Questions de société
L'université et les faux-monnayeurs : un point de vue d'Hugues Marchal

L'université et les faux-monnayeurs : un point de vue d'Hugues Marchal

Publié le par Alexandre Gefen

<!>

L'université et lesfaux-monnayeurs

Le 2 février, l'université française a commencé às'arrêter, à l'appel de tous ses syndicats et d'associations variées. Au coeurde ce mouvement d'une rare unanimité, une profonde inquiétude face aux projetsportant sur les concours de l'enseignement secondaire et le statut desenseignants-chercheurs.

Cette grogne ne manquera pas d'être présentée commeune preuve de l'immobilisme d'une institution aux résultats pourtantcatastrophiques, avec ses 50 % d'échec en première année. Immobilisme ?L'université française vient d'enchaîner trois réformes majeures – dites LMD,LRU, plan Licence – mises en oeuvre dans la confusion et l'urgence, et jamaissuivies de bilan. Incapacité ? Tout débat honnête sur l'université devraitcommencer par rappeler que le baccalauréat est délivré à plus de 80% deslycéens, quand un test récent montre que moins de 14% des élèves de secondearrivent au niveau du Brevet des Collèges de 1976[1].Ces chiffres expliquent assez pourquoi l'échec reproché à l'enseignementsupérieur traduit une faillite largement antérieure. Les étudiants collésn'échouent pas en première année : ils ont échoué trois, quatre ou huitans plus tôt, et la vraie catastrophe serait que l'université entretienne plusavant cette fiction de réussite, en délivrant à son tour des diplômes sansvaleur.

Caricaturée, l'université peine à se faire entendre,d'autant que les évolutions dont elle s'alarme sont présentées comme desdispositifs à la fois techniques et conformes au bien commun, voire auxdemandes des universitaires eux-mêmes. D'où cette tentative d'explication.

Les concours

Aujourd'hui, les candidats aux épreuves ducertificat d'aptitude au professorat de l'enseignement du second degré (capes)doivent être titulaires d'une Licence (niveau Bac + 3). Ce diplôme en poche,ils préparent le concours durant un an, au sein des universités. En cas deréussite, ils effectuent une année de stage rémunéré, durant laquelle ils seconfrontent à des classes, tout en suivant des cours complémentaires, axés surla pédagogie. Ce stage décide de leur titularisation.

La réforme proposée par le ministère annonce unrecrutement à bac + 5, au niveau Master. Les universitaires réclamaient delongue date un renforcement de la formation initiale des candidats. Ils se sontdonc réjouis de voir le gouvernement lancer un chantier qu'ils appelaient deleurs voeux. Pourquoi sont-ils si unanimes à s'y opposer ?

La réforme crée un « Masterd'enseignement » de deux ans, incluant la préparation du concours, et ellesupprime l'année de stage ultérieure : les lauréats seront aussitôtaffectés à temps plein dans le secondaire. Pour compenser cette absenced'expérience pratique, un stage réduit et non rémunéré devra prendre placedurant le Master lui-même. On enverra donc des étudiants enseigner avant toute évaluation de leur niveau.Mais il est douteux que collèges et lycées puissent accueillir tous les candidatsau concours, évidemment plus nombreux que les lauréats. Ce stage réputéobligatoire sera donc certainement rendu facultatif. Aussi le ministèrepropose-t-il de faire de la pédagogie la matière essentielle de l'oral duconcours : une épreuve toutethéorique remplacera d'anciennes épreuves disciplinaires, que la réformesupprime au moment où elle affirme vouloir consolider les compétencesfondamentales des futurs enseignants.

Contestable en général, cette transformation duCapes en master aura des conséquences désastreuses pour la recherche ensciences humaines, où les meilleurs étudiants préparent les concours d'enseignement.Typiquement, un doctorant a aujourd'hui validé un « Masterrecherche » de deux ans, durant lesquels il a appris à mener des travauxautonomes complétés par des cours et séminaires de haut niveau. Il a passé leCapes ou l'agrégation en marge de cette formation, en y consacrant une année off. Or la réforme remplace cette logique d'addition par une logique de substitution. Les étudiants qui s'engageront dans ces « Mastersd'enseignement » ne suivront pas les « Masters de recherche »actuels. On voit mal comment ils pourront, tout en préparant un concours, fairel'apprentissage d'une recherche autonome. C'est pourquoi la« masterisation du Capes » équivaut à une transformation du master enCapes. Elle fait sauter deux années cruciales d'enseignement, aujourd'huicombinables à la préparation des concours. Les futurs enseignants dusecondaire, appelés à créer leurs cours, n'auront jamais fait la preuve de leurcapacité à construire une bibliographie, digérer des lectures, enquêter par eux-mêmes.Quant aux thésards, ils pourront présenter deux profils, égalementpréoccupants. S'ils optent pour un « master d'enseignement », ils selanceront dans la recherche la plus exigeante avec une expérience préalableténue. S'ils choisissent un « master recherche », ils n'auront pas deconcours d'enseignement, alors que c'est parmi eux que seront recrutés lesfuturs professeurs du supérieur. Mais Bercy y gagne, puisque le dispositifsupprime la coûteuse année de stage qui permettait aux jeunes lauréats debénéficier d'un horaire allégé lors de leur première année de prise defonction…

La modulationde service

Un universitaire est un enseignant-chercheur :il est tenu d'assurer les deux fonctions réunies sous cette désignation. Pourcela, un nombre annuel d'heures de cours lui est imposé statutairement. Lespossibilités d'alléger cette tâche au profit de la recherche sont limitées,notamment par rapport aux pratiques des universités anglo-saxonnes, où lesenseignants bénéficient de semestres sabbatiques tous les cinq ans. Aussi legouvernement veut-il rendre plus souples les contraintes de service, enpermettant un équilibre modulable entre trois fonctions : l'enseignement,l'administration et la recherche. Désormais, un enseignant investi dans unprojet de recherche d'excellence, ou requis par des tâches administrativeslourdes, pourra donner moins de cours que son statut ne l'y oblige. Al'inverse, il pourra relâcher sa recherche, sans que ce moindre apport à lacréation de connaissances ne soit sanctionné, à condition qu'il se consacredavantage aux cours ou à l'administration. Du même coup, ce dispositifpermettra d'imposer aux universitaires qui ne satisferaient pas à leurobligation de recherche un service d'enseignement accru ou des tâches de direction(en somme, ceux qui n'assurent pas leur « moitié » chercheur seronttraités comme des enseignants à temps plein).

De nouveau, la proposition semble pleine de sens,d'autant que le ministère affirme que les membres du Conseil national desuniversités, en partie nommés et en partie élus par leurs pairs, seront chargésd'évaluer les dossiers individuels de tous les enseignants-chercheurs, pourrepérer les profils les plus méritants, de manière indépendante. Mais ceclassement national n'aura aucune valeur contraignante pour lesuniversités : les arbitrages reviendront au président et au conseild'administration de chaque établissement. Cela constitue une porte ouverte auclientélisme, et à des erreurs d'évaluation majeures, puisque la recherche d'unspécialiste sera in fine jugée pardes enseignants étrangers à sa discipline.

Davantage, le ministère propose ces modulationshoraires à budget constant. Allégerle service d'un chercheur reviendra donc defacto à alourdir celui d'un de ses collègues, qui, naturellement, ne serapas rémunéré pour ces heures nouvelles, celles-ci restant « dans sonservice ». Ne le nions pas, certains universitaires ne conduisent pas derecherche digne de ce nom. Mais sont-ils nombreux, ces anciens bûcheurs, à setransformer en endormis ? Le dispositif ministériel part du principe queméritants et tire-au-flanc sont harmonieusement répartis dans chaquedépartement, quel que soit le niveau de l'établissement. Il accuseimplicitement les enseignants-chercheurs de former une communauté de bons etmauvais élèves, et c'est aux seconds qu'il propose pourtant de confier plusd'étudiants. Surtout, au nom de la recherche, il se dote d'un dispositif quifait sauter le verrou horaire assurant aux universitaires un temps de travailspécifique pour leur recherche.

Aussi l'inquiétude ne relève-t-elle pas d'uneréaction purement corporatiste (à cet égard, il serait temps d'affirmernettement que si les universitaires actuels n'étaient pas animés par un amourplutôt désintéressé de leur travail, il y a belle lurette que cesfonctionnaires surdiplômés auraient valorisé ailleurs leur bagage). Ellemanifeste d'abord un attachement profond à la qualité de la recherche, qui nedoit pas devenir un facteur d'ajustement pour une université notoirement dépourvuede personnel administratif, et soumise à une vague de réduction de postes.

Sur ce dernier point, que contestera legouvernement, un seul exemple, qui vaut cas d'école. Le ministère annonce lacréation de 90 chaires CNRS-Enseignement supérieur. Ces nouveaux postes,cofinancés par le CNRS et les universités, doivent permettre de recruter desjeunes enseignants-chercheurs qui bénéficieront d'un allègement considérable deleurs cours, dans les premières années de leur emploi, et pourront ainsi seconsacrer pleinement à la recherche. Mais d'où vient cet argent ? Cetteannée, le CNRS renonce au concours qui permet normalement aux laboratoiresd'accueillir, en CDD, des post-docs. On a simplement déshabillé Pierre pourhabiller Paul…

L'université qui « s'arrête » n'est doncpas une université immobile. Elle cherche à dialoguer avec un gouvernement quiaffirme vouloir l'aider à grandir. Elle projette dans le temps les dispositionsproposées, et elle craint que de bonnes questions n'aient reçu de mauvaises réponses.Elle a fait valoir ses inquiétudes et ses propositions depuis des mois, sansêtre entendue. Si elle n'obtient pas satisfaction, elle aura au moins tentéd'empêcher un gâchis.

Hugues Marchal

Maître de conférences enlittérature française (Paris 3- Sorbonne nouvelle)

Membre élu (QSF) du CNU


[1] http://www.sauv.net/fx090127.php