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La démocratie à l’épreuve de l’« état d’exception »

La démocratie à l’épreuve de l’« état d’exception »

Publié le par Alexandre Gefen (Source : FMD)

1. Héritage antique, la démocratie n’a cessé d’être en débat depuis la Révolution française, enjeu privilégié des luttes partisanes et de discussions théoriques ; mais il est vrai aussi que l’accélération de l’histoire dès la fin de la Seconde Guerre mondiale (construction européenne, crise des États-nations, institutionnalisation des souverainetés post-nationales, mondialisation économique, primat des marchés financiers, etc.) a créé un cadre sinon inédit, du moins radicalement nouveau, qui conduit le débat sur le présent et l’avenir de la démocratie vers son point d’ébullition.

Cela ne nous empêche nullement cependant de chercher dans le passé récent des « moments historiques » au sein desquels les questions brûlantes du présent pourraient trouver leur origine. Dans une telle démarche, la période qu’ouvre la Grande Guerre et que clôture la Seconde s’avère particulièrement éclairante. C’est dans le contexte de cette époque qu’ont fait irruption aussi bien de nouveaux phénomènes dans la sphère politique (guerres modernes, guerres civiles, révolutions, fascisme, national-socialisme, communisme) que des tentatives visant à les rendre intelligibles sur le plan conceptuel et théorique : nouveaux questionnements sur le « statut » de concepts politiques et juridiques tels que ceux de souveraineté, d’État de droit, de légalité, de légitimité, de représentation, de parlementarisme, d’état d’exception, de dictature, d’État total, de totalitarisme, etc.

Certes, ce dossier n’a pas pour visée de livrer un récapitulatif de toutes ces discussions à la lumière des questions du présent. Son objectif est plus modeste, mais plus précis aussi. Parmi toutes ces questions, il y en a une, en effet, qui semble aujourd’hui émerger de façon à la fois significative et persistante : celle de l’« état d’exception ». Si dans les années 1920 et 1930 elle occupait déjà une place éminente dans les discussions politiques, force nous est de constater qu’elle revient de nos jours en force, tambour battant, au cœur même des grands questionnements qui travaillent la théorie politique – en témoigne le nombre croissant de publications depuis une quinzaine d’années. Tout donne à penser que l’« état d’exception » a acquis la puissance d’une catégorie politique à partir de laquelle sont appelés à être redéfinis et redistribués les statuts (épistémologiques) et les places (stratégiques) de la plupart des concepts classiques de la conceptualité politico-juridique.

2. Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 et des mesures exceptionnelles qui virent alors le jour (parmi lesquelles l’USA Patriot Act), le philosophe italien Giorgio Agamben exhuma la notion d’« état d’exception », qu’il empruntait aux réflexions d’auteurs des années 1920 et 1930, cherchant à lui donner une pertinence actuelle. Dans son État d’Exception, traitant de la situation des détenus sur la base navale de Guantánamo, il soutient que « la seule comparaison possible est la situation juridique des juifs dans les Lager nazis[1] ». Parce que le camp de concentration est interprété comme l’espace où règne l’état d’exception devenu la règle, celui-ci composerait « la matrice secrète, le nomos de l’espace politique dans lequel nous vivons encore[2] ». La généralisation et la banalisation des pratiques exceptionnelles témoigneraient de l’avènement d’un nouveau paradigme de gouvernement. Nos États démocratiques seraient ni plus ni moins tombés sous la coupe du règne infaillible de l’exception qui fait désormais loi. À vrai dire, l’idée selon laquelle nous connaîtrions aujourd’hui un « état d’exception permanent » est devenue un véritable lieu commun chez un grand nombre de penseurs et de philosophes du politique. Alain Brossat, par exemple, comprend la situation présente comme un état « de prolifération du régime de l’exception rampante[3] » qu’illustreraient les pratiques policières à la fois locales et mondiales. Partant de l’analyse de cette même prolifération, Jean-Claude Paye diagnostique pour sa part « la fin de l’État de droit » et le passage de l’état d’exception à la dictature[4]. Toni Negri, quant à lui, voit dans l’état d’exception généralisé le mode de gouvernance propre à l’Empire, c’est-à-dire de cette nouvelle forme de l’impérialisme fondée sur le marché globalisé. Dans Multitude, il affirme avec Michael Hardt que la guerre se serait, de nouveau, immiscée au sein de l’espace social. En conséquence : « L’état d’exception est devenu permanent et généralisé ; l’exception est devenue la règle, et elle étend son emprise tant sur les relations internationales que sur le territoire national[5] ».

À l’époque de la République de Weimar, c’est un juriste ultraconservateur, Carl Schmitt, sérieusement compromis avec le régime national-socialiste à partir de 1933, qui donna à cette notion ses plus belles lettres de noblesse : « Est souverain celui qui décide de l’état d’exception[6] », écrit-il dans sa Théologie politique de 1922. Confronté à des cas critiques qui menaceraient son existence, l’État souverain n’aurait d’autre choix que de suspendre le droit, la norme, par la déclaration d’un « état d’exception ». Cette suspension du droit suppose l’identification de ce qui menace la « norme », à savoir « l’ennemi intérieur », et vise à sa « neutralisation » afin d’assurer le retour à la « norme », une fois la crise révolue. Autrement dit, selon Schmitt, la décision souveraine aurait pour dessein de conserver le droit en le suspendant. Cette idée schmittienne de suspension du droit au nom du droit lui-même afin de neutraliser l’ennemi intérieur – sorte d’actualisation de l’antique « dictature commissariale » (dictature romaine) – a évidemment connu les funestes concrétisations que nous connaissons durant les années 1930.

À la même époque, à l’autre bout de l’échiquier politique et partant du droit de grève constitutionnellement garanti, le philosophe Walter Benjamin n’a pas manqué de relever une « contradiction objective[7] » au cœur même de l’ordre juridique : ce dernier, tolérant la violence qu’implique l’exercice de ce droit (de grève), n’hésite pourtant pas à la réprimer par des mesures exceptionnelles dès lors que cette violence prend la forme d’une grève générale insurrectionnelle. Benjamin radicalisera cette référence à l’exception et au cas critique dans ses thèses Sur le concept d’histoire, texte posthume et hautement emblématique, rédigé à Paris peu avant son suicide fin septembre 1940. Pour lui : « S’effarer que les événements que nous vivons soient “encore” possibles au XXe siècle, c’est marquer un étonnement qui n’a rien de philosophique [8]». L’expérience en cours du national-socialisme aurait démontré, selon lui, à la fois l’inanité du « progrès » comme « norme historique » et le divorce entre le pouvoir fondé sur la norme et l’exercice du pouvoir qui ne peut reposer que sur un « état d’exception » se donnant tous les attributs de la règle : « La tradition des opprimés nous enseigne que l’“état d’exception” dans lequel nous vivons est la règle[9] ». Aussi, pour Benjamin, « nous consoliderons […] notre position dans la lutte contre le fascisme » en luttant pour « instaurer le véritable état d’exception[10] ».

 

3. De nos jours, ces deux auteurs sont souvent présentés comme des penseurs « visionnaires » ; leurs réflexions respectives auraient, entre autres, autorisé l’appréhension des tendances actuelles à la banalisation de l’exception, pathologie qu’aurait engendrée la démocratie libérale aujourd’hui en crise, que Schmitt et Benjamin, bien que partant de points de vue diamétralement opposés, avaient radicalement critiquée. Mais plus encore, le concept d’« exception », qu’ils contribuèrent tous deux à forger, loin de se réduire à un instrument capable de diagnostiquer les maux dont souffrirait la démocratie libérale, serait à même de dégager une voie de sortie de crise. De nombreux intellectuels, de gauche comme de droite, s’attellent alors à penser « l’exception à l’exception » faisant loi.

Ici, comme ailleurs cependant, ce sont toujours des contextes et des événements concrets qui nous obligent à réinterroger la place, la portée et l’efficacité des outils conceptuels dont nous disposons. Dans le cas qui nous préoccupe, il ne s’agit de rien de moins que de la « crise » (ou des crises), tout aussi profonde(s) qu’aiguë(s), dans laquelle (ou dans lesquelles) semble s’enfoncer, depuis les dernières décennies, le monde – et l’Europe en particulier. À titre d’exemple, nous pouvons relever les spécificités politiques qui caractérisent la crise des pays méditerranéens, membres de l’Union européenne et de la zone euro (Grèce, Espagne, Italie et Portugal). Le « cas » grec semble constituer ici un paradigme révélateur : depuis le premier Mémorandum de 2010 imposé par la « troïka » (BCE-UE-FMI), toutes les mesures d’austérité ont été décidées dans le cadre de la déclaration de facto d’un « état d’exception permanent », voire d’un « état de guerre », qui autorise le contournement des contraintes constitutionnelles et des règles élémentaires du fonctionnement de la démocratie parlementaire. Du Sud au Nord, le « cas » grec ne risque-t-il pas de se généraliser ? Nombre de signes de la crise actuelle ne démontreraient-ils pas que nous sommes au seuil d’une incompatibilité entre les principes de la démocratie délibérative et les principes d’une mondialisation économique centrée sur le primat des marchés financiers ? La « nouvelle gouvernance » qui fait la part belle aux experts, à la technocratie et à des exécutifs extra-parlementaires, ne risque-t-elle pas de faire valoir un nouvel ordre politique fondé sur un état d’exception généralisé ? Le flagrant déficit démocratique des souverainetés et des organisations supranationales (Commission européenne, BCE, FMI etc.), l’amputation des éléments constitutifs des souverainetés nationales et l’autonomisation croissante des exécutifs vis-à-vis des procédures de la démocratie délibérative, ne risquent-t-ils pas de produire, in fine, en s’accumulant, un nouveau type de régime politique qu’incarnerait l’oxymore d’une « démocratie sans démos » ? Quels sont les effets de ces processus sur l’État de droit ? La multiplication des déclinaisons de l’« exception » crée un environnement politico-juridique opaque qui ne peut qu’inquiéter : les frontières entre « état d’urgence », « état d’exception » et « état de siège » s’avèrent extraordinairement poreuses et d’une telle indétermination juridique que nombre d’abus deviennent possibles. Même si le législateur s’efforce d’encadrer juridiquement toutes ces mesures d’exception afin de protéger les libertés publiques et individuelles, n’encourt-on pas le risque d’intégrer du même geste ces limitations dans le droit, dans la norme, de sorte qu’ici aussi l’exception deviendrait la règle ?

Ce dossier a pour ambition d’examiner à la loupe le regain d’intérêt que connaît cette notion d’« état d’exception », notion qui tend à constituer le point névralgique d’une reconfiguration de la conceptualité politique à l’heure des crises que nous traversons. Sans couper ce concept de son histoire propre et des réalités passées qu’il a profondément marquées (République de Weimar, régime nazi, Seconde Guerre mondiale, etc.), nous poserons la question des usages dont l’état d’exception fait l’objet depuis la fin du XXe siècle et la sortie du monde bipolaire — ainsi que la question de la signification de ces usages. Que veulent dire de tels usages quant à la compréhension actuelle et quant à l’avenir de la démocratie ? Ces usages sont-ils analogues, comparables d’une situation à l’autre ? L’état d’exception représente-t-il un concept fécond à partir duquel envisager une sortie de crise ? La place qu’il occupe dans les pensées politiques du XXIe siècle est-elle la conséquence d’une conceptualité politique désuète, devenue dysfonctionnelle ? Ou, au contraire, le symptôme d’une résurgence « réactionnaire » plus ou moins larvée, plus ou moins assumée ?

 

Echéances

Les propositions de contributions doivent être envoyées à la rédaction de la revue (revue.en.jeu@gmail.com) au plus tard le 20 septembre 2014. Elles doivent comporter : nom et prénom, qualités de l’auteur ; le titre de la contribution et un argumentaire d’une quinzaine de lignes accompagné d’une courte bibliographie.

Une réponse sera donnée le 30 septembre 2014. Les contributions retenues seront à remettre le 28 février 2015 au plus tard (maximum 30 000 signes, espaces et notes compris).

Rédacteurs en chef : Frédéric Rousseau (Université Montpellier III), Yves Lescure (directeur général de la FMD).

Coordinateurs du dossier : Tristan Storme (Université de Nantes, collaborateur scientifique à l’Université libre de Bruxelles), Yannis Thanassekos (rédacteur en chef adjoint de la revue En Jeu, collaborateur scientifique à l'Université de Liège).