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Nouvelle parution
La Lettre et l'Image : nouvelles approches. Revue Textuel n° 54, 2007

La Lettre et l'Image : nouvelles approches. Revue Textuel n° 54, 2007

Publié le par Bérenger Boulay

 

Compte rendu dans Acta fabula: La lettre et l'image, par Serge Linares.

 

 

 


La Lettre et l'Image : nouvelles approches, textes réunis et présentés par Anne-Marie Christin et Atsushi Miura, Textuel, Université Paris Diderot – Paris 7, n° 54, 2007, 192 p.

 

 

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Présentation

Anne-Marie CHRISTIN

Ce numéro de Textuel participe d'un programme d'échanges entre l'UTCP (University of Tokyo Center for Philosophy) à Tokyo, et le CEEI (Centre d'étude de l'écriture et de l'image) à Paris, dont l'origine est déjà ancienne, mais qui a pris une forme officielle en 2003 (1). Il se situe également dans la continuité d'un contrat du ministère français de la Recherche dont le CEEI a bénéficié de 2003 à 2007 ayant pour thème : L'image informée par l'écriture en Occident et en Extrême-Orient (2). Notre propos commun est d'établir une comparaison entre cultures française et japonaise qui puisse se lire simultanément à deux niveaux : celui de l'écriture et des différents systèmes auxquels ces cultures ont recours – alphabétique en France, idéographique- syllabique au Japon – et celui des modes d'intégration de l'image au
texte écrit que ces systèmes ont générés à l'intérieur de chacune d'entre elles.

Aussi arbitraire qu'elle puisse sembler de prime abord, cette démarche n'a rien de gratuit. Civilisations française et japonaise appellent à la comparaison parce qu'elles présentent des similitudes particulièrement significatives l'une avec l'autre. Leurs écritures ont d'abord en commun d'être nées toutes les deux d'un emprunt fait à un système antérieur – idéographique d'un côté (le système chinois), sémantico-consonantique de l'autre (l'alphabet phénicien d'où est né l'alphabet grec) – , emprunt qui devait conduire à une création originale se caractérisant à son tour dans les deux cas par une réaction au système antérieur dont l'enjeu était identique et concernait les liens de ce système avec l'image. C'est ici que les options divergent : l'alphabet grec a rejeté les valeurs iconiques de l'écriture, tandis que le système japonais a tenté au contraire de les préserver (3).

L'image constitue précisément le second territoire que les civilisations japonaise et française ont en commun. Elles ont cherché en effet toutes deux, à un moment particulier de leur histoire – entre le dernier tiers du XIXe siècle et le premier du XXe –, à renouveler leur création picturale en prenant pour modèle la création de l'autre, alors que cette création leur était foncièrement étrangère, non seulement par sa thématique et sa technique, mais dans sa conception même. Ces emprunts d'un autre type ont-ils été appréciés par leur civilisation d'origine ? les Japonais ont-ils compris le « japonisme » qui a bouleversé l'art occidental à la fin du XIXe siècle et les Français le succès de Raphaël Collin au Japon? Ce n'est pas certain. Mais le fait est là : d'un pôle du monde à l'autre, d'une civilisation de l'écriture et de l'image à une autre – que rien n'aurait dû en principe inciter à se rejoindre – une forme de commu-nication transgressive était possible. En tout cas, elle a eu lieu.

Issu de deux journées d'études organisées conjointement à Paris en novembre 2005 par le CEEI et l'UTCP (4), ce volume n'a pas d'autre ambition que de présenter un état ponctuel de nos observations et de nos recherches. Que leur confrontation sur le papier puisse les faire apparaître comme partiales ne nous surprendrait pas. Analyser les créations propres à une société donnée de l'intérieur de cette société prend nécessairement un autre sens lorsqu'on se livre à cette analyse à l'intention d'un public étranger – non pas parce que le jugement de ce public risquerait d'être plus critique, mais sim-plement parce que les évidences qu'il doit lui-même à sa propre culture sont de nature différente. L'exercice inverse présente exactement le même risque, comme aussi le même intérêt. Quant à évoquer la culture de l'autre à travers une grille d'appréciation qui ne lui était pas initialement destinée, c'est assumer un risque plus grand, mais peut-être plus intéressant encore.

L'ordre de succession des articles de ce volume vise à rendre sensibles au lecteur ces évidences allogènes qui viennent troubler le jeu des certitudes et de la doxa, provoquant des effets imprévus que l'on pourrait dire « d'illusion critique », comme on parle « d'illusion d'optique » à propos de la perception visuelle.

Ont été regroupées dans la première section – Occident – trois approches de l'écriture occidentale. Les deux premières ont exclu l'image de leur champ, soit parce que l'objet même de la démonstration était de faire appa-raître l'antinomie qui existe entre l'image et l'alphabet à travers l'analyse de son support le plus emblématique, le livre, le codex (M. Melot), soit parce que c'était avant tout le recours à des écritures privées dans un contexte de commémoration collective que l'on voulait mettre en lumière, en tant qu'usage paradoxal de l'écrit contemporain, suscité par la « catastrophe » et le deuil, et créateur de ce fait d'une forme nouvelle d'intimité (B. Fraenkel). L'image est en revanche au centre du troisième article, cette image reniée par l'alphabet mais qui semble lui devoir par contrecoup une iconographie insolite et d'une puissance austère et déroutante, comme en témoigne en particulier le « trompe-l'oeil » (A.-M. Christin).

Tout différent est le ton de la section suivante : Japon. C'est ici la richesse multiforme de l'inspiration japonaise en matière d'image et d'écri-ture qui s'impose. Richesse de la création picturale tout d'abord, dont le premier article dresse le bilan historique. S'opposant à l'esthétique chinoise de la profondeur paysagère, l'art japonais a libéré la surface de ses images de l'illusionnisme spatial, autorisant ainsi le libre jeu de l'écriture et de la figure selon toutes les variations possibles de la forme et du sens, et quel que soit le support choisi par le peintre ou le calligraphe : éventail, rouleau ou paravent (Y. Satô). Parmi ces jeux, celui des « images en écriture » (moji-e) a connu un destin remarquable : divertissement de lettré à l'époque de Heian, il est devenu amusement populaire à celle d'Edo, pour être à nouveau réinterprété et recréé par Hokusai puis par Hiroshige, qui l'ont porté à son degré extrême de virtuosité plastique et d'ambiguïté littéraire (M. Simon-Oikawa). Les écrivains contemporains ne pouvaient éviter de prendre parti devant cette écriture composite, ce qu'ils ont fait tantôt pour en jouer et l'exploiter, comme Tanizaki (5), ou pour mettre au contraire en scène ses énigmes et ses échecs dans des « méta-fictions », comme Kawabata, ou, comme Tawada plus récemment, pour raviver la pensée magique qui court sous les moji-e en déplaçant son jeu des métamorphoses graphiques vers les contaminations sémantiques nées au hasard des traductions de l'allemand en japonais (C. Sakai).

Dans la section Croisements, le propos est de mettre en lumière l'influence d'une culture sur l'autre, et l'émergence de nouvelles formes duelles de l'écrit introduites dans le champ de la création visuelle par l'apparition du cinéma. Qu'est-ce que le japonisme a apporté à la peinture française du XIXe siècle quant à sa relation à l'écriture ? Chez Manet, une nouvelle façon de concevoir la signature du tableau, son emplacement sur la toile, son orientation. Chez Van Gogh, une certaine naïveté dans l'exotisme qui lui fait appréhender les idéogrammes japonais comme des formes décora-tives plus que comme des écritures. Gauguin est le premier à avoir associé des espaces hétérogènes sur une même toile, en s'inspirant des estampes japonaises. Mais c'est l'affiche qui a permis vraiment à l'Occident d'entrer dans l'utopie japonaise de l'image et de l'écrit (A. Miura). L'affiche – et la « littérature en images », devenue un siècle plus tard « bande dessinée ».

L'intermédiaire japonais à cette nouvelle révolution de la création graphique en France est le manga – ou « la » manga selon F. Boilet, pris en exemple de ces auteurs-dessinateurs-photographes avides de défier à la fois le livre, la narration, l'académisme, le signe et le réel, tels qu'ils se conçoivent en Occident, à la lumière de ces jeux d'images et de mots qu'ils ont découverts au Japon (J. Dürrenmatt). Le cinéma a introduit une dimension supplémen-taire dans le débat, dès lors surtout que le problème n'a plus été de « traduire » un film muet ou de le résumer par écrit dans des cartouches, mais d'intégrer l'écriture à la fiction, comme l'ont fait Godard ou Ozu. Dans sa Cité des douleurs le cinéaste taïwanais Hou Hsiao Hsien joue à la fois de la nostalgie du cinéma muet et de ses intertitres décalés, des quiproquos que peut susciter une écriture mal comprise, et du fait que ce ne soit pas seulement à travers les langues ou les voix mais dans l'incarnation graphique d'un texte que s'expriment les différences les plus profondes et les plus riches entre les sociétés (H. Matsuura).

La dernière section, Perspectives, prolonge la précédente par deux commentaires que l'on peut lire soit comme des variations sur le thème du volume, soit comme des ouvertures sur de nouvelles enquêtes et de nouveaux ajustements qui seraient à faire. Le premier traite, à travers l'exemple de Lacan, de cette surface de l'image que la pensée occidentale envisage comme un obstacle, un « écran » au sens platonicien du terme, mais qui, dans la tradition japonaise, est perçue au contraire comme une surface d'accueil

(K. Hara). Le second suit le destin d'un peintre japonais, Saeki Yûzô, venu se heurter à Paris à l'univers de la Loi et de ses lettres barbares, et qui allait découvrir dans l'encadrement de ses portes la vérité de la peinture, une vérité qui n'était peut-être qu'un retour à la révélation des paravents (Y. Kobayashi).  

 

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1 - On doit signaler en particulier l'initiative prise par Marianne Simon-Oikawa et le petit groupe de chercheurs japonais et français qu'elle avait réunis à la Maison franco-japonaise, à Tokyo, de consacrer un séminaire aux relations du texte et de l'image en 2000-2002.

2 - Contrat de recherche dans le cadre de l'ACI Terrains, Techniques et Théories, 2003-2007.

3 - Voir à ce sujet ici même mon article : « Figures de l'alphabet ».

4 - Journées d'études franco-japonaises des 18-19 novembre 2005 : La lettre et l'image : nou-velles approches, co-organisées par Anne-Marie Christin (CEEI) et Atsushi Miura (UTCP) à l'Institut national d'histoire de l'art (INHA) et à l'université Paris Diderot – Paris 7.

5 - Voir à ce sujet Cécile Sakai, « Les graphies dans la littérature moderne japonaise : des choix et des effets », dans Marianne Simon-Oikawa (dir.) : L'Écriture réinventée, Formes visuelles de l'écrit en Occident et en Extrême-Orient, Les Indes savantes, 2007, p. 81-94.

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sommaire

Anne-Marie CHRISTIN : Présentation, p. 11

  • OCCIDENT

Michel MELOT :, L'image au risque du livre , p. 17

Béatrice FRAENKEL : Les écritures de la catastrophe –
Pratiques d'écriture et de lecture dans la ville de New York
en septembre 2001, p. 27

Anne-Marie CHRISTIN : Figures de l'alphabet, p. 43

  • JAPON

Yasuhiro SATÔ : L'écriture dans la peinture japonaise, p. 57

Marianne SIMON-OIKAWA : Écrire pour peindre : Les moji-e de
Hokusai et Hiroshige, p. 75

Cécile SAKAI : Deux regards critiques sur l'écriture japonaise –Kawabata Yasunari et Tawada Yôko, p. 97

  • CROISEMENTS

Atsushi MIURA : Les modalités de l'écriture dans la peinture
française de la seconde moitié du XIXe siècle, p. 113

Jacques DÜRRENMATT : La lettre et l'image dans
L'Épinard de Yukiko de Frédéric Boilet, p. 133

Hisaki MATSUURA : Le texte et l'image dans un film taïwanais :
La Cité des douleurs de Hou Hsiao Hsien, p. 145

  • PERSPECTIVES

Kazuyuki HARA : Du miroir aux Meninas – Une redéfinition lacanienne de l'image dans le langage, p. 153

Yasuo KOBAYASHI : Les lettres sur la porte :
Saeki Yûzô et sa « mort à Paris », p. 169

Atsushi MIURA : Postface, p. 181

Les auteurs, p. 183