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Nouvelle parution
La Lecture littéraire, n° 12,

La Lecture littéraire, n° 12, "Le contre-texte"

Publié le par Alexandre Gefen (Source : Alain Trouvé)

Référence bibliographique : La Lecture littéraire, n° 12, "Le contre-texte", CRIMEL, URCA, 2014. EAN13 : 12797308.


La Lecture littéraire, revue du CRIMEL, Université de Reims Champagne-Ardenne

 

N° 12, « Le contre-texte »

 

Sommaire

 

Avant-propos

Entretien avec Anne Clancier

Langue et  texte en question

1.       Serge Rolet,           « Contexte ou contre-texte » : les positions du « cercle de Bakhtine »

2.       Yannick Chevalier, « Le contre-texte comme étai subjectif : l’exemple du j/e du Corps lesbien (Monique Wittig, 1973) »

3.       Abdelhak Rym,    « Crevel/Engels, Le texte perpétuel du contre-texte »

Le « contre », d’une psyché à l’autre

4.       Jacques Poirier,     « Contre le texte, tout contre »

5.       Karl Canvat,         « L’Autre scène du texte ; contre-texte et in-dicible »

6.       Serge Bédère,        « Le face-à-face silencieux lecteur auteur »

Le « contre » constitutif du texte

7.       Pierre Levron, « Le troubadour à contre-courant, ou  le devinalh, vers de non re ou poésie critique ? »

8.       Gabor Gelleri, « Un cas spécial de contre-texte : la réplique de voyage »

9.       Yao Louis Konan, « Théâtralisation du je narratif et jeux d’écriture : le contre-texte en question »

10.    Nancy Murzilly, « L'invitation au contre-texte dans l'écriture contemporaine »

Créativité contre-textuelle

11.    Tatsiana Challier, « Les Âmes Mortes de Gogol ressuscitées par Adamov »

12.    Bertrand Gervais, « Un pli ténu : le contre-texte des gauchers contrariés »

13.    Franc Schuerewegen, « L'affaire Francis Tulloch »

 

 

Avant-propos

 

En 1982, un numéro de la revue Littérature mettait en relation le texte, désacralisé depuis les années 1960, et un nouveau venu, le « contre-texte »[1], susceptible d’apparaître comme son contraire, son corollaire ou son contre-point. La psychanalyste Anne Clancier avait lancé le terme en 1976, l’adaptant de sa pratique du contre-transfert. Dans d’autres recherches portant sur la littérature et la culture, l’expression a connu entre-temps des applications différentes, notamment dans les études médiévales.

Il serait assez vain d’entrer ici dans une discussion sur un quelconque droit de préséance. Contentons-nous de noter des acceptions divergentes, affirmées ou potentielles. Les mots de la langue appartiennent à tous, cela vaut pour l’association de deux termes aussi universels que « contre » et « texte ». Il peut en revanche être utile de revoir les enjeux liés aux différentes définitions. C’est à quoi s’attache le présent volume qui tente de faire le point sur le rapport entre texte et contre-texte en intégrant les apports des dernières décennies.

Près de cinquante ans après l’article de Barthes rédigé pour l’Encyclopédie Universalis[2], le texte continue à faire débat ; certains l’envisagent dans sa matérialité phénoménologique, d’autres le refusent dans sa visée transcendante, quand d’autres encore se réfugient sans le dire dans les conceptions anciennes. Le développement continu des réflexions sur la lecture a déplacé les enjeux vers le second pôle de la relation littéraire et amené à approfondir la relation entre les signes inscrits sur la page et l’élaboration de la signification par le lecteur[3]. Incluant et dépassant la perspective de tel lecteur particulier,  l’autre du texte ou de l’énoncé est à la fois celui du discours social et culturel, de l’intertextualité à repenser dans ses effets multiples, d’un inconscient individuel et collectif, enfin, doublant le discours et constituant peut-être son interface.

Les réflexions avancées ici  tiennent aux outils intellectuels mobilisés par chacun pour penser la question, ce qui n’empêche pas différents effets d’écho. On a tenté d’ordonner cette complexité selon un mouvement raisonné qui montrerait le texte et la langue mis en question, les enjeux psycho-affectifs du contre-texte, sa dimension constitutive dans l’écriture, ses potentialités créatrices, enfin, dans le cas du lecteur lui-même écrivain ou aspirant à le devenir.

                                                                                                        

Quid de l’outil – la langue – et de son corollaire supposé – le texte ? Pour Serge Rolet qui aborde la question à partir des écrits de Volochinov-Bakhtine, on ne saurait comprendre le contre-texte comme un texte répondant à un autre texte : la notion de texte comme clôture n’est pas pertinente chez ces auteurs, fort éloignés de la linguistique dans sa dimension structurale. Tout énoncé, en revanche implique son contre-texte, accordé au contexte d’énonciation : la compréhension d’un énoncé ne peut être dissociée de l’échange social dans lequel il s’insère. Contrairement à la présentation donnée  par Julia Kristeva, aucune articulation du dialogisme avec l’altérité de l’inconscient n’est envisagée par Bakhtine.

Le rapport du lecteur au texte d’auteur dans l’acte interprétatif gagne, selon Yannick Chevalier, à être replacé avec François Rastier dans la perspective plus large d’une chaîne de transmission, générique et culturelle. Abandonnant la valeur irénique, le « contre », dans le cas de l’écriture lesbienne, faute de garant culturel consistant pour étayer la parole du destinateur, ne peut se frayer un chemin que par une contestation radicale de la langue suspecte d’entériner la flexion masculin/féminin. Le « J/e » barré exemplifie  cette « écriture contre ».  « Est possiblement contre-texte soit l’absence de texte dont le sujet énonçant pourrait se réclamer, soit tout discours social qui se refuse à fonder la garantie du point de vue du destinateur. »

Que la chaîne intertextuelle puisse se penser selon un rapport contre-textuel, Abdelhak Rym l’envisage  en s’intéressant à la réécriture freudo-marxiste de L’Anti-Dühring tentée par René Crevel dans L’Esprit contre la raison. La « dialectique de la nature » mise au jour par Engels semble exclure le hors-texte : les propositions de la langue épousent le mouvement universel de métamorphose et d’engendrement à l’œuvre aussi dans la nature. Au « bond » analysé par cette dialectique correspondrait le mouvement de « l’émotion » rendu par le poète. Mais le texte poétique est en même temps insurrection contre la langue et Crevel, en surréaliste, « déroule à contre-texte le texte d’Engels ».

 

On peut aussi concevoir le « contre »  en relation avec les affects projetés par l’écrivain  et par ses lecteurs dans le texte.

Pour Jacques Poirier, si la clôture du texte est bien encore sujette à caution, c’est qu’elle s’ouvre dans l’écriture littéraire, à une altérité inconsciente. Partant d’une acception phénoménologique du texte, il s’intéresse, comme Anne Clancier, à ce qui se produit dans la relation du lecteur au texte d’auteur lorsqu’interviennent les affects et donc les investissements inconscients. Mais il considère que le contre-texte implique deux écritures, celle de l’auteur et celle du lecteur commentateur. Le « contre » oscille alors entre les valeurs d’opposition et d’empathie.

Carl Canvat conçoit également le contre-texte comme texte du lecteur  et l’aborde dans une optique freudo-lacanienne. Si, selon Lacan, le sujet écrit contre ce qui le sépare de l’être, il est possible au tiers lecteur de lire et de faire partager aux autres jusqu’à un certain point ce que l’œuvre ignore. Dans Sylvie, Canvat  lecteur met au jour l’imaginaire nervalien, se laissant guider par ses propres associations. De même, la relecture  de Du côté de chez Swann l’amène à reconstituer « l’autre scène » de l’écriture, dans l’épaisseur du signifiant, et à élaborer, à partir des évocations de la duchesse de Guermantes, un « contre-texte proustien ».

Serge Bédère, en analyste et homme de culture, s’attache de son côté à repréciser la fécondité du contre-texte, dans l’acception que lui donna Anne Clancier. Le contre-texte vise alors ce mouvement de pensée qui excède les mots de l’auteur et ceux du lecteur, les confrontant dans un « face-à-face silencieux » ou une résonance muette.

 

Une autre acception  tend à faire du « contre » la dimension constitutive de l’écriture littéraire, du Moyen-Âge aux écritures postmodernes.

Pierre Levron, dans le sillage de René Nelli et de Pierre Bec, étudie la manière dont une forme de poème, le devinalh ou poésie énigmatique, subvertit la poésie courtoise des troubadours. La mélancolie qui s’y exprime, mélangée à un discours savant et critique, préfigure certaines formes modernes.

Le récit de voyage étudié par Gabor Gelleri renvoie quant à lui au monde comme texte et à la bibliothèque des voyages. Le Suisse Béat de Muralt, au 18e siècle, renverse dans ses Lettres l’idée jusqu’alors dominante d’une supériorité culturelle des français sur les anglais. Les répliques contrastives que lui donnent Pierre-Jacques Fougeroux et l’abbé Desfontaines continuent à faire vivre l’opposition sur le double terrain de l’action et de l’écriture.

Yao Louis Konan élargit l’opposition en l’appliquant à la confrontation d’aires culturelles différentes. L’exemple de l’ivoirien Kourouma souligne le creusement de la forme classique du roman, genre écrit, par une scénographie énonciative importée de la communication orale traditionnelle des griots. L’écriture parergonale introduit au sein du genre occidental du roman  la trace du contexte culturel africain et l’oriente vers une forme de théâtralité.

Nancy Murzilly ne tranche pas entre l’idée du contre-texte comme texte de lecture et celle d’un rapport moins abouti du lecteur au texte, rapport qu’elle préfère envisager comme conduite et façon de se réapproprier le texte. Elle montre comment nombre d’auteurs contemporains comme Olivia Rosenthal ou Eric Chevillard intègrent dans leur écriture et au sein de leur dispositif énonciatif l’image d’un lecteur rebelle avec qui, peut-être, retrouver une complicité active.

 

Différentes formes de créativité apparaissent liées à la conduite oppositionnelle.

Tatsiana Kuchyts Challier, reprenant dans une optique lacanienne la question du rapport du lecteur au texte, conclut à l’impossibilité pour le commentateur d’accéder à la  jouissance qui constitue l’horizon de l’écriture littéraire. Qui de mieux placé, dès lors, qu’un écrivain metteur en scène comme Adamov, lecteur de Gogol, pour contourner cette difficulté ? Le texte des Âmes mortes, hanté pas la contradiction interne, trouve sa véritable résonance lorsque l’écrivain français, le portant à la scène en 1948, en réalise la subversion.

Le cas emblématique de trois gauchers contrariés – Perec, Barthes, Serres : un écrivain, un théoricien de la littérature, un philosophe – amène Bertrand Gervais à porter un éclairage original sur la créativité de chacun dans son domaine. L’écriture sous contrainte de Perec s’enrichit d’une strate supplémentaire. La théorisation de la jouissance  se comprend chez Barthes en lien contrastif avec le dressage. La contrariété est devenue pour lui « stratégie  de lecture et d’écriture ». Michel Serres dans Le Tiers instruit érige la contrainte en atout ; l’ambidextrie qui en résulte figure un apprentissage de la complexité indispensable au philosophe. L’opposition éprouvée dans le rapport entre corps et contrainte sociale stimule la puissance créatrice.

Dans « L’affaire Francis Tulloch », enfin, Franc Schuerewegen, confrontant le texte des Mémoires d’Outre-tombe et celui de l’Essai sur les révolutions, se livre à une enquête interprétative d’où il ressort que le mémorialiste ne dit pas la vérité sur ce jeune anglais converti au catholicisme qui fut associé dans sa jeunesse à des projets grandioses finalement avortés. Comment cette volonté de puissance trouve sa conversion dans l’écriture des Mémoires ? Chut !... Lisons Franc Schuerewegen L’écriture critique est devenue un véritable roman policier, contre les critères universitaires et avec la complicité d’un mémorialiste supposé écrire lui aussi contre les règles du genre.

 

Décidément, le « contre », décliné sous toutes ses formes, serait-il l’autre nom de la littérature ?

AlainTrouvé