Questions de société

"L'université sous conditions", réponse d'Anne E. Berger à Valérie Pécresse

Publié le par Bérenger Boulay (Source : Anne E. Berger)

L'université sous conditions, par Anne E. Berger (Paris 8 / Cornell University)


    Dans une tribune de Libération en date du 27 janvier 2009 intitulée « Ce que je veux dire aux enseignants-chercheurs », Valérie Pécresse cite trois mots empruntés à Jacques Derrida (« professer, c'est s'engager »), à l'appui de ses propos. Trois mots tirés de leur contexte, et surtout pas plus de trois ! La citation, extraite de L'Université sans condition, conférence prononcée par Derrida à Stanford en 1998, et publiée en 2001 chez Galilée, est bien sûr  tronquée, évidée, détournée. L'invocation de Derrida clôt l'adresse de la ministre aux universitaires. Ce faisant, Valérie Pécresse donne le mot de Derrida pour son dernier mot à elle. La manoeuvre est plus naïve qu'habile. Mais Derrida n'est pas récupérable, pas plus aujourd'hui que de son vivant. Et s'il ne peut répondre en personne avec l'indignation froide qu'il n'aurait pas manqué de marquer et que mérite un tel abus de son nom et de sa caution, ce qu'il a dit de l'université, ce qu'il a fait pour elle et avec elle répond de lui et pour lui.


    Prenons un exemple : Derrida fut l'inspirateur et l'un des principaux fondateurs du Collège international de philosophie, lieu d'un exercice de la pensée que Derrida voulait sans condition, comme il le dit de l'université qu'il soutient et appelle de ses voeux. Pour être sans condition et par conséquent sans limites, un tel exercice de la pensée suppose d'abord le règne de la démocratie et non de l'arbitraire. S'il y a bien un président ou une présidente du Collège, il ou elle est la stricte émanation et le porte-parole de l'assemblée collégiale qui l'élit. Il ou elle engage sa responsabilité morale vis-à-vis de cette assemblée. Rien à voir avec la concentration des pouvoirs présidentiels dont l'autocrate qui gouverne la France veut imposer le modèle à ses universités. Pour être sans condition, un tel exercice suppose encore non seulement le libre accès des auditeurs aux séminaires de pensée expérimentale qui sont abrités par le Collège, pratique déjà en vigueur au Collège de France, mais aussi la possibilité pour quiconque porte un projet intellectuel fort d'animer de tels séminaires. Ainsi l'assemblée du Collège, composée de directeurs et de directrices de programme, élisait-elle parmi ses pairs et successeurs non seulement des personnalités reconnues du monde intellectuel international, mais aussi des enseignants du secondaire animés par le désir d'exercer publiquement leur intelligence, et auxquels le Collège offrait cette chance et ce droit. Leur élection leur permettait en effet d'obtenir un demi-détachement de leurs fonctions d'enseignement dans le secondaire pendant la durée de leur « mandat collégial ». Le Collège, qui ressemble à cette université sans condition dont parle Derrida, et non à l'université sous conditions que nous prépare le gouvernement, est aujourd'hui en danger. Son budget de fonctionnement, pourtant déjà insignifiant, a été fortement réduit.  Surtout, le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche a supprimé le dispositif qui permettait à un enseignant du secondaire d'obtenir un détachement. Cela veut dire que l'exercice de l'intelligence sera désormais réservé uniquement aux membres du corps « supérieur ». La mesure peut paraître mineure. [Elle ne concerne virtuellement qu'une poignée de personnes].  Mais c'est ce qu'on appelle une mesure symbolique : mineure par son champ d'application, majeure par sa signification. Ce qu'elle signifie : la restriction en droit et en fait du libre exercice des facultés d'intelligence à une infime minorité. L'exercice actif de la pensée sera réservé aux enseignants du « supérieur ».


    Que dis-je ? Parmi les enseignants du supérieur, il y aura désormais les inférieurement supérieurs, et les supérieurement supérieurs, seuls habilités à « chercher ». Je fais ici allusion à la modification du statut des enseignants-chercheurs que le gouvernement s'apprête à imposer aux universités. Elle participe de la même logique de restriction de l'intelligence et de la démocratie —l'une n'allant pas sans l'autre— que celle que je viens de décrire. Au nom de la « modulation des services », modulation  qui est évidemment nécessaire si l'on veut pouvoir à la fois, c'est-à-dire alternativement, se consacrer à la recherche, à l'enseignement et à la gestion de l'université, le gouvernement veut créer des statuts différents : certains — les moins « performants »— seront « seulement » enseignants (c'est ne pas comprendre ce que « professer » implique, au sens où Derrida emploie justement ce terme) ; d'autres seront gestionnaires,  et d'autres — les moins nombreux— pourront faire de la recherche. La modulation des services, si elle ne s'applique pas également et alternativement à tous, ne peut que renforcer les hiérarchies en multipliant les « statuts ». Or en matière d'enseignement et de recherche, « chercher » ne doit pas être une fonction réservée mais à la fois un droit et un devoir fondamentaux.


    Valérie Pécresse définit l' « autonomie » que son ministère prétend « accorder » aux universités comme « culture du résultat ». (« L'autonomie, c'est la culture du résultat » affirme-t-elle dogmatiquement). Définir l'autonomie comme « culture du résultat », c'est méconnaitre le sens des mots (l' « autonomie », par essence, ne répond qu'à sa propre loi) en conditionnant celle-ci à un « résultat » lui-même entièrement déterminé selon une logique « économiste ». Quant à son usage instrumental du mot « culture », il signale bien que la seule culture qui compte désormais, la seule que l'université « autonome » doive « cultiver », c'est la « culture du résultat ». Sous peine d'être sanctionnée en cas de mauvaise « performance », sans qu'on sache bien ce qu'il faut entendre sous ce dernier terme.


    Rien n'est plus éloigné de cette conditionnalité absolue de l' « autonomie » qui perd jusqu'à la libre disposition de son concept que l'engagement aussi passionné qu'intraitable de Derrida en faveur d' une université « qui serait ce qu'elle aurait toujours dû être ou prétendu représenter, c'est-à-dire, dès son principe, et en principe, une « chose », une « cause » autonome, inconditionnellement libre dans son institution, dans sa parole, dans son écriture, dans sa pensée » (33).  C'est pourquoi, ajoute Derrida, et c'est en quoi consiste sa « profession d'engagement », « nous devons réaffirmer, déclarer, professer sans cesse [l'idée que cet espace de type académique doit être symboliquement protégé par une sorte d'immunité absolue, comme si son dedans était inviolable…] — même si la protection de cette immunité académique (au sens où on parle aussi d'une immunité biologique, diplomatique ou parlementaire) n'est jamais pure, même si elle peut toujours développer de dangereux processus d'auto-immunité, même et surtout si elle ne doit pas nous empêcher de nous adresser au dehors de l'université — sans abstention utopique. Cette liberté ou cette immunité de l'Université, et par excellence de ses Humanités, nous devons les revendiquer en nous y engageant de toutes nos forces » (45-46).


    Il est temps de relire L'Université sans condition.


    Anne E. Berger
    Professeur de littérature française et d'études de genre
    Université Paris 8 Vincennes à Saint-Denis

    Professor of French Literature
    Department of Romance Studies
    Cornell University