Questions de société

"L’imbroglio des Éspé (1), chronique d’un désastre annoncé", par Pedro Cordoba (20 mai 2013)

Publié le par Florian Pennanech

 

 « Enfin… c’est une certaine conception de la formation qui se répand de plus en plus : on forme, on forme. On forme à l’aide de communications, conférences, entassement de propos ; à propos de quoi, d’ailleurs, on pourrait de temps en temps se demander quel peut en être le résultat. »

Jacques Lacan

 Qu’y a-t-il de plus saugrenu que légiférer pour un monde chimérique, de plus cocasse que vouloir organiser un peuple qui n’existe pas ? Eh bien, c’est ce qui a lieu en ce moment même à propos des Espé, ces nouvelles « écoles du professorat » qui ouvriront leurs portes à la rentrée. L’entortillement infini des transactions, chacun essayant de tirer la couverture à soi, a ceci d’ahurissant que les uns et les autres se disputent à grands coups de bec un cheptel imaginaire. Et certes ce « vivier », comme on dit aussi, est conforme aux lubies des professionnels de la professionnalisation mais, malheureusement pour eux, il a pour principale caractéristique de ne pas correspondre au profil réel des candidats. Telles qu’elles se mettent en place tambour battant, ces Espé semblent devoir être peuplées d’ombres ou de farfadets mais pas de candidats en chair et en os. C’est ainsi que les IUFM, les rectorats et les universités (au vrai leurs présidents) confèrent et débattent, parlementent et bonimentent, négocient, trafiquent, troquent et marchandent mais font tout cela dans… le vide, à mille lieues de la réalité.

Cette situation est d’autant plus extraordinaire que ladite réalité est parfaitement connue et qu’il suffit de se reporter aux « Notes d’information » du ministère lui-même pour comprendre que l’histoire des Espé va suivre pas à pas la chronique d’un désastre annoncé. Mais les remastérisateurs de la mastérisation préfèrent se passer en boucle le disque rayé de leurs idées fixes, de leurs obsessions et de leurs manies plutôt que de regarder en face une réalité qui leur déplait : cachez ces candidats que je ne saurais voir.

Rappelons d’abord le schéma de formation tel qu’il est prévu. Une fois leur licence en poche, les candidats aux concours s’inscrivent en première année d’un master professionnel d’enseignement (dit MEEF) organisé par les Espé. Au cours de ce M1, ils préparent le concours et subissent des enseignements en didactique, en pédagogie théorique et autres fariboles déconnectées de la réalité du métier (c’est ce qu’on appelle, par antiphrase, la « professionnalisation »). S’ils sont admis au concours (et/ou ?) au master, ils passent en M2 : c’est l’année de stage avec 9 heures en responsabilité (soit 3 heures de plus qu’avant la réforme), le reste étant consacré à la didactique, la pédagogie théorique et autres fariboles déconnectées de la réalité du métier. La dispute actuelle porte sur le dosage des différents ingrédients qui doivent figurer dans la potion magique de la professionnalisation. Mais personne n’a l’air de comprendre que ce parcours linéaire, qui devrait même inclure des « modules de préprofessionnalisation » dès le début de la licence, n’existe que sur le papier.

Car les uns et les autres oublient un petit détail : ceux qui décident vraiment de la place du concours, puisque concours il y a, ce sont les candidats eux-mêmes. Et ils le font, comme tout un chacun, en fonction de leurs intérêts réels, qu’ils connaissaient mieux que personne, et non pas en fonction des caprices, des tocades ou de l’insatiable appétit de pouvoir qui ont cours dans les milieux des réformateurs, des refondateurs, des réformateurs de la réforme et des refondateurs de la refondation.

Le Ministère a récemment publié les chiffres concernant les concours 2011. Ils traduisent les choix et les décisions des candidats eux-mêmes, qui n’ont strictement rien à voir avec ce que d’autres avaient choisi et décidé pour eux. Et que nous disent en effet les données objectives sur les candidats aux concours du secondaire ?

1. Il y a d’abord le nombre de redoublants : 54,6% des candidats présents aux concours du secondaire (public) avaient déjà été candidats en 2010. Si donc on passe le concours en M1, que vont devenir les 80 ou 85% de candidats collés à la session 2014, An I de la Réforme de la Réforme ? Le ministère semble enfin s’être aperçu du problème. Dans une lettre fort récente, datée du 9 mai et adressée aux différents responsables des masters d’enseignement, Jean-Michel Jolion (du Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche) indique qu’il faudra tout faire pour « réorienter » les candidats de M1 qui échoueront à leur première tentative, la bagatelle de 80% des inscrits environ. Autrement dit, qu’il faudra essayer de les décourager de repasser le concours à grands coups de « bilans professionnels » et de « choix alternatifs ». Conscient sans doute de l’absurdité de cette recommandation, Jolion indique in fine que les Espé devront proposer « aux étudiants qui maintiennent leur projet professionnel, un cursus adapté au sein de la mention où ils ont validé la première année ». C’est que les étudiants qui se sont décidés à passer un concours ne renoncent jamais après avoir essuyé un ou deux échecs, surtout s’ils ont été une fois admissibles. Et on ne les fera pas prendre des vessies pour des lanternes : il n’y a pas dans les « autres métiers de l’éducation » dix fois plus de postes à pourvoir que dans l’enseignement en tant que tel ! Et pour comble d’incohérence, si ce bluff réussissait et que les collés renonçaient à représenter les épreuves, le ministère aurait joué contre son propre camp en réduisant de moitié les nombre de candidats (54,6% de redoublants en 2011) alors qu’il reconnaît lui-même qu’il y a pénurie ! Si au contraire, les collés « maintiennent leur projet professionnel » – au clair s’ils sont à nouveau candidats en M2 – ils constitueront de dangereux concurrents pour les M1 au sein même des Espé, ce qui augmentera d’autant les échecs en première année dans un cercle s’alimentant à l’infini, tout en créant une pagaille invraisemblable dans les maquettes de master puisqu’il faudra répéter en M2 les préparations aux concours de M1. A quoi rime un master où l’on fait du surplace deux ans de suite ? Et si cette partie consacrée à la préparation des épreuves est réduite à la portion congrue, les candidats-Espé verront leurs chances de réussite se réduire encore davantage comme peau de chagrin. On peut prévoir, sans risque aucun de se tromper, que les Espé vont être immédiatement encombrées par une majorité d’étudiants en échec à qui personne ne pourra proposer aucune alternative crédible.

2. Evidemment lié au nombre de redoublants (mais pas seulement), il y a aussi l’âge des candidats dont l’itinéraire réel ne correspond pas du tout au parcours rectiligne et tubulaire dont rêvent les réformateurs de la réforme : l’âge moyen des candidats était de 28 ans en 2011. Les vocations précoces pour le métier d’enseignant sont aujourd’hui ultra-minoritaires. C’est après avoir essayé d’autres voies et essuyé bien des échecs que beaucoup d’étudiants se résignent, faute de mieux, à passer un concours. D’autres, les meilleurs, éprouvent un véritable intérêt pour les études académiques et préfèrent les achever d’abord, ce qui implique aujourd’hui d’aller jusqu’au master-recherche, avant de songer aux débouchés professionnels. C’est comme si les responsables du ministère n’avaient pas encore compris que le LMD réduit la licence à un diplôme de premier cycle, l’équivalent d’une ancienne propé ou d’un ancien DEUG, et que les vraies études universitaires commencent en master : d’autant plus extravagant que le ministère lui-même insiste pour rendre les licences plus polyvalentes ainsi qu’il en va dans le BA américain. Aux Etats-Unis dont nous avons adopté le modèle sans avoir voulu en tirer toutes les conséquences, l’ « university » commence en MA (master) et le BA, équivalent de nos licences, est délivré par les « colleges ». Il faut bien que tout le mode se mette ceci dans la tête : dans un avenir très proche, personne ne pourra se targuer d’avoir fait des études universitaires s’il n’est pas titulaire d’un master. Ce sont en tout cas les étudiants qui auront effectué ce choix, qui auront le plus de chances au concours, surtout ceux du secondaire, au détriment, encore une fois, des malheureux étudiants inscrits en M1 professionnel dans un Espé. J’y reviens plus longuement au point suivant. En 2011, les moins de 25 ans ne représentaient plus, en tout cas, que 35% des candidats alors que les étudiants de M2 à l’heure ont 23 ans et ceux de M1, 22 ans ! C’est avec environ 25% des candidats, peut-être moins, à la fois les moins aptes et les moins bien formés car à peine sortis de la licence, que les promoteurs des Espé rêvent de monopoliser les postes ?

3. Il y a enfin la place du concours, telle qu’elle résulte des choix effectifs réalisés par les candidats et non pas des souhaits utopiques des décideurs institutionnels. Il se trouve que seulement 24,9% des lauréats étaient inscrits en M2 (dont certains sans aucune doute en master-recherche) au moment de passer les concours de 2011 – ce qui correspondait pour lors à la voie « officielle » imaginée par les cabinets de Darcos et de Châtel. Et il se trouve aussi que, face à ce petit quart de lauréats, les 68,7% restants étaient déjà titulaires d’un master complet, d’un diplôme équivalent au master (écoles d’ingénieurs par exemple) ou même d’un doctorat, la différence jusqu’à 100% incombant à la VAE pour les « troisièmes concours ». Autrement dit, les lauréats des concours 2011 les ont passés à Bac+6 minimum. Et cela dès l’An I de la précédente Réforme, avant même que l’expérience des sessions précédentes ait pu ouvrir les yeux de ceux qui sont plus lents à comprendre. Et comme personne ne pouvait être encore titulaire d’un master professionnel d’enseignement en 2011, puisque ce diplôme n’existait pas, ceux qui ont réussi le concours étaient, dans leur immense majorité, titulaires d’un master-recherche au moins – sinon déjà engagés dans un doctorat. En conséquence de quoi, la part des IUFM dans le marché de la réussite qui était de 68,7% au CAPES en 2010 a plongé à 38,2% un an plus tard. On se demande pourquoi la Cour des comptes n’a pas demandé la suppression immédiate de ces paillotes de la pédagogie, aussi budgétivores que parfaitement inutiles puisqu’elles n’arrivent même pas à fournir 40% des lauréats.

On me dira peut-être que si on peut passer le concours en M1 comme l’a prévu le gouvernement actuel, la répartition des candidats et des lauréats ne sera plus la même. Oui, bien sûr. Il y aurait, c’est évident dans cette hypothèse, beaucoup d’étudiants qui tenteraient leur chance dès que possible. Mais la question est justement celle de leurs chances au concours. Feraient-ils mieux que les étudiants de M2 d’enseignement en 2011 ? Non, bien sûr, faut-il répondre cette fois. Les places seraient forcément monopolisés, comme en 2011, par les titulaires d’un master-recherche, plus âgés, plus mûrs, plus savants (ce n’est pas un handicap quand un passe un concours) et qui, en outre, pourront consacrer une année entière à la préparation des épreuves alors que leurs malheureux concurrents devraient suer sang et eau pour réussir, en plus du concours, les examens correspondant à la première année de master (ou de la seconde selon les dernières instructions de Jean-Michel Jolion). Et ce n’est pas la « professionnalisation » totale de l’oral prévue par Peillon qui y changera quoi que ce soit, bien au contraire : les candidats déjà titulaires d’un master-recherche disposeront, bien plus que les autres, du temps nécessaire pour apprendre par cœur la doxa didactico-pédagogique qu’on leur demandera de recracher telle quelle et, plus cultivés et plus habiles dans ce genre d’exercices, ils pourront même l’enrober de tous les artifices rhétoriques susceptibles de faire passer ce psittacisme de perroquet pour le résultat d’une réflexion personnelle sur les « nouvelles exigences du métier ». A la fois plus qualifiés et de plus en plus nombreux, les titulaires d’un master disciplinaire ne feront qu’une bouchée des malheureux étudiants des Espé qui oseraient  leur disputer des places au concours. Ce qui s’annonce donc, c’est une véritable hécatombe parmi les candidats labellisés ESPE et, espérons-le, la fermeture immédiate de ces héritiers des IUFM, encore moins viables que ces derniers.

Répétons-le : les « décideurs » qui ont choisi de mettre le concours en M1 ont tout simplement oublié que les seuls à décider de la place du concours sont les candidats eux-mêmes. Et ces derniers, qui sont des acteurs rationnels comme tout un chacun, savent mieux que personne où sont leurs intérêts. Si l’on s’inscrit MEEF au sortir de la licence, on a toutes les chances d’échouer au concours et de se trouver coincé dans un master professionnel d’enseignement ne permettant pas d’enseigner. Si au contraire on s’inscrit d’abord en master disciplinaire, toutes les portes sont ouvertes y compris celles des concours d’enseignement. Le choix ne fait pas un pli. Les étudiants de licence comprendront très vite qu’il ne faut surtout pas faire un MEEF et les Espé accueilleront de moins en moins d’étudiants et de plus en plus nuls.

Toux ceux qui en ce moment bataillent pour contrôler les Espé croient-ils vraiment que les futurs professeurs vont être formés et professionnalisés dans ces nouveaux établissements ? Ne comprennent-ils pas que cette usine à gaz ne va former que des collés non-recyclables et que les vrais professeurs de demain sont ceux qui refuseront de s’inscrire en MEEF dans un Espé ? Et certes on les forcera à s’inscrire en M2 pour l’année de stage. Mais puisqu’ils seront déjà titulaires d’un master disciplinaire, obtenu deux ans avant, il faudra les dispenser de tous les enseignements propres au MEEF, c’est-à-dire consacrés à la didactique, la pédagogie théorique et autres fariboles déconnectées de la réalité du métier. Ne seront donc « professionnalisés » selon le projet des Espé que des étudiants, qui dans leur très grande majorité, n’enseigneront jamais. Quant aux autres, ceux qui exerceront effectivement le métier d’enseignant, ils échapperont à toute cette fantasmagorie.  Il est invraisemblable que personne, depuis les cabinets ministériels jusqu’aux formateurs en IUFM en passant par les recteurs et les présidents d’université, n’ait l’air de comprendre que les Espé vont déboucher sur un désastre sans précédent.

« Déni de réel », dirait un psychanalyste voyant dans cette attitude le symptôme indiscutable d’un désir pervers. « Dissoudre le peuple », dirait-on en termes plus politiques en reprenant la déclaration de Brecht lorsque le Neues Deutschland s’en prit aux manifestants qui avaient affronté les chars soviétiques à Berlin en 1953 :« J'apprends que le gouvernement estime que le peuple a trahi la confiance du régime et devra travailler dur pour regagner la confiance des autorités. A ce stade, ne serait-il plus simple de dissoudre le peuple et d'en élire un autre? » On en est là pour la formation des enseignants. Du pur Ubu. A ce stade, il ne reste plus à Vincent Peillon qu’à proclamer d’ici la prochaine rentrée de septembre la dissolution des candidats aux concours. Car ils ont trahi les attentes des experts. Et ils devront travailler dur, très dur, pour regagner la confiance des autorités en leur faisant croire qu’ils sont conformes au portrait que quelques hurluberlus en ont dressé, les yeux bandés.