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La Frontière en soi. Vivre et écrire entre les lignes

La Frontière en soi. Vivre et écrire entre les lignes

Publié le par Alexandre Gefen (Source : Judith Sribnai)

La frontière en soi

Vivre et écrire entre les lignes

 

Université de Montréal
2-3 mai 2013

 

 

Toute littérature est assaut contre la frontière.

F. Kafka, Journal

 

 

De nombreuses disciplines mobilisent la notion de « frontière », en tant qu'objet de recherche ou en guise d'outil d'analyse. En histoire, en sciences politiques, en géographie ou en littérature, la frontière est souvent considérée comme cette ligne permettant de délimiter deux espaces, de séparer le dehors du dedans1. Elle marque également la limite au-delà de laquelle nous sommes ailleurs – dans un autre espace géographique, conceptuel ou linguistique.

Il est possible, cependant, de considérer la frontière comme un lieu à part entière. Elle constitue alors un espace intermédiaire – entre-deux sans être ni l'un ni l'autre ; elle échappe ainsi aux clivages qu'elle devrait instituer et manifester. Cette seconde approche, que nous proposons d'explorer ici, permet de penser la frontière non seulement comme un point de tension entre des forces, des personnes, des langues qu'elle sépare, mais comme l'intervalle où l'utopie peut prendre place. Une telle définition de la frontière revêt trois aspects majeurs, lesquels ne sont ni exhaustifs ni exclusifs.

Dans le domaine des arts et de la littérature, la frontière est une notion formelle qui intervient aux plans générique, linguistique ou thématique. On peut penser, par exemple, au genre romanesque qui, s'il n'est pas reconnu par les institutions au XVIIe siècle, est cependant pratiqué par des écrivains en vogue et lu par les mondains. Certains romanciers tirent profit, d'un point de vue poétique ou éthique, de ce que le roman n'est ni reconnu ni marginal (voir par exemple les analyses de D. Maingueneau sur la « paratopie » de l'écrivain). De même, on peut se demander de quelle manière les auteurs exploitent le statut ambigu du théâtre, entre art de la scène et littérature. À l'instar du film No Man's Land de D. Tanovic, le traitement thématique de la frontière, spatiale aussi bien que temporelle, peut, finalement, en faire le lieu du possible, d'une suspension passagère des contraintes ou des violences ordinaires.

D'un point de vue épistémologique, la frontière, instigatrice de la différence, devient le lieu même de la différence. Mitoyenne et médiatrice, elle représente ainsi ce lieu ou ce moment à partir duquel la différence ne se pense plus seulement par la catégorisation : la ligne frontalière outrepasse les distinctions qu'elle devrait dessiner. Sur cette ligne, les concepts ou les personnes se dérobent aux catégories (G. Deleuze). Le mouvement Queer peut, en ce sens, se comprendre comme une volonté de déjouer la pensée par genres et de se mouvoir dans un lieu ou un « corps-frontière » qu'aucune carte d'identité ou état civil ne peut référencer (G. Hocquenghem, M.-H. Bourcier). Que se passe-t-il quand nous ne sommes plus identifiables par les classifications ordinaires ? On se rappelle des troubles que causent, dans le milieu du sport, des athlètes comme Caster Seymena.

Enfin, occuper un espace frontière permet d'imaginer une certaine politique car il s'y noue des échanges et des relations qui peuvent rejouer ou réinventer l'ordre social. En ce sens, il importe de considérer l'invention et l'usage positifs de cet espace ou, pour reprendre le terme de Michel de Certeau, la façon dont ses « usagers » l'habitent, le pratiquent et le projettent. Cet investissement imaginaire confère alors à la frontière une dimension utopique. Que l'on pense à l'usine bientôt abandonnée de Ce vieux rêve qui bouge (A. Guiraudie, 2001), à la galerie marchande arpentée par le personnage de la nouvelle « L'autre ciel » de J. Cortázar, ou à la « maison forte des Hautes Falizes » dans Un balcon en forêt de J. Gracq, l'espace ouvert par la frontière est celui d'un contrechamp qui, même envisagé comme impossible, se révèle riche de potentialités, à tout le moins par le changement de perspective qu'il provoque.

Dans tous les cas, on se demandera ce qui définit un espace comme frontière : quel pouvoir l'institue, quels usagers se l'approprient et la réinventent ; comment d'un non-lieu, lieu de contradiction ou d'opposition, devient-elle finalement habitée ; comment est-elle représentée et quelles relations s'y tissent ; enfin, quels rapports entretient-elle avec l'histoire individuelle et collective et comment peut-elle, à l'occasion, se constituer comme lieu de mémoire ?

 

Comité organisateur : Anne-Marie David, Judith Sribnai, Bernabé Wesley

Notre approche est interdisciplinaire et nous encourageons donc la participation des chercheurs en arts, lettres et sciences humaines. Les propositions de communications, d'une quinzaine de lignes, sont à envoyer avant le 15 décembre à l'un des membres du comité : anne-marie.david@umontreal.ca, jsribnai@uottawa.ca, bernabe.wesley@umontreal.ca.

1Voir, par exemple, Joëlle Ducos (dir.), Frontières et seuils, Pessac, L.A.P.R.I.L, Université de Michel de Montaigne Bordeaux III (Eidôlon), 2004 ; Michel Foucher, L'Obsession des frontières, Paris, Perrin, 2007 ; Christian Bromberg et Alain Morel (dir.), Limites floues, frontières vives, Paris, Sciences de l'Homme, 2001 ; Jean-Michel, Poisson, Frontière et peuplement dans le monde méditerranéen au Moyen Âge, Rome Madrid, École française de Rome (Collection de la Casa de Velázquez), 1992.