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La chanson française à l'épreuve des sexes et des genres : marquages stylistiques d'un enjeu sociétal

La chanson française à l'épreuve des sexes et des genres : marquages stylistiques d'un enjeu sociétal

Publié le par Matthieu Vernet (Source : Stéphane Chaudier)

« La chanson française à l'épreuve des sexes et des genres : marquages stylistiques d'un enjeu sociétal »

Suite à la journée d’étude organisée par Joël July (CIELAM, EA 4235) et Stéphane Chaudier (CIEREC, EA 3068) le vendredi 20 mars à l’Université Jean Monnet (Saint-Étienne), nous  envisageons de publier un recueil collectif sur le sujet défriché lors de cette rencontre. Six communications sont d’ores et déjà programmées.

L’ensemble des travaux pourrait être publié dans la nouvelle collection « Chants / Sons » (dir. Joël July et Perle Abbrugiati) qui est en train de se créer aux Presses Universitaires de Provence.

Les chercheurs et chercheuses intéressés voudront bien se reporter aux trois documents ci-dessous :

1- l’argumentaire

2- la bibliographie établie par Joël July

3- le programme court de la journée d’étude, suivi d’une brève présentation des contributeurs et de leur communication.

 

CALENDRIER

- 6 juillet : soumission des propositions ; elles comprendront un titre, un projet d’environ une page (1500-2000 signes), une notice bio-bibliographique et éventuellement une bibliographie.

Elles devront être adressées à Stéphane Chaudier (stephane.chaudier@wanadoo.fr) ET à Joël July (joel.july@univ-amu.fr.)

- 15 juillet : réponse du comité scientifique

- 15 septembre : envoi des articles.

Argumentaire

            On le sait désormais : le genre n’est pas autre chose que la représentation et l’instrumentalisation, à des fins sociales, de la différence biologique des sexes. À partir d’un donné naturel, les hommes « inventent », « construisent » des valeurs, des modèles, des identités, dont certains (mais pas tous ni toujours) sont vécus comme profondément aliénants. Les normes du genre apparaissent alors contraires à l’aspiration fondamentale des êtres humains à l’égalité, à la justice, mais aussi au bonheur…

            La chanson est un genre populaire : parce qu’elle est promue par le puissant faisceau des  industries du divertissement, elle vise et parvient à toucher (à atteindre et émouvoir) des millions de personnes, ce que ne fait jamais la poésie « savante » contemporaine, celle qui recueille les fruits de la légitimité symbolique mais non ceux du succès commercial. Même si les frontières sont poreuses entre ces deux « modèles », l’étude stylistique permet d’opposer une chanson fondée sur l’exploitation sereine de stéréotypes ininterrogés, jamais désignés comme tels, et une chanson qui ajoute à ces stéréotypes la conscience de leur relative inadéquation au réel, et s’ouvre ainsi à la créativité langagière.

I- Problématique

            Genre plurisémiotique, la chanson tire de cette « intermédialité » son efficacité en terme de plaisir et d’efficience communicationnelle. La notion de « performance » (Judith Butler) est commune à l’esthétique de la chanson et à la théorie des genres (pour qui l’« apparaître » homme ou femme exige un véritable travail de représentation, tour à tour épuisant et exaltant, sécurisant ou terrifiant). La chanson, performance vocale et/ou musicale et/ou scénique et/ou textuelle, reflète et prescrit tout à la fois des comportements et des discours qui ont trait au genre. Lesquels ?

Voici donc quelques-unes des questions qui retiendront notre attention. Comment la chanson représente-t-elle les rôles sociaux de l’homme et de la femme, au sein de la société, de la famille, du couple ? A l'époque du mariage pour tous, que nous dit explicitement ou implicitement la chanson sur les homosexualités ou la transexualité ? La représentation du trouble dans le genre apporte-t-elle (toujours) une sorte de « plus value » éthique et esthétique à la chanson ? Y a-t-il des chansons « indifférentes » au genre ?

II- Contextualisation et typologie

2.1 la chanson genrée par son destinataire

À l'origine, la poésie lyrique chantée à la cour est destinée aux dames. Par opposition à la poésie épique dont l'imaginaire est réputé plus masculin, elle leur offre des gages de courtoisie. A la suite, romance et sérénade sont des chansons orientées pour séduire un public féminin. On parle à l'époque moderne de chanteur de charme ou de chanteur à midinettes.

En revanche, certains genres ou thèmes traditionnels sont censés être destinés par prédilection aux hommes : chanson à boire, chanson grivoise, chants de guerre.

2.2 Permanence des archétypes sociaux

Le chanteur vedette, la « star », incarne la figure enviable de l'homme omnipotent et libre. Il a du charme ; il ose porter des paillettes, il transpire, il pousse et se casse la voix, il danse et assume l'exposition de son corps. Même s'il n'est pas l'auteur-compositeur (AC) de ses propres chansons, il veille à ce que l’image soi (ou ethos du canteur) projetée par la chanson ressemble à ce modèle de virilité. Après le rock, le rap (rap dur et rap commercial, l'« ego-trip ») a considérablement et durablement revigoré et régénéré cette image.

A la marge de ce modèle idéalisé, parfois machiste, parfois transformé (Bowie, Queen), l'interprète de « la chanson à texte » ou « chanson de qualité » se démarquera par un ethos fragile : les auteurs-compositeurs-interprètes (ACI) de la « Rive gauche », les sentimentaux de la « Nouvelle Chanson française » des années 75-80 (Jonasz, Souchon, Cabrel, Renaud), les minimalistes-réalistes-impressionnistes-lyriques de la « Nouvelle Scène française » des années 2000 (Bénabar, Cali, Delerm, Biolay). A leur physique, à leur présentation sur scène, à leur voix moins voire nullement préparée au chant, correspondra l'ethos d’un canteur doublement mis en échec, dans ses amours et/ou ses aspirations sociales.

La chanteuse réaliste du premier XXe siècle se présentera schématiquement comme une femme soumise à ses passions, voire à l'objet (viril, forcément viril…) de ses passions, facilement dominées, promptes à la déception, à l'introspection et à la souffrance. Les chanteuses à voix qui ont émergé dans les années 90, Fabian, Dion, etc. reprennent ces stéréotypes. Barbara à Juliette semblent, elles, les remettre en cause mais sont pourtant obligées de les assumer en partie.

Dans quelle mesure tous ces archétypes sont-ils confirmés ou subvertis par les productions singulières ? De quelle marge de manœuvre disposent AC et ACI des deux sexes ?

III- Méthodologie

S’ajoutant à la sémiologie des corps (voix et geste des chanteurs-chanteuses), des critères linguistiques à la fois fiables et saillants puisque hérités de la langue, comme les marques phoniques et graphiques du genre et de l’accord en genre, permettent d’apprécier si, et dans quelle mesure, une chanson respecte ou « trouble » les conventions du genre : le/la chanteur-chanteuse ont-ils le même sexe que le/la canteur-cantrice ? La chanson est-elle oui ou non polyphoniquement genrée, faisant intervenir plusieurs « voix » censées correspondre aux deux sexes, à leur point de vue ? Qu'advient-il en cas de duos ? En cas de reprise par un interprète d'un sexe différent ? Canteur et cantrice s’adressent-ils à un destinataire « génériquement » identifiable ?

Reconnaissons que tout-e chanteur / chanteuse dispose de plusieurs corps : l’évidence matérielle du corps chantant (la voix), du corps mis en scène ou dansant, ne saurait éclipser cet autre corps plus discret qu’est la langue, ce « moi peau » lui-même double, à la fois texte écrit (relativement pérenne) et performance orale (toujours singulière).

Partie intégrante d’une cantologie ouverte, pluridisciuplinaire à l’image de son objet, une stylistique « en situation » permet d’articuler le texte et les marges de poéticité qu’il s’autorise aux autres dimensions de la chanson.

Bibliographie sélective

 

AUDEGUY Stéphane et FORREST Philippe (dir.), Variétés : Littérature et chanson, Revue NRF, n° 601, GALLIMARD, 2012.

BEAUMONT-JAMES Colette, Le français chanté ou la langue enchantée des chansons, Paris, L'Harmattan, 1999.

BIZZONI Lise et PREVOST-THOMAS Cécile (dir.), LA CHANSON FRANCOPHONE ENGAGEE, Montréal, TRIPTYQUE, 2008.

BONNET Gilles (dir.), LA CHANSON POPULITTERAIRE, Paris, éd. KIME, 2013.

BRANDL Emmanuel, PREVOST-THOMAS Cécile, RAVET Hyacinthe (dir.), 25 ANS DE SOCIOLOGIE DE LA MUSIQUE EN FRANCE, tome II,  Paris, L'HARMATTAN, 2012.

BUFFARD-MORET, Brigitte, POESIE, MUSIQUE ET CHANSON, éd. ARTOIS PRESSES UNIVERSITE, 2009.

CALVET, Louis-Jean, CHANSON ET SOCIETE, Paris, PAYOT, 1981.

CALVET, Louis-Jean, LA BANDE-SON DE NOTRE HISTOIRE, Paris, ECRITURE, 2013.

CATHUS, Olivier, L’ÂME-SUEUR, LE FUNK ET LES MUSIQUES POPULAIRES DU XXe SIECLE, éd. Desclée de Brouwer, Paris, 1998.

CECCHETTO Céline (dir.), CHANSON ET INTERTEXTUALITE, Revue Eidôlon, n°94, PU de Bordeaux.

CHABOT-CANET, Céline, LEO FERRE : UNE VOIX ET UN PHRASE EMBLEMATIQUES, Paris, éd. L’HARMATTAN, 2008.

DENIOT, Joëlle, DUTHEIL PESSIN, Catherine, VRAIT, François-Xavier, DIRE LA VOIX, collectif, Paris, coll. « Univers musical », éd L'HARMATTAN, 2000.

DE SURMONT, Jean Nicolas, DE LA POESIE VOCALE A LA CHANSON, VERS UNE THEORIE DES OBJETS-CHANSONS, Lyon, ENS éditions, coll. « Signes » 2010.

DOMINIQUE A, UN BON CHANTEUR MORT, La Machine à cailloux, coll. « Carré », 2008.

DUMONT Pierre, DUMONT Renaud, Le français par la chanson, Nouvelles approches de l’enseignement de la langue et de la civilisation françaises à travers la chanson populaire contemporaine, Montréal & Paris, L’Harmattan, 1998.

DUTHEIL PESSIN Catherine, La chanson réaliste, Sociologie d’un genre, Paris, L’Harmattan, coll. "Logiques Sociales", 2004

ECLIMONT, Christian-Louis (dir.), 1000 CHANSONS FRANCAISES DE 1920 A NOS JOURS, Paris, FLAMMARION, 2012.

FONTANA Céline, LA CHANSON FRANCAISE (histoire, interprètes, auteurs, compositeurs), Paris, HACHETTE, 2007.

GRIMBERT, Philippe, PSYCHANALYSE DE LA CHANSON, Paris, Les Belles Lettres, éd. ARCHIMBAUD, 1996.

GRIMBERT, Philippe, CHANTONS SOUS LA PSY, Paris, éd. HACHETTE LITTÉRATURES, 2002.

GULLER Angèle, Le Neuvième Art. La Chanson française contemporaine, Bruxelles, Nouvelles éditions Vokaer, 1979.

HIRSCHI, Stéphane (dir.), LA CHANSON EN LUMIÈRE, « Cantologie », n° 21, Presses Universitaires de Valenciennes, 1997.

HIRSCHI, Stéphane, CHANSON, L’ART DE FIXER L’AIR DU TEMPS, « Cantologie », PRESSES UNIVERSITAIRES de VALENCIENNES, 2008.

GIROUX Robert (dir.), (JULIEN Jacques, « Quand la chanson parle d'elle-même »), EN AVANT LA CHANSON, Montréal, Triptyque, 1993.

JULY, Joël, ESTHETIQUE DE LA CHANSON FRANCAISE CONTEMPORAINE, Paris, coll. « Univers musical », L’HARMATTAN, 2007.

LEBRUN Barbara (dir.), CORPS DE CHANTEUR. Présence et performance dans la chanson française et francophone, Paris, L'HARMATTAN, 2012.

MILCENT LAWSON Sophie, LECOLLE Michelle, RAIMOND Michel, Liste et effet de liste, Paris, Classiques GARNIER, n° 59, 2013.

RUDENT Catherine, (dir.) L’analyse des musiques populaires modernes : chanson, rock, rap, Musurgia, Analyses et pratiques musicales, vol. V, n°2, 1998.

SPYROPOULOU LECLANCHE Maria, Le refrain dans la chanson française, de Bruant à Renaud, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 1998, 329 p.

VENNE Stéphane, Le Frisson des chansons. Essai de définition d'une bonne chanson, des conditions nécessaires pour mieux l'écouter et des conditions utiles pour en écrire, Montréal, Stanké, 2006.

SZENDY, Peter, Tubes : la philosophie dans le juke-box, Paris, Éditions de MINUIT, 2008.

- Programme court -

 

 

9 h 30 : Catherine Rudent : Le genre dans la voix : quels repères sonores ?

 

10 h 15 : Perle Abbrugiati : L'album Rimes féminines de Juliette. Une féminité diffractée.

 

11 h 30 : Stéphane Chaudier, Joël July : Être viril dans la chanson française contemporaine (1980-2015).

 

14 h 15 : Céline Pruvost : "C'est pas une petite dame" : le féminin militant des chansons d'Anne Sylvestre.

 

15 h 00 : Giovanni Privitera : Une musique d’hommes, pour les hommes et par les hommes ? Le rap en France.

 

16 h 15 : Renaud Lagabrielle : Troubles en tous genres ? Film en chanté, genres et sexualités.

 

 

- Présentation des contributeurs et des communications -

 

Catherine Rudent

Agrégée de l’Université en 1993 et docteur en musicologie en 2000, Catherine Rudent est maître de conférence HDR en musicologie (Université Paris-Sorbonne).

 

Le genre dans la voix : quels repères sonores ?

 

La communication portera sur des artistes de chanson en français, à partir de la deuxième moitié du XXe siècle. Elle montrera comment leurs choix et styles vocaux affichent ou masquent leur appartenance de genre, et jouent avec les codes de la masculinité et de la féminité. Seront évoqués aussi bien des artistes reconnus (Gréco, Barbara, Souchon, Goldman, Bashung...) que d'autres dont l'affichage de genre dépend de repères différents, propres à la société contemporaine (M, Mademoiselle K).

Parmi les marqueurs vocaux du genre seront abordés la tessiture, l'utilisation des registres (ou plus précisément des mécanismes) et les traitements du texte chanté (prosodie, prononciation, débit, traits paralinguistiques).

 

 

Perle ABBRUGIATI

Professeur de littérature italienne à Aix Marseille Université, Responsable de l'Axe 2 du CAER consacré aux "Pratiques d'écriture".

 

L'album "Rimes féminines" de Juliette. Une féminité diffractée.

 

En tête de l'album "Rimes féminines" (1996), Juliette fait rimer, dans le morceau éponyme, les noms des femmes les plus célèbres et se met sous leur égide. Tous les types de femmes sont pris en considération. Ce procédé n'est pas seulement à l'oeuvre dans ce morceau, mais dans tout l'album, où les multiples facettes de la femme sont explorées musicalement autant que textuellement. Nous essaierons de reconstituer le spectre de la femme selon Juliette. De la femme raffinée à la clocharde, de la mère à la meurtrière, de la femme dévouée à la tenancière, de la lolita à la féminité primordiale de la Géante incarnant la Nature, Juliette sait se glisser dans de multiples personnages qui semblent les déclinaisons de LA femme, vues selon une optique très féminine. Les paroles de ces chansons sont pourtant de Pierre Philippe, un homme. Comment Juliette s'approprie-t-elle ces textes d'homme décrivant l'éternel féminin jusqu'à faire illusion sur leur écriture par une femme ? Nous réfléchirons entre autres au rôle de la musique dans ce processus.

 

Stéphane CHAUDIER

Maître de conférence HDR à l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne.

 

Joël JULY

Agrégé de Lettres modernes, enseigne la langue et la littérature françaises à la faculté d’Aix-en-Provence (AMU, Aix-Marseille Université).

 

Etre viril dans la chanson française contemporaine (1980-2015)

 

Évidemment, une antithèse axiologique suffirait à tout régler. La masculinité, ce bon objet, indexerait l'homme au paradigme de l'équilibre, entre vulnérabilité acceptée et ouverture au féminin ou à l'homosexualité ; la virilité, mauvais objet, hétéronormatif, culpabilisant pour les hommes, oppressif pour les femmes et toutes les sexualités ou identités minoritaires. Mais non ! Cela ne marche pas ainsi : car le couple viril / virilité ne renvoie pas seulement à une valeur imposée, de l'extérieur, comme un idéal avec lequel il serait "toujours déjà" impossible de coïncider, mais aussi, parfois, à une exigence intime où l'affirmation identitaire n'est pas (nécessairement) névrotique : "moi, homme, je ne suis pas (comme) une femme... Puisque je désire les femmes..."

Il y a donc (au moins) deux approches possibles de la virilité : l'une est exclusive (en ce que la virilité se vit parallèlement au monde des femmes, qu'elle met en suspens ; l'altérité se vit alors hors de la différence sexuelle) ; l'autre est intégrative : elle définit la virilité en termes oppositionnels / relationnels par rapport aux femmes. Dans le premier cas, la chanson aime à faire entendre les conseils, les paroles franches (relevant de la parrêsia chère à Foucault) qu'autorisent l'amitié virile ou la position de l'homme d'expérience s'adressant à un égal ou à un cadet. "Sommeil" de Stromae est le type même de l'interaction virile construisant un ethos masculin du dévouement à l'alter ego, même si cette solidarité affichée n'est pas exempte d'une affectivité parfois plus trouble, parce que mal assumée. 

Dans le second cas, sur lequel nous nous attarderons, la virilité, appréhendée d'un point de vue strictement hétérosexuel, est aussi évidente qu'indéfinissable ; fondée sur une pure différenciation, sur une pure négativité (ne pas être l'autre), elle est néanmoins une expérience que beaucoup d'hommes éprouvent et à laquelle ils ne sont pas prêts à renoncer : reste alors à donner un contenu au mot, à transformer (mais quelle gageure) une intuition en concept. 

En sa définition éthique, la notion de virilité se fonde sur le refus absolu (et combien légitime) d'être dominé par l'autre sexe ; mais il est évident que les femmes ont tout autant légitimité à refuser la position honteuse du dominé, et à invoquer pour ce faire la féminité, comme contrepoint à la virilité. Si la domination unilatérale n'est ni souhaitable ni même possible, reste à inventer des dominances négociables... La virilité serait la position qui permet à l'homme d'entrer dans la négociation avec sa partenaire, et d'y être crédible. Dans cette perspective, le mot virilité nous paraît préférable à masculinité, plus récent, parce qu'il implique une tradition éthique à interroger, un héritage historique à évaluer, donc à assumer.

            L'hypothèse de cette étude est que la chanson (chantée par des hommes ou par des femmes) accompagne l'hétérosexuel non intellectuel dans cette aventure : elle veut à la fois représenter la phénoménologie de la virilité hétérosexuelle (être homme en tant que "non femme" désirant les femmes), signaler des risques et des perplexités (des postures-impostures machistes, des caricatures, des interrogations) et peut-être proposer des réponses. Dont l'une serait peut-être celle-ci : et si l'homme viril était celui qui, justement parce qu'il n'est pas une femme, peut se mettre à la place d'une femme, sa partenaire, dans une position qui ne soit ni celle du fantasme (le travesti), ni celle du surplomb (le machiste), mais d'une sympathie rationnelle, c'est-à-dire conditionnelle ou contractuelle ?

 

Céline Pruvost

Agrégée d'Italien, ancienne élève de l'Ens de Lyon, ATER à l'Université d'Amiens, auteure d'une thèse intitulée La chanson d’auteur dans la société italienne des années 1960 et 1970 : une étude cantologique et interculturelle, 2013.

 

"C'est pas une petite dame" :

le féminin militant des chansons d'Anne Sylvestre.

 

Née treize ans après Georges Brassens, Anne Sylvestre a dû, dans la première phase de sa carrière, se débattre avec une étiquette qui l'horripilait mais que les journalistes persistaient à lui imposer : la "Brassens en jupon"... C'est dire à quel point les créatrices célèbres de chansons étaient rares dans sa génération (à part elle et Barbara, peu ont bénéficié d'une large reconnaissance), à quel point aussi leur pratique était au départ perçue, jugée et définie en fonction de celle des hommes. 

Anne Sylvestre est devenue sa propre productrice en 1973, à une époque où l'autoproduction était également une exception ; cela lui a coûté en visibilité, mais lui a également permis de jouir d'une véritable liberté éditoriale. Auteure, compositrice, interprète et donc productrice, son répertoire s'est développé dans deux directions : la chanson pour l'enfance (avec les Fabulettes, réservées au disque) dont le succès commercial lui a permis d'assurer la continuité de sa production de disques tous publics (souvent interprétés sur scène).

Je me concentrerai sur ce répertoire, déjà extrêmement vaste (plus de 300 chansons enregistrées entre 1959 et aujourd'hui), et plus particulièrement sur les chansons qui d'une façon ou d'une autre relèvent d'une expression d'un féminin souvent militant. Que cela passe par le choix du thème ("Non, tu n'as pas de nom", deux ans avant la légalisation de l'avortement en France ), par des portraits à valeur universelle ("Une sorcière comme les autres") ou au contraire par une focalisation sur des détails du langage qui n'en sont pas ("C'est pas une petite dame, Violette!"), la représentation du point de vue et de la réalité féminine est un souci constant. Avec légèreté (par exemple dans "le deuxième œil") ou gravité (à travers d'antiphrase avec "Juste une femme" dans son dernier album), ce regard investit aussi les choix d'énonciation (dans "Douce maison", on reconnait bien le récit d'un viol même si c'est une maison qui raconte son saccage à la première personne), que ce soit pour atténuer ou pour souligner cette dimension féministe de l'expression du féminin, fil rouge dans les cinq décennies de chansons crées par Anne Sylvestre.

 

Giovanni Privitera

Docteur en langue et culture italiennes. Auteur d’une thèse intitulée Naissance et évolutions de la chanson d’auteur italienne : de 1958 à l’orée du vingt-et-unième siècle. Chargé de cours à Sciences-Po Aix et Maître de langue à la faculté de Droit d’Aix-Marseille.

 

 

Une musique d’hommes, pour les hommes et par les hommes ?

Le rap en France.

 

 

« Ils résument le hip-hop à une façon de s’habiller / à une bande de jeunes insolents qui ne pensent qu’à briller, / des as de la gâchette déterminés à appuyer, / misogynes et violents dont le destin a vrillé… / J’ai des couplets aiguisés parce que les clichés ont la peau dure, / rappeurs et médias sont coupables de quelques belles impostures »

Flynt, Les clichés ont la peau dure, in Itinéraire bis, 2012

 

La musique rap semble être l’apanage des hommes et elle est très souvent assimilée au sexisme, à la misogynie, aux vidéoclips où pullulent et se trémoussent, en petite tenue, des femmes-objets aux galbes généreux. Doit-on pour autant croire que ces fâcheux penchants sont des critères inhérents à ce genre musical ? Le rap est-il vraiment le règne musical de la phallocratie ? N’y a-t-il pas des rappeurs prônant la parité dans leurs chansons ? Et qu’en est-il des rappeuses ? Les rappeurs hommes sont-ils les plus sexistes ? Comment interpréter la misogynie dans le rap d’une femme ?

 

Renaud LAGABRIELLE

Renaud Lagabrielle est Senior Lecturer au Département d´études romanes de l´Université de Vienne, Autriche.

 

Le film en chanté français, genre cinématographique dans lequel texte parlé et texte chanté alternent pour prendre en charge le récit de l´histoire, est étroitement lié à la question des genres sexués (au sens large). En ce qui concerne la production et la réception tout d´abord : par son association spontanée à la comédie musicale, les films en chanté sont considérés comme un genre féminin – notamment quand ils s´agit de comédies romantiques –, et par-là même un genre peu sérieux. De même, les spectateurs gays sembleraient apprécier particulièrement ces films, sensibles à l´esthétique camp caractéristique d´un certain nombre d´entre eux. La question du genre sexué se pose également au niveau des contenus des films d´une part et de leur mise en scène et en récit d´autre part. Il s´agira donc de se demander dans quelle mesure les films du corpus reposent sur des discours et des représentations hétérocentrés et hétérosexistes des genres, des sexes et des sexualités, les véhiculant à leur tour, ou s’ils proposent au contraire des images et des discours des/sur les différences sexuées et sexuelles qui échappent aux carcans normatifs de l´hétérosexisme. La chanson étant un des éléments syntaxiques fondamentaux du film en chanté, il sera nécessaire de réfléchir à la façon dont le choix des chansons des films ainsi que leur(s) interprétation(s) participent, ou non, d´une pensée monolithique des genres, des sexes et des sexualités. Mes réflexions se concentreront sur un corpus de six films – On va s´aimer (Ivan Calbérac 2006), Modern Love (Stéphane Kazandjian 2008), Toi, moi, les autres (Audrey Estrougo 2011), Jeanne et le garçon formidable (Olivier Ducastel et Jacques Martineau 1998), Les chansons d´amour et Les bien aimés (Christophe Honoré 2007 et 2011) – mais d´autres films seront systématiquement intégrés à l´analyse.