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Romantisme 2019-4 :

Romantisme 2019-4 : "La gourmandise" (B. Marquer, dir.)

Publié le par Marc Escola (Source : Éléonore Reverzy)

La Gourmandise

Dossier de la revue Romantisme (2019-4)

coordonné par Bertrand Marquer (Université de Strasbourg)

 

« J’ai parcouru les dictionnaires au mot Gourmandise, et je n’ai point été satisfait de ce que j’y ai trouvé. Ce n’est qu’une confusion perpétuelle de la gourmandise proprement dite avec la gloutonnerie et la voracité : d’où j’ai conclu que les lexicographes, quoique très-estimables d’ailleurs, ne sont pas de ces savants aimables qui embouchent avec grâce une aile de perdrix au suprême pour l’arroser, le petit doigt en l’air, d’un verre de vin de Laffitte ou du Clos-Vougeot. »

Le constat moqueur dressé par Brillat-Savarin dans sa Physiologie du goût (1825) est emblématique de la réévaluation dont la gourmandise est l’objet au cours du XIXe siècle, réévaluation dont ce numéro de Romantisme souhaite explorer les raisons et les implications, mais aussi inventorier les formes. 

Avec l’essor de la gastronomie, les connotations de la gourmandise « proprement dite » tendent en effet à s’inverser. Dès 1803, Grimod de la Reynière opère, avec son Almanach des Gourmands, une véritable révolution sémantique en faisant d’un péché capital la marque d’une distinction positive, voire une valeur sur laquelle refonder une sociabilité ébranlée par la Révolution française. Dans le « Discours préliminaire » du Gastronome français, il précise ainsi vouloir lutter contre les « préjugés » des « détracteurs de l’appétit » qui ignorent que « [l]a plupart des rites religieux sont des actes de dégustation ». Considérée comme « l’apanage exclusif de l’homme », et de l’homme civilisé, la gourmandise est donc également pour le gastronome ce qui le relie à ses semblables, et permet une forme de communauté dépassant le simple partage d’une inclination ordinaire. C’est de même la gourmandise qui fournit à l’utopie fouriériste un patron à la cohésion sociale, « l’attraction gastronomique dite gourmandise » permettant d’introduire l’indispensable lien passionnel dans le « système industriel », afin de le rendre conforme au « système de la nature ». Dans « l’état sociétaire » imaginé par Fourier, le gourmand se distingue par conséquent du « gastrolâtre » caractérisé par une passion égoïste contraire à la « qualité sociale » qui, selon Brillat-Savarin, « défini[t] avec précision ce qu’on doit entendre par gourmandise ». Le débat, axiologique et terminologique, est donc loin de ne concerner que les « lexicographes » brocardés dans Physiologie du goût, et ses implications dépassent les enjeux du seul discours gastronomique.

La réflexion autour de la définition de la « gourmandise proprement dite » s’accompagne en outre d’une intense activité typologique, en particulier à l’époque des physiologies littéraires. Si le gourmand n’attend pas le XIXe siècle pour devenir un personnage, ses masques et ses incarnations se multiplient. Balzac entame ainsi dans La Silhouette (24 juin 1830) une « Physiologie gastronomique » respectant les « grandes divisions de la science » que sont « le glouton ; le mangeur ; le gourmand ; le friand ; le gastronome ; l’ivrogne ; le buveur ; le sommellier [sic] ; le dégustateur ; le gourmet », tandis que la presse gastronomique prolonge, à l’instar de L'Entr'acte du gastronome, la vaste entreprise physiologique des Français peints par eux-mêmes, en se lançant dans le portrait des « classes digérantes », du « gourmet » au « tube digestif ». Souvent ludiques, ces nomenclatures témoignent, par leurs tâtonnements, d’un effort de distinction et d’une inventivité certaine, mais l’axiologie flottante qu’elles mobilisent laisse également transparaître la permanence, voire la résistance de représentations plus anciennes. Dans le dernier tiers du siècle, le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse précise encore que si « [d]epuis Brillat-Savarin, on ne rougit plus d’être un gastronome, […] on ne voudrait à aucun prix passer pour un gourmand », puisque ce dernier « ne sait qu’engloutir ». 

Gula ne disparaît donc pas du paysage culturel du XIXe siècle, même si la voracité et la démesure qu’elle stigmatise tendent à se laïciser. La caricature et la presse d’opinion continuent ainsi à faire de la gourmandise l’allégorie de l’appétit dénaturé des « Gros » et des « Ventrus » qui, de Louis XVI à Guillaume II, menace l’équilibre social au lieu d’en constituer le ferment. La littérature d’édification, morale ou religieuse, voit de même en la gourmandise l’opposé de la sagesse et la source, comme chez la Comtesse de Ségur, de bien des « malheurs », tandis que les traités d’hygiène l’associent à l’« imminence du morbide » (G. Vigarello), voire à ce qui commence à apparaître comme une véritable « maladie de civilisation » (J. Csergo). Ces discours sur une gourmandise toujours peccamineuse relaient plus qu’ils n’infirment la lecture théologique, qui trouve à travers eux une nouvelle actualité. Liée, depuis le Moyen-Âge, au péché originel, la gourmandise demeure au XIXe siècle le prête-nom voire l’archétype de toutes les perversions, notamment lorsqu’elle est attribuée à la Femme. L’intérêt pour la figure de Lilith comme les « reviviscences romaines » (M.-F. David-de Palacio) de la fin du siècle participent, en particulier, du renouveau d’une religion du péché dont Gula est une des Idoles.

La « tentative d’anoblissement du gourmand » initiée par Grimod de la Reynière se heurte par ailleurs à la concurrence du gastronome, qui tend à récupérer les valeurs du bon goût, et à faire de la « gourmandise proprement dite » un appétit métaphorique que seul le dîner fin, réalisé par des « gens d’esprit », peut satisfaire. De Grimod à Maupassant, la gourmandise peut donc également s’interpréter comme la métaphore d’une sensibilité esthétique supérieure, car perméable à la sensualité du monde. Elle concrétise à ce titre le lien entre les « mets » et les « mots » (M. Jeanneret), en s’imposant comme un critère d’évaluation (le « Vaudeville, considéré dans ses rapports avec la Gourmandise » de Grimod), voire en imposant son optique à la création (les « yeux ouverts, à la façon d’une bouche affamée » de Maupassant). Dans cette perspective, la « littérature gourmande » dont les gastronomes écrivent les premiers opus peut s’envisager comme une catégorie parcourant le siècle, mobilisant une rhétorique qui lui soit propre (la copia telle que Jean-Louis Cabanès l’a analysée), ou renvoyant à une manière particulière de s’emparer de son époque (à l’image de Zola ambitionnant de « manger son siècle pour le recréer et en faire de la vie »).  

Réelle ou métaphorique, la gourmandise supposée de l’écrivain est quoi qu’il en soit l’objet d’un jugement sur l’homme et son œuvre, jugement dont la teneur laisse transparaître une éthique de la littérature ainsi qu’une conception de ce que peut être – ou non – le « plaisir du texte ». Dès lors qu’elle est évaluée comme une valeur ou une contre-valeur esthétique, la gourmandise permet d’envisager différemment une histoire des courants littéraires traversant le siècle, en interrogeant leur rapport au corps et à la jouissance. De fait, ascèse et démesure gourmande cohabitent à l’époque romantique, qui peut tout autant prôner une diète rigoureuse et « naturelle » (comme Percy Bysshe Shelley, A Vindication of Natural Diet, 1813) que voir dans l’intempérance l’envers de la norme bourgeoise, voire le moyen d’incarner le double excès du sublime et du grotesque (à l’image de Théophile Gautier encensant « Les littérateurs obèses » dans Le Figaro du 24 octobre 1836). La « gueulardise » prêtée au romancier naturaliste à des fins souvent satiriques caractérise en réalité nombre d’écrivains, dont elle symbolise la relation au réel et synthétise les choix esthétiques. 

La gourmandise trahit peut-être en outre l’émergence du paradigme de la consommation dans le champ culturel. Dès Physiologie du goût, Brillat-Savarin la définissait « sous le rapport de l’économie politique » comme « le lien commun qui unit les peuples par l’échange réciproque des objets qui servent à la consommation journalière ». Pressentant la « cadastration gourmande du territoire » opérée dès le premier tiers du siècle, Grimod de la Reynière faisait quant à lui l’éloge des « voyages gourmands » qui permettent au gastronome de profiter de la richesse et de la variété des mets prodigués par la Patrie nourricière et, bientôt, par l’Empire colonial. À l’âge du « roman-feuilleté » et de la réclame, la littérature n’échappe pas à ce rapport gourmand la transformant en bien de consommation. En témoignent le succès des poèmes publicitaires comme ceux de Charles Monselet pour les Potages Feyeux, et la manière dont la réclame intègre la gourmandise à sa stratégie pour en faire la « promesse d’un plaisir », des produits encensés dans l’Almanach de Grimod aux confiseries du « Pierrot Gourmand » de Georges Evrard (1892).

Revendiquée par le gastronome, toujours stigmatisée par une certaine norme morale et diététique, la gourmandise, à la fois signe de distinction et trait d’époque, peut donc, en dernière instance, incarner les contradictions d’une société dont la cohésion est pensée sur le modèle de la consommation.

 

Les propositions d’articles (titre + résumé) devront être transmises au plus tard le 31 décembre 2018 et les articles le 1er juin 2019, à Bertrand Marquer (bertrand.marquer@yahoo.fr

 

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