mais en éclairant le « tout » à l'aide de la « partie » constituée en analogon, voire en organon, d'où l'importance considérable de l'analogie comme type de relations entre les éléments, et par là même le primat de la ressemblance sur la différence.
Les modèles d'analyse du récit des années 1960 évoqués par l'appel à contribution sont de fait nettement marqués par ce paradigme : songeons à l'influence exercée sur eux par Propp dont la démarche s'inspire explicitement de l'organicisme goethéen, ou aux travaux de Greimas dont la quête d'une unité minimale et matricielle du récit évoque irrésistiblement le principe schleiermacherien de l'« élément séminal ». À bien des égards, la théorie littéraire des années 1970 peut apparaître comme une tentative de proposer des modèles d'intelligibilité anti-organicistes, au demeurant sans doute plus propres à s'adapter aux fictions classiques (texte étoilé, éclaté, disséminé, rhizomatique…). La Nouvelle Critique est ainsi ce moment pré-théorique qui indexe les programmes de lecture d'où surgissent les premières constructions abstraites destinées à penser le récit.
Comment Georges Poulet lisant Prévost ou Laclos, Jean Rousset lisant Marivaux ou Madame de La Fayette, Gérard Genette lisant Honoré d'Urfé, nous renseignent-ils sur le mode de lecture du critique, qui lit et relit encore jusqu'à effacer de son propos toutes les opérations spontanées de la primolecture, conçues comme autant d'erreurs et d'errance en regard de la lecture idéale où l'oeuvre apparaît non plus comme une série de choix entre divers possibles mais comme le déploiement d'une parfaite nécessité ?
On examinera cette question en étudiant les diverses procédures de réduction de la pluralité à la singularité, d'homogénéisation de l'hétérogénéité, autrement dit toutes les opérations métatextuelles par lesquelles la fiction d'Ancien Régime est lue comme un récit balzacien. À la fois étude de réception et rhétorique du commentaire, cette communication proposera de mettre au jour quelques aspects de la « dix-neuvièmisation » des fictions d'Ancien Régime. Et puisqu'il semble bien que ce type de lecture relève de ce que Michel Charles appelle l'« idéologie du texte » (dont la critique thématique et ses variantes peuvent incarner une forme accomplie), cette communication pourrait permettre d'indiquer dans quelle mesure celles-ci peuvent nous permettre de réfléchir sur les présupposés de la conception de la lecture, et de son supposé substitut, le commentaire, qui en fait une « fabrique de la cohérence », ce qui constitue peut-être le principal « obstacle épistémologique » à une autre intelligence des fictions classiques.
Délaissant néanmoins toute métacritique normative, on pourra en dernière analyse s'intéresser à la « dix-neuvièmisation » comme phénomène de récriture, attestant la porosité de la frontière entre métatexte et hypertexte, entre herméneutique et rhétorique.

erait La Nouvelle Héloïse si Saint-Preux était parti comme son devoir le veut, si Julie avait jeté la première lettre au feu ou l'avait portée à sa mère, comme elle le devait ? Il y a des romans qui, dans leur principe fondateur, sont finis avant d'avoir commencé et qui trouvent néanmoins le moyen de durer, de progresser, d'exister. S'il est vrai que l'existence des lettres est motivée par les sentiments, l'existence du récit est motivée par les lettres. Aussi longtemps que la diégèse continue à motiver l'échange épistolaire, le récit pourra durer.
Si tout récit doit prendre soin de garantir son existence et de s'inscrire dans la durée, il y en a aussi qui sont hantés par la tentation de ne pas avancer, de tergiverser ou de rester sur-place – c'est ce que Nathalie Kremer propose d'étudier dans sa communication. Un projet de spatialité s'inscrit dans la linéarité même, une simultanéité apparaît dans la longue durée pour la faire tarder. L'analyse part de prémisses esthétiques : est-il étonnant qu'à l'époque où les arts commencent à se définir non plus à partir d'un principe unique mais à partir de leurs différences fondamentales, le récit même visualise ce processus en s'appropriant les caractéristiques fondamentales de la peinture : le moment prégnant, la couleur, la simultanéité, etc. ?
La communication de Jan Herman emprunte ses prémisses à l'esthétique de la réception en se servant du concept d'« horizon d'attente ». C'est encore la progression linéaire et causale du récit qui est ici mise en cause. L'âge classique semble avoir eu du mal à accepter la « déception » finale, autrement dit l'horizon d'attente rompu par une fin inattendue, jugée « invraisemblable ». Ce qui sera ici à l'étude est le « regard » que le lecteur jette sur le texte : il y a des regards qui ferment le texte en acceptant et en reconnaissant son projet ; il y a aussi des regards qui ouvrent le récit à d'autres « fins possibles », que le lecteur se permet de suggérer à l'auteur comme « meilleures ». La coexistence et la collision de ces deux regards dans les témoignages de lecture des romans du XVIIIe siècle nous confrontent à un porte-à-faux entre les réflexes de lectures du public (ouvrant le texte à des fins possibles) et un nouveau type de projet romanesque (qui referme le texte par une seule fin possible motivant le « tout »).
Dans les deux communications, les auteurs seront sensibles à la dimension historique. Est-ce que l'inscription d'un projet spatial dans la durée narrative est un phénomène liée à la narration en tant que telle à l'Âge classique, ou n'a-t-elle connu que des moments forts ? Peut-on dater, approximativement ou avec précision, le moment où la seconde quadrature du cercle commence à se dissoudre : le moment donc où un regard clôturant prend le pas sur un regard qui laisse le texte ouvert?
La question sous-jacente aux problématiques ébauchées ici sera celle de savoir à quelles formes de « tout » la « partie » peut-elle mener. Le trajet de la partie au tout ne passe-t-elle pas (nécessairement) par l'épreuve de la quadrature du cercle ?

Nathalie Kremer
Un paradoxal ‘telos' : la toile du récit
Le partage établi par Lessing dans son Laocoon en 1766 entre la peinture et la poésie, la première reposant sur la spatialité, la seconde sur la durée, forme l'aboutissement d'une conception théorique préparée depuis longtemps au XVIIIe siècle, qu'on retrouve chez Du Bos ou chez Diderot. C'est cette linéarité de la littérature que je voudrais étudier dans ma contribution au colloque sur La Partie et le Tout en posant la question suivante : la partie mène-t-elle au tout ? Autrement dit, l'écriture est-elle nécessairement linéaire, ou la collusion entre unité de temps et écriture littéraire est-elle possible? Il n'est pas sûr en effet que le roman du XVIIIe siècle se construise selon le principe d'une progression, comme un roman policier avant la lettre qui accumule les éléments en fonction d'une solution finale. Le principe de la récurrence dans le récit du XVIIIe siècle semble plutôt lié à une forme de circularité (des lettres, des voyages, de la pensée) construite sur le modèle emblématique des Mille et une Nuits. Dans ce recueil de nouvelles orientales, en effet, la narration doit nécessairement éviter la progression, car toute avancée conduirait à la mort, du personnage mais aussi du récit. Aussi un personnage en amène-t-il un autre, une action merveilleuse en appelle une autre plus extraordinaire encore, et, selon le principe de la surenchère, la trame se transforme en une « toile » dans l'espace plutôt qu'en une avancée dans le temps qui a pour seul but constant de retarder la « fin ».
À la différence du récit « classique » qui se construit donc selon un « telos » évident, le récit au XVIIIe siècle développerait subtilement des formes narratives où ce telos est remis en question comme principe structurant et légitimant la fiction narrative. Ainsi, le telos du roman du XVIIIe siècle relève moins d'une progression dans l'agencement des éléments, que d'une répétition (à la façon dont le récit de Mlle de Tervire ‘boucle' celui de Marianne ; ou comme celui de Bridge forme le répondant encore plus extraordinaire de Cleveland), d'une association d'idées (comme dans les Mille et une nuits ou dans La Poupée de Bibbiéna, où le récit de Philandre est doublé par l'exemple décevant de Damis), ou encore de circularité, à la façon dont Cleveland voyage en faisant le tour du monde sans trouver de havre, Prévost multipliant les obstacles à la réconciliation de Cleveland et Fanny, puis à la philosophie de vie de Cleveland ; ou à la manière du Manuscrit trouvé à Saragosse, où une même séquence d'événements – la nuit passée avec deux partenaires et le réveil sous la potence – introduit dans la linéarité de la narration une forme de variation à l'identique. Dans tous ces récits, la narration semble relever d'une errance qui se ralentit pour éviter sa fin. Ce qui retiendra donc notre attention par rapport à ces divers constats est la « tentation de la lenteur », qui est en même temps la « tentation de la spatialité », du sur-place qui hante le roman au XVIIIe siècle.
La forme la plus extrême – en ce sens qu'elle est à la fois la plus inattendue – se trouve en pleine période classique, dans La Princesse de Clèves, puisque ce roman consiste à narrer une histoire qui n'a pas lieu (tout le soin de Mme de Clèves visant à empêcher que ne s'avère, entre elle et le duc de Nemours, une intrigue). Le roman n'est autre qu'un amas de bribes et d'échos de récits, et l'agencement de ces fragments de discours fondent l'imaginaire du roman. N'en va-t-il pas de même de La Nouvelle Héloïse, dont la première phrase signifie plus un arrêt qu'une promesse de continuité ou une annonce ? « Il faut vous fuir, Mademoiselle » : que serait devenu le roman si Julie avait jeté, comme elle devait le faire, la première lettre de Saint-Preux au feu ?
Cette particularité du roman peut être illustrée à partir d'un aspect caractéristique de la narration, la « variété » ou la « couleur » – mérite souvent souligné de la littérature classique, qui exploite les possibles non explorés pour creuser différents niveaux de narration. Comme le signalait Diderot, la variété est une question de subordination des éléments : ce trait caractéristique de la narration est donc une question de spatialité, d'ordonnance quasi géométrique dans la disposition des éléments plutôt que leur simple juxtaposition. La variété permet ainsi de mesurer la tension entre la linéarité de l'écriture, qui comporte une fin (au sens où la lecture, le livre s'arrête – mais non pas toujours au sens de finalité) et la constellation des éléments racontés selon une disposition spatiale d'ordre paradigmatique. Le récit ne s'arrête pas effectivement bien entendu, étant donné qu'il demeure soumis à la linéarité de la lecture, mais son programme poétique est affecté de la tentation de la spatialité, qui le rapproche d'une esthétique picturale : par la couleur notamment.

Jan Herman
La linéarité circulaire : la fin du roman comme motivation
L'inachèvement du roman, qui est légion au XVIIIe siècle, n'a pas encore reçu de “poétique”, Cette incapacité, ou ce refus, d'achever nous amène à poser la question de l'oeuvre comme “tout” à l'Âge classique. Est-ce que l'achèvement est nécessaire pour qu'un texte soit perçu comme un “tout”, et pour qu'un « discours » soit perçu comme « oeuvre » ? La question est intimement liée à une distinction jadis élaborée par Michel Charles entre approche rhétorique et approche herméneutique des textes. Une approche herméneutique suppose que l'oeuvre soit refermée sur elle-même, constituant un « tout », intouchabe. Ce n'est qu'ainsi qu'elle peut se prêter à un commentaire herméneutique, qui en respecte toutes les données, y compris les invraisemblances, comme nécessaires à la compréhension de son “essence”. Une approche rhétorique en revanche ne respecte pas l'unité irréductible du texte, qu'elle veut améliorer, rejetant certaines données comme invraisemblables, inacceptables, incohérentes, inattendues. Ainsi la mort de Julie (Rousseau) est condamnée par certains lecteurs comme une inconséquence, qui brise la logique linéaire du récit. De même, la décision de la Princesse de Clèves (Lafayette) de rester veuve et de Zilia (Graffigny) de ne pas épouser son nouvel amant rompraient l'horizon d'attente créé par la causalité linéaire du récit. Dans ses réflexes amélioratifs et correctifs, l'Âge classique ne semble pas avoir connu de véritable herméneutique, selon Michel Charles. Il s'agira ici d'étudier le bien-fondé de cette assertion, à partir du théorème de Valincour.
Notre hypothèse face à ce contexte de réception du roman au XVIIIe siècle concerne à la fois la question de l'autonomie textuelle et de l'autorité romanesque. L'autonomie textuelle dépend d'une inversion du rapport entre la fin et les moyens: elle s'établit quand la mort de Julie n'apparaît plus comme une suite plus ou moins vraisemblable de la noyade, mais quand la noyade apparaîtra comme motivée par la mort de Julie, qui est le véritable telos du roman, sa finalité, l'ultima ratio, à laquelle tout le reste est subordonné. Le romancier moderne est un Machiavel: la fin justifie les moyens, et non l'inverse. Ou comme le dit G.Genette dans son célèbre article “Vraisemblance et Motivation” : dans le récit embryonnaire “La Marquise désespérée prit un pistolet et se fit sauter la cervelle”, ce n'est pas “désespéré” qui détermine “pistolet”, mais “pistolet” qui détermine “déséspéré”. L'autonomie de l'oeuvre et la liberté de l'écrivain résident dans la « fin » du roman, fondamentalement arbitraire, mais motivant le « tout ».
L'hypothèse que nous soutiendrons est que l'inachèvement événementiel si fréquent au XVIIIe siècle déplace la question de la finalité du récit à un autre niveau: celui de son existence comme produit textuel. En même temps qu'il exerce sur les événements narrés un effet libératoire, en même temps qu'il ouvre le récit à des continuations ou suites, l'inachèvement peut apparaître comme le signal d'une autre finalité, qui ne s'écrit pas à la fin du texte, mais en son sein même, en fournissant une réponse à l'arbitraire fondamental de tout récit: celui de sa propre existence. Finalité qui concerne donc la textualité même: pourquoi le récit existe-t-il, qu'est-ce qui le motive. Déconnecté par rapport à un dénouement, les événements ne semblent exister qu'en fonction de la narration: leur but “final” serait de faire exister le texte.
C'est en vain qu'on chercherait dans La Vie de Marianne une quelconque finalité événementielle. En l'absence d'une telle finalité liée au contenu, la narration même devient en quelque sorte sa propre fin. Les événements n'ont pas d'autre fonctionnalité que de faire exister le texte même. De même que, selon un exemple de Genette, le héros byronnien est déchiré pour justifier le caractère fragmenté de la poésie de Byron, de même Marianne affirme son incompétence comme narratrice, parce que Marivaux a besoin que son roman soit mal écrit. Dans la décision elle-même immotivée de produire du “mauvais”, ou de l'inachevé, Marivaux affirme sa liberté et son autonomie. C'est la forme, la textualité, qui justifie le contenu. La forme précisément “informe” le fond. Elle est l'ultima ratio du contenu.
La perception de ce telos du récit dépend du regard qu'on y jette. Il nous sera loisible de montrer, à partir de quelques dossiers de réception de romans (Cl. Labrosse pour La Nouvelle Héloïse ; J. Mallinson pour Les Lettres d'une Péruvienne) qu'un regard clôturant le texte entre souvent en conflit avec un regard qui ouvre le texte à une autre « fin » que celle que l'auteur a jugée « nécessaire ».


Jean de GUARDIA (Mulhouse)
La fiction classique et la cohérence sérielle
Comme on sait, la conception que l'âge classique se fait de la cohérence de l'oeuvre de fiction est largement fondée sur la métaphore de la chaîne. Cette métaphore constitue une relecture, légèrement biaisée, de la Poétique d'Aristote, qui insistait sur le concept de liaison, nécessaire ou vraisemblable. Le propos de cette contribution est d'essayer de montrer que la fiction classique ne s'est pas contentée d'explorer de manière systématique les voies aristotéliciennes pour fonder sa cohérence. Si le mode de cohérence fondamental reste évidemment durant deux siècles la liaison, c'est-à-dire l'enchaînement, la fiction classique, plus marginalement, explore aussi d'autres modes de cohérence, et notamment ce que l'on pourrait appeler la cohérence sérielle. En effet, dès le XVIIe siècle, certaines oeuvres dramatiques ou narratives, en investissant localement ou globalement un principe de répétition dans la fiction, abandonnent ou mettent en concurrence le modèle de l'enchaînement. Alors que dans la conception aristotélicienne, la partie est liée au tout via la partie précédente et via la partie suivante, comme un anneau à une chaîne, dans ce type de fiction, la partie est reliée au tout par sa ressemblance avec chacune des autres parties. On essaiera notamment de comprendre pourquoi le phénomène est si net dans les oeuvres de registre comique, notamment chez Molière, Scarron et Furetière.

Baudoin MILLET
Clôture et dénouement chez les romanciers anglais du XVIIIe siècle
Alors que, dans les années 1740, Henry Fielding et Samuel Richardson confiaient ouvertement à leurs lecteurs le soin d'apprécier l'unité présumée de leur intrigue et la perfection supposée de leur dénouement, Laurence Sterne dans Tristram Shandy abandonne avec audace le discours néo-aristotélicien sur les fictions pour proposer à son public une oeuvre qui semble refuser toutes les prescriptions qui ont encore cours en 1760, et notamment celle de la clôture de l'intrigue. On examinera les modalités du rejet du discours néo-aristotélicien et de l'exigence du dénouement, en s'intéressant notamment au traitement, souvent cavalier, qui est réservé chez Sterne aux grandes figures critiques auxquelles se réfèrent les romanciers du XVIIIe siècle (Le Bossu, Addison, The Monthly Review…). On se penchera en particulier sur l'un des passages fameux de l'oeuvre, la fin du dernier chapitre, en la confrontant aux derniers chapitres de chacune des quatre premières livraisons du roman : ce passage a-t-il un aspect conclusif autre que celui, purement contingent, d'un ouvrage interrompu par la mort de son auteur ?

Nathalie FERRAND (CNRS, Oxford)
Concevoir, réduire, développer, juger  : les quatre temps de la lecture à l'épreuve du roman au XVIIIe siècle
On ne lit jamais que par morceau et l'impression de totalité que nous pouvons avoir au moment de la lecture ne vient, somme toute, que de la sensation physique du volume que nous tenons en main ou que nous voyons devant nous, de même que le tableau n'est entier qu'aussi longtemps que le regard demeure hors cadre. L'acte de lire lui-même se compose de moments cognitifs distincts que le Traité sur la manière de lire les auteurs avec utilité (1747) a défini comme suit : concevoir, réduire, développer, juger. Tentant d'élaborer un « système sur la lecture » original, l'auteur analyse en détails chacune des opérations de l'esprit face aux textes littéraires. Comment, de leur côté, les textes romanesques contemporains pensent-ils la lecture, qu'il s'agisse d'expériences de première lecture ou de relecture ? Par exemple dans celle-ci, de Bibiena : « Pendant que l'on me déshabillait, je remarquai plusieurs livres sur une table de nuit à côté du lit. J'ouvris le premier qui se trouva sous ma main, et je lus : Lettres d'une Péruvienne. […] Je fus enchantée de rencontrer ce livre sous ma main. On peut suspendre aisément une lecture de lettres, chacune faisant communément, pour ainsi dire, une espère de petite histoire détachée. Je me proposai donc de n'en lire que deux ou trois ; mais… » (Le Triomphe du sentiment, 1753). Quant à nous, sommes-nous capables de faire l'expérience anachronique de lecture d'un roman du XVIIIe siècle avec les concepts et les modes de pensée que décrivent traités et romans d'époque ?

Jean-François PERRIN (Grenoble)
Vers une poétique du récit virtuel ? les Quatre Facardins d'Hamilton au miroir de leurs « suites ».
Le long conte ou le court roman d'A. Hamilton intitulé Les Quatre Facardins se clôt sur une seconde partie
annoncée mais jamais imprimée et peut-être jamais écrite ; Crébillon-fils prétendait l'avoir vue dans les papiers du comte appartenant à l'un de ses héritières, laquelle aurait brûlé le tout à l'instigation d'un zélé confesseur ; la réception du conte et de ses rééditions au XVIIIè siècle inclut ainsi de façon récurrente le fantasme d'une virtuelle version complète. L'intrigue amorcée dans la Ière partie étant passablement compliquée, quoique non dénuées d'indices marqués (ironiquement ?) de cohérence en devenir, elle a suscité au XIXè siècle plusieurs essais de bouclage du conte, escortés pour certains d'une (d)ébauche de justification critique.
Il s'agirait d'étudier ce corpus historiquement et esthétiquement situable, qui semble pouvoir contribuer à la réflexion du colloque sur les indices à partir desquels une lecture en devenir construit provisoirement son idée virtuelle de l'oeuvre.

Christelle BAHIER-PORTE
« C'est un mérite de savoir se restreindre et finir » : Le Diable boiteux de Lesage de 1707 à 1726.
S'il est un écrivain qui « compose » par parties dans la première moitié du XVIIIe siècle, il s'agit bien de Lesage. Son premier roman est une traduction de la suite apocryphe de la première partie du Don Quichotte de Cervantès (Nouvelles Aventures de Don Quichotte, 1704), pour laquelle il invente épisodes et dénouement inédits. Ses romans mémoires d'inspiration picaresque sont tous composés par parties séparées dans l'ignorance de la suite et de la fin : Gil Blas paraît en trois parties (1715-1724-1735), Estévanille Gonzalez (1734-1741) et Le Bachelier de Salamanque (1736-1738) en deux parties. D'autre part, il pratique allègrement les oeuvres mêlées fondées sur une « poétique », s'il l'on peut encore employer le terme, de la variété et de l'accumulation (Une Journée des Parques, 1735 ; La Valise trouvée 1740 ; le Mélange amusant, 1743). Lesage est sans doute un cas exemplaire pour réfléchir sur une pratique du roman ostensiblement fondée sur la discontinuité, le suspens ou l'inachèvement.
Dans les limites du colloque et pour tenter de donner quelques traits précis de cette poétique romanesque, je voudrais revenir sur le premier véritable « roman » de Lesage : Le Diable boiteux. Publié pour la première fois en 1707, l'ouvrage rencontre un immense succès et suscite de nombreuses imitations. Il semble donc répondre à une certaine « attente » du lectorat. En 1726, Lesage publie une nouvelle version de son ouvrage. Or, il me semble qu'une comparaison précise de ces deux éditions permet de rendre compte de la réflexion de l'écrivain sur ce qu'on n'ose appeler un « roman » au début du dix-huitième siècle : à une structure ouverte à l'infini fondée sur l'accumulation des « remarques » satiriques en 1707, il oppose, en 1726, une structure « fermée » par le plus traditionnel des dénouements : le mariage du protagoniste.
Nous nous demanderons donc comment Lesage conçoit le rôle de la « composition » dans la perception qu'on se fait alors d'un « roman », et comment il se joue, dans ce domaine, des attentes du lectorat (entre 1707 et 1726, l'image du roman a changé).
Giorgetto GIORGI
« Du roman héroïque à la nouvelle galante du Grand Siècle : histoire principale et épisodes »

Le roman héroïque de l'âge baroque réalise une sorte de compromis entre le récit de type chevaleresque (codifié, en Italie, au XVIe siècle, par deux représentants des Modernes qui ont défendu l'Arioste, Giovanni Battista Giraldi et Giovanni Battista Pigna) et l'épopée –avec son avatar, le roman- de l'antiquité classique, codifiée par Aristote dans la Poétique. Les romans héroïques sont en effet caractérisés par la technique de l'entrelacement (trait distinctif structurel des récits de chevalerie, qui consiste à interrompre l'histoire d'un chevalier pour raconter celle d'un autre, et à poursuivre de la sorte jusqu'à la conclusion), mais aussi par le procédé qui consiste à faire graviter les histoires secondaires autour de l'histoire principale (trait distinctif structurel du poème héroïque et du roman de l'antiquité classique). Grâce au Tasse et à certains auteurs français comme Amyot, Ronsard, Chapelain, etc, fidèles au Stagirite et hostiles aux récits de type chevaleresque, cette deuxième technique prend de plus en plus pied dans la première moitié du Grand Siècle. On peut donc parler d'une recherche de la cohésion, même si le tout, dans le roman héroïque, est loin de l'emporter complètement sur la partie. Par contre, dans les nouvelles galantes de l'âge classique, il ne reste plus aucune trace de la technique narrative de l'entrelacement. En outre, les histoires secondaires (presque toujours présentes dans les nouvelles galantes, mais généralement peu nombreuses et de plus assez courtes) sont étroitement rattachées à l'histoire principale et se limitent le plus souvent à moduler d'une façon différente le thème développé dans cette dernière. Le tout l'emporte complètement sur la partie, comme l'ont d'ailleurs mis en lumière des théoriciens tels que l'abbé de Charnes et Du Plaisir.
Ph. STEWART, « Stratégies proleptiques : l'exemple du Roman comique et du Philosophe anglais »
Sur le roman répandu en parties détachées pèse le doute : s'achèvera-t-il, ne s'achèvera-t-il pas ? Pour parer à la méfiance du lecteur, il existe des stratégies pour lui faire croire ou du moins espérer que la suite et fin sont bien planifiées sinon déjà faites, que j'appelle proleptiques. J'envisage sous ce nom non seulement les prolepses au sens strict, mais de tout l'appareil d'anticipation qui semble renvoyer avec confiance à un futur encore invisible, afin que dès le début l'ouvrage se représente au lecteur comme un tout. C'est prêter d'avance une certaine cohérence à l'oeuvre. Le Roman comique illustre certaines de ces stratégies, Le Philosophe anglais d'autres.
Jean Sgard : « La composition en boucles du Sopha »

Comme la plupart des récits de Claude Crébillon, Le Sopha, conte moral repose sur un plan en spirale : l'auteur se plaît à réécrire plusieurs fois la même histoire tout en escamotant le point d'arrivée ; il compose un labyrinthe. Mais plus que Tanzaï, les Égarements ou Les Heureux orphelins, le Sopha épuise les possibilités de la composition en boucles : production illimitée des contes, incertitude des enjeux, refus des coupes traditionnelles en chapitres ou parties, répétition des mêmes scènes, thématique de l'égarement, etc. Le récit-cadre illustre lui-même les errances de la lecture, prise entre les habitudes du récit traditionnel et les libertés d'une interprétation critique et « morale ». Le labyrinthe narratif se double ainsi d'un théâtre d'ombres, qui est celui de notre lecture.

Françoise GEVREY (Université de Reims Champagne-Ardenne)
La fabrique du conte entre partie d'échecs et jeu de piquet : Brochure nouvelle de Gautier de Montdorge
Placée sous le signe du « frivole » dans sa préface, cette « brochure » se caractérise par un refus du conte merveilleux qui serait « uniquement conte » et « véritablement fée », d'où la marginalisation des génies ou de la méchante fée Chicot et leur impuissance dans les événements essentiels. Le conte se caractérise par son morcellement et par un mélange des genres que rien ne justifie : le lecteur découvre successivement des mémoires ou des fragments de journal insérés dans la trame narrative, auxquels s'ajoutent des lettres reproduites par plaisir. Le récit se donne pour aléatoire du début à la fin puisque l'auteur s'accorde toutes les digressions qui lui viennent, toutes les ignorances possibles, tous les droits comme celui de sauter des pages, toutes les attentes de renseignements qui combleraient les lacunes de son histoire. Il se raccroche aux faits, conscient qu'il lui faut d'abord meubler la durée d'un livre dont l'errata autorise le raccourcissement. Le lecteur doit enfin réclamer les explications nécessaires au dénouement. La prédiction d'un astrologue, qui semble déterminer la marche du récit en rappelant les lois du conte merveilleux, ne s'explique alors que par des jeux mondains : celui des échecs et celui du piquet. La question morale qui a été posée au début n'est pas résolue et le lecteur doit rester sur sa faim ; en revanche l'auteur a gagné son pari : écrire jusqu'à la page 188.

Lucia OMACINI (Venise)
Une structure narrative éclatée : le roman épistolaire au tournant des Lumières.
Au tournant des Lumières le roman épistolaire connaît une évolution sur le plan morphologique: sa structure narrative naturellement fragmentaire, mais orchestrée à l'intérieur d'un échange dialogique, subit une dislocation ultérieure caractérisée par un phénomène d'exténuation des voix ainsi que des énoncés eux-mêmes. Raréfaction discursive qui, répondant à une logique d'intériorité repliée, met en doute l'achèvement du roman, le rendant pratiquement superflu. Le flux de conscience qui caractérise le discours épistolaire à vocation monodique et autoréférentielle ne garantit donc ni la conclusion qui boucle l'histoire — car il n'y a pas de fin au désarroi d'une conscience en perte d'identité — ni la linéarité du discours qui tend à se manifester sur un mode dispersé — dissolution téléologique et tournure rapsodique — ne répondant plus à un ordre établi. Cette transition de la polyphonie à la monodie épistolaire, loin de représenter une dérive dégradée du genre, dégage un dynamisme capable de revitaliser le stéréotype.

Michel FOURNIER (Ottawa)
« Poétique de l'oracle : projection, romanesque et totalité »
Le motif de l'oracle, qui se manifeste sous diverses formes dans les romans du XVIIe siècle, met en relief la question de la totalité narrative en l'inscrivant dans le cadre d'une rhétorique de la lecture. De l'Astrée à Dom Carlos, ce motif se transforme et délaisse l'héritage de la tradition épique pour adopter des formes plus nuancées. En plus de faire écho à une appréhension religieuse de la temporalité, où l'événement prend place dans une totalité déterminée par la providence, le motif de l'oracle répond, sur le plan anthropologique, à une tendance à la projection que Pierre-Daniel Huet, dans son Traité sur l'origine des romans, situe au fondement de l'expérience fictionnelle. Cette tendance à la projection est également au coeur d'une appréhension « superstitieuse » de la temporalité, de plus en plus marginalisée au XVIIe siècle, qui s'exprime dans la croyance en diverses manifestations prophétiques. En s'attachant à quelques occurrences romanesques du motif de l'oracle et de ses variations, cette communication se propose de montrer comment, à travers les métamorphoses qui conduisent de l'oracle au pressentiment, différents rapports à la totalité romanesque sont convoqués. Je chercherai plus précisément à voir comment, en modalisant cette tendance à la projection, la lecture romanesque contribue à la définition d'une nouvelle appréhension de la totalité temporelle.

Dominique ORSINI :
«  L'évocation généalogique dans le roman-mémoires : de la matrice de l'histoire à la matrice du récit »
L'évocation généalogique constitue le seuil de la plupart des mémoires fictifs. Par son contenu, elle représente en soi l'origine de l'histoire, puisqu'elle porte à la connaissance du lecteur les origines du personnage-mémorialiste dont il s'apprête à lire la vie. Mais, cette évocation connaît aussi souvent des traitements rhétoriques originaux qu'on peut considérer comme des écarts. Ces écarts donnent alors à entrendre la manière dont le mémorialiste fictif conçoit le récit qu'il est sur le point de commencer. Elle informe alors le public sur la manière dont il doit lire les mémoires, donc, indirectement, sur la signification que peut avoir le roman, avant même de le lire. De matrice de l'histoire, l'évocation généalogique devient ainsi la matrice du récit mémorialiste, et au-delà du roman.
Il s'agira donc de montrer d'abord les différentes formes que peuvent revêtir les écarts dans l'évocation généalogique et leurs répercussion dans la lecture du roman, à travers une série d'exemples, avant de considérer en détails, à travers l'examen du Paysan parvenu, comment cette évocation donne à entendre d'emblée aux lecteurs la poétique de l'ensemble d'un roman, fût-il composé par deux écrivains.

Anne DUPRAT, « L'arbre et le réseau. Modèles possibles de la structure épisodique dans quelques romans baroques »
De l'arbre au fleuve, de la toile au réseau, nombre de métaphores invitent depuis l'Antiquité le lecteur à résumer son parcours dans le roman dans une image qui en exposerait le développement complet. Toutes ces figures pourtant ne commandent pas la même vision de l'histoire racontée, ni de la façon dont elle se raconte. Si l'arborescence, en faisant de chaque épisode une ramification d'un tronc premier, évoque la succession verticale des générations de héros de la geste et de la saga, l'ensemble des images liées à la tissure et au réseau s'imposent à leur place pour décrire l'expansion sans limite, sur toute la surface d'un monde désormais ouvert aux conquêtes, des épisodes parallèles du roman baroque — là où une poétique classique, qui exige la conduite économique du récit vers sa fin logique, voudrait enfin que ces épisodes viennent alimenter l'intrigue comme font les confluents d'une rivière.
On reviendra ici sur le pouvoir descriptif de quelques-unes de ces métaphores, sur le lien qu'elles proposent entre une structure narrative et un système de causalité, et sur le sens de leur concurrence dans une interprétation du développement épisodique des premiers romans du XVIIe siècle.