Questions de société
L'Université américaine, un modèle ?

L'Université américaine, un modèle ?

Publié le par Sophie Rabau

Texte de Romain Huret maître de conférences à l’université Lyon-II, membre du centre d’études nord-américaines de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, publié dans Libération du 7décembre 2007

 

A l’heure des manifestations estudiantines et d’une réforme espérant donner davantage d’autonomie aux universités, les universités américaines sont souvent présentées comme un modèle à suivre, un exemple de réussite qui attire les meilleurs étudiants et enseignants en leur donnant les moyens adéquats dans un marché mondial du savoir de plus en plus compétitif. La douceur et le luxe des campus renvoient l’image de belles tours d’ivoire donnant à chacun la possibilité de s’intégrer dans la société américaine. Les étudiants français s’enthousiasment sur les remarquables possibilités offertes, qui contrastent avec la pauvreté des conditions de travail en France. Mais la beauté des campus est un trompe-l’œil : si l’université américaine attire les meilleurs talents, quelle que soit leur origine sociale, grâce à un important système de bourses, elle n’efface pas les inégalités et joue de moins en moins son rôle d’ascenseur social. C’est une université d’excellence ouverte aux plus talentueux et accessible aux plus riches. Mais qu’en est-il du plus grand nombre ?

Jusqu’aux années 70, l’investissement massif du gouvernement fédéral et des autorités locales sous une forme financière (octroi de bourses, prêts à taux faible) ou juridique (programmes de discrimination positive) a permis d’élargir la représentation sociale au sein des universités. Depuis cette date, sous la pression des milieux conservateurs, les instances politiques, au niveau fédéral et fédéré, se sont progressivement désengagées de leur responsabilité. Les universités ont été contraintes de répercuter sur les frais d’inscription le ralentissement de l’investissement public. Cette diminution s’opère à un moment où le coût moyen de formation par étudiant augmente considérablement. Entre 1976 et 1995, les frais d’inscription ont été multipliés par quatre à l’université de Californie-Los Angeles (UCLA). A cause de la raréfaction des aides, la diversité sociale du recrutement s’est étiolée. Au début des années 80, les bourses payaient 55 % des frais d’inscription des étudiants les plus pauvres ; aujourd’hui, 41 %. Le recours à l’emprunt est obligatoire pour les familles. Mais cette stratégie familiale n’est pas identique partout. Une étude conduite récemment sur les quartiers pauvres de Boston a montré que les espoirs d’intégrer l’université sont identiques à ceux des enfants des quartiers plus favorisés. Mais seulement un tiers des lycéens pauvres avaient passé l’examen Scholastic Aptitude Test (SAT), dont le résultat est indispensable pour entrer à l’université, contre 97 % des enfants issus des milieux favorisés. Les connaissances sur le système de bourses étant également relativement faibles, beaucoup de parents hésitent à envoyer leurs enfants dans des universités trop coûteuses.

Est-ce un hasard si les critiques virulentes se multiplient contre l’élitisme de l’université ? D’après les données contenues dans le Social Register, le Bottin mondain américain, 92 % des familles présentes en 1940 y sont toujours en 1990. Les écoles préparatoires (prep schools), qui facilitent la réussite à l’université, demeurent très élitistes : seulement 4 % des étudiants y accédant sont issus de la communauté afro-américaine, alors qu’ils représentent 19 % des lycéens. L’université renforce de plus en plus le capital culturel et social. Cette fonction possède un fondement institutionnel : la préférence familiale (legacy preference), la discrimination positive dont bénéficient les enfants dont les parents ont déjà été inscrits dans l’université. Dans les années 80, 40 % des enfants d’anciens élèves (alumni) à Harvard sont acceptés contre 14 % pour les autres candidats. A Princeton, Yale ou encore Stanford, les données sont équivalentes. Longtemps justifié par la logique du marché, ce constat inquiète aujourd’hui : alors que les déclarations de Bill Gates sur la corrélation entre la détention d’un diplôme d’études supérieures (master’s degree) et le niveau de réussite sociale sont acceptées par tous, le nombre d’étudiants diplômés stagne. La raison est simple : les étudiants issus des milieux défavorisés réduisent leur temps de scolarisation à deux années le plus souvent. Pour financer leurs études, ils travaillent dans la restauration rapide, notamment dans l’entreprise de grande distribution Wal-Mart. Faute de réussite suffisante aux tests SAT, ce sont souvent des petites universités (community colleges) qui les acceptent. A cause de leur niveau relativement faible, ils s’inscrivent en grande majorité pour des cours de rattrapage en anglais et en mathématiques. On estime à 60 % le nombre d’Hispaniques qui intègrent ces community colleges, dont une grande majorité n’ira pas au-delà. A l’heure où le modèle américain en matière universitaire fascine les élites françaises, il convient d’en rappeler les forces et les limites. Sa force principale ? Avoir forgé une élite scientifique qui garantit le succès économique du pays. Mais tous les indicateurs vont actuellement dans le même sens : le recrutement social tend à s’homogénéiser en raison du ralentissement de l’investissement public. Dans les 146 meilleures universités du pays, qui représentent 10 % de l’ensemble des étudiants, 74 % viennent des portions les plus riches de la société, alors que 3 % seulement sont issus des milieux défavorisés. Dans les 253 universités de rang inférieur, les pourcentages sont respectivement de 46 % et 7 %. Seules les «petites» universités accueillent de façon significative les étudiants pauvres. Si l’université américaine a gagné son pari de l’excellence, celui de la démocratisation est encore loin d’être tenu. Lors de la rentrée universitaire à Yale en 2001, le président George W. Bush faisait l’éloge des étudiants d’un niveau moyen (C students), estimant qu’ils pouvaient tout à fait devenir président des Etats-Unis !

C’est sans doute oublier un peu vite le rôle du capital social qui a conduit le cadet des fils Bush à la Maison Blanche. Une leçon à méditer à l’heure où l’enseignement supérieur français est en cours de refondation.